La conversation des cultures. En hommage à Mohammed Arkoun

Chers Mohammed Arkoun, chers Amis.

Plutôt que de mettre en avant mes propres analyses sur ce sujet difficile et qui me semble aujourd’hui prioritaire, je voudrais évoquer un article programmatique de Paul Ricœur paru dans la revue Esprit en 1961*. Il part de ce paradoxe culturel ou civilisationnel, que nous voyons se déployer en même temps un progrès technique et rationnel de la civilisation moderne et planétaire, et un péril anthropologique pour la diversité des cultures, par une subtile destruction de ce qu’il appelle leurs « noyaux éthico-mythiques ». Et il en propose une analyse profonde et originale, sans doute en débat intime avec Claude Levi-Strauss avec lequel il est ici tout proche dans l’énoncé du problème, même s’il cherche dans une toute autre direction.

Cet article intitulé « civilisation planétaire et culture nationale », est composé de trois parties. Il commence par faire une description de la civilisation planétaire (on dirait aujourd’hui de la mondialisation) dans ses dimensions techniques, scientifiques, politiques, économiques, culturelles, et contre un certain catastrophisme qui existait déjà en son temps, il en relève les principaux bienfaits. Dans un deuxième temps, il montre donc que cette évolution est équivoque, à la fois progrès certain, et subtil péril qui menace les cultures d’une sorte de scepticisme interne qui les ronge et les défait, c’est l’inflexion majeure du texte : « En même temps qu’une promotion de l’humanité, le phénomène d’universalisation constitue une sorte de subtile destruction non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j’appellerai provisoirement, avant de m’en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j’appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l’humanité. » (HV, p.328-329). Dans la troisième partie enfin il cherche à établir les conditions qui permettent au noyau des cultures de rester créateur dans la rencontre des autres cultures. Il déploie le programme de cette dernière partie de son texte sous trois questions: 1. Qu’est ce qui constitue le noyau créateur d’une civilisation ? 2. À quelle condition cette création peut-elle se poursuivre ? 3. Comment est possible une rencontre de cultures diverses ? C’est donc dans cette troisième partie que se trouve développée l’idée qui nous intéresse.

Mais reparcourons rapidement les étapes préalables. Qu’est ce qui constitue le noyau créateur d’une civilisation ? C’est quelque chose à déchiffrer, et ce déchiffrement n’est pas aisé : « nous sommes trop vite enclins à en chercher le sens à un niveau trop rationnel ou trop réfléchi., par exemple à partir d’une littérature écrite ou d’une pensée élaborée » (HV, p.331). Or nous ne pouvons analyser ce noyau éthico-mythique qu’indirectement, il faut un véritable déchiffrage, une interprétation méthodique. Tous les phénomènes directement accessibles à la description immédiate sont comme les symptômes ou le rêve pour l’analyse. Cette étape est importante, il y a pour Ricœur un moment de distanciation, de dépaysement, nécessaire au déchiffrement méthodique de nos propres traditions, dont l’auto-compréhension immédiate peut être trompeuse. Seconde question de Ricœur : qu’est-ce qui fait la vivacité, la vitalité, la créativité d’un noyau éthico-mythique ? Justement, cette vivacité ne se découvre que sur fond de mortalité : « Nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles », écrivait déjà Paul Valéry. Un noyau civilisationnel, on peut le croire encore vivant, alors qu’il est déjà mort, comme une étoile dont on met du temps à apprendre qu’elle n’est plus. C’est quelque chose de fragile. Ricœur montre ici que cette vitalité suppose un noyau capable d’absorber les développements scientifiques, de les intégrer en profondeur. Et aussi un noyau capable d’absorber en profondeur la pluralité des cultures. Pour lui cette vitalité et cette créativité ont à voir avec l’imagination, qui est la faculté des possibles, mais aussi la faculté de se mettre à la place de l’autre, de s’imaginer autrement.

Reste la troisième question, qui est la nôtre : comment est possible une rencontre des cultures diverses, une rencontre qui ne soit pas mortelle pour tous ? Et qui rompe à la fois le vertige d’une communication universelle et totale sous l’idée d’une unité absolue de l’humanité, et celui d’une altérité totale entre des humanités qui ne se comprendraient pas entre elles. C’est ici que Ricœur rencontre le paradigme de la traduction : « L’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi un semblable (…) croire la traduction possible jusqu’à un certain point, c’est affirmer que l’étranger est un homme (…) je puis me faire autre en restant moi-même. Être homme, c’est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective » (HV, p.336).

C’est à ce point du texte que surgit une interrogation sceptique, non plus le doute sur la possibilité de comprendre l’autre, de le rencontrer, de le traduire, mais le doute inverse, c’est à dire à la fois le solipsisme, l’impuissance à sortir de soi, ou l’impuissance à avoir un soi, quand il n’y a plus que des autres : « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi » (HV, p.337). « Alors se pose la question de confiance : qu’arrive-t-il à mes valeurs quand je comprends celles des autres peuples ? » Il est magnifique de traduire, d’entrer dans l’interminable ajustement de la traduction, mais qu’est-ce qui m’arrive dans cet échange ? La question de confiance est bien la question de la confiance en soi, en sa propre existence, en ses propres capacités de recevoir et de donner. Ricœur poursuit : « la compréhension est une aventure redoutable où tous les héritages culturels risquent de sombrer dans un syncrétisme vague » (HV, p.336).

