« La question du clonage »

(relecture croisée des interventions faites sur la question, le 16 novembre 2000).
Conseil d’Églises chrétiennes – 6 juin 2001
Intervention de M. Olivier ABEL

 

Au préalable, je souhaiterais souligner que, selon moi, le fait que vous vous attaquiez à des questions de ce type est courageux. C’est aussi, je crois, une preuve de la confiance qui existe entre vous.

Vous m’avez donc demandé de relire les interventions et débats que vous avez eus sur le clonage le 16 novembre 2000 pour en faire une analyse croisée. Voici les points principaux que je relève.

Tout d’abord, dans les interventions du 16 novembre 2000, il est beaucoup question de langage. Or parler, c’est nommer, introduire des discontinuités et arrêter des catégories que l’on peut soutenir et ou discuter. C’est ce qui se passe lorsque P.Verspieren conteste la distinction embryon-préembyon, ou quand D.Beaufils affirme que tout clonage thérapeutique est au départ un clonage reproductif, ou quand J.F.Collange dit qu’il faut éviter de tout appeler personne humaine. En effet, les catégories nous permettent de découper le réel. Les interventions de novembre soulèvent donc souvent des problèmes de langage, de vocabulaire, de syntaxe. P.Verspieren dit qu’on peut chercher des compromis, mais qu’on doit parfois reconnaître certaines exigences éthiques comme prioritaires.

Il semble que ces questions de langage culminent dans la double injonction suivante : les uns reprocheraient aux autres de sacraliser l’embryon et les autres aux premiers leur reprocheraient de le chosifier, de l’instrumentaliser. Chaque posture peut dénoncer sincèrement l’hypocrisie de l’autre. Par leur excès mêmes, ces grands mots, « sacraliser » et « chosifier » permettent de dire sur quoi porte le débat et en même temps d’en désigner l’aspect imaginaire. J.F.Collange à cet égard