A ce point du texte, la menace principale qu’il identifie est celle du tourisme, et je trouve cela important et original. Peu de philosophes se sont intéressés à ce perpétuel déplacement sans but qui est devenu un phénomène humain majeur, à la fois par l’ampleur de ses implications économiques et par la profondeur des mutations anthropologiques qui y sont liées. Ricœur estime le tourisme planétaire comme au moins aussi dangereux que la bombe atomique. « Il n’est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à l’égard des autres civilisations (…) la découverte de la pluralité des cultures n’est jamais un exercice inoffensif ; le détachement désabusé à l’égard de notre propre passé, voire le ressentiment contre nous-mêmes qui peuvent nourrir cet exotisme révèlent assez bien la nature du danger subtil qui nous menace. Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres ; toute signification et tout but ayant disparu, il devient possible de se promener parmi les civilisations comme à travers des vestiges ou des ruines ; l’humanité entière devient une sorte de musée imaginaire : où irons-nous ce week-end? visiter les ruines d’Ankor ou faire un tour au Tivoli de Copenhague? Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique » (HV, p.330-331).

Que faire, face à cette menace, ainsi identifiée en pleine guerre froide comme étant déjà une menace majeure ? Il faut revenir courageusement à cette condition qui nous est faite, celle de la rencontre des cultures, pour en déchiffrer les conditions. Ricœur propose alors : « seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état de créativité sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à cette rencontre. Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord » (ibid.).

Il cite alors Spinoza : « C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre, d’une certaine façon qu’on ne peut pas dire, d’une façon qu’on ne peut pas inscrire dans un discours » (HV, p.337). Cette dernière remarque est intéressante, car nous trouvons ici un Ricœur d’avant le « linguistic turn » si l’on peut dire. Avant de se vouer comme il le fit à la philosophie du langage, il en montre déjà la fragilité et les limites. On ne peut pas tout traduire, confronter, expliquer, il faut accepter que l’on ne comprend pas tout, ne pas chercher à tout prix à tout traduire et expliquer, mais simplement saluer l’existence des autres cultures. C’est ici le motif même de sa philosophie du langage, que de se demander comment faire confiance à quelque chose d’aussi fragile que la parole politique, que le récit, que la promesse, que la métaphore.

Ainsi, pour saluer un autre que soi, il faut avoir un soi, avoir assumé sa propre existence, et renoncé au vœu d’un vague syncrétisme qui pourrait partout être accepté par tout le monde. « Je suis persuadé qu’un Islam qui se remet en mouvement aurait avec notre culture européenne cette proximité spécifique qu’on entre eux tous les créateurs » (ibid.). Impossible cependant que l’Europe soit elle-même une culture vivante et créatrice si elle n’a pas le désir, l’intelligence, la force imaginative de « se dépayser dans ses propres origines » — Ricœur ici reprend le mot de Heidegger. La tâche est double, car il faut redécouvrir sa propre perspective sur le monde, tout en découvrant les autres perspectives possibles : mais ces deux démarches sont indissociables et doivent être tenues ensemble. Et c’est parce qu’on est capable de critiquer, de déconstruire sa tradition, qu’on est capable de trouver en elle des ressources inédites. Tout cela, un penseur librement musulman comme Mohammed Arkoun en a fait la démonstration, qui en est aussi l’attestation.

Revenons une dernière fois à cette idée d’une consonance en absence de tout accord, d’une consonance dans la discordance ? Cette idée rapproche le noyau créateur de ce qui est dit du cœur humain dans L’homme faillible (troisième tome de La philosophie de la volonté de Ricœur, exactement contemporain de notre texte) : le cœur est un discord originaire. De la même façon le noyau n’est pas un et identique, mais comme pour l’identité narrative, il est une identité qui comprend l’altérité, une unité qui comprend la multiplicité. Dans tout noyau il y a déjà quelque chose de double, au moins, peut-être de quadruple. Le noyau éthico-narratif, le noeud justice-amour, tout ce qui est nodal chez Ricœur est au moins double, toujours déjà. En voici me semble-t-il la leçon : c’est parce que nous trouvons une multiplicité dans notre tradition elle-même, que nous pouvons entrer dans cette « vaste explication » avec les autres dont il dit que c’est « la grande tâche des générations à venir » (ibid.). C’est que chaque culture est en son fond une alliance, venue surmonter un différend qui aurait pu être mortel. Mais justement ne faut pas qu’une souche se prétende la seule, ni même qu’une alliance écrasante occulte toutes les autres, comme s’il n’y avait eu qu’un seul conflit, un seul différend qui prétendrait faire taire tous les autres. C’est la condition de la coexistence, de déchiffrer la multiplicité des différends, et ne même pas croire trop vite avoir trouvé les termes qui exprimeraient nos conflits et nos accords.

Ricœur pointe alors, sans doute à l’encontre de la problématique dominante qui est celle du marxisme, et plus généralement celle du progrès et du développement sur une ligne unique : « nous n’avons pas de philosophie de l’histoire pour résoudre les problèmes de coexistence. Si donc nous voyons le problème, nous ne sommes pas en état d’articuler la totalité humaine, qui sera le fruit de l’histoire même des hommes qui engageront ce redoutable débat » (HV., p.338). La tâche des générations à venir est de sortir du choc dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme indifférent et sceptique : « c’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique, et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues » (ibid.). Ce vœu, exprimé il y a cinquante ans, demeure le notre.

Olivier Abel

UNESCO 9 février 2010

(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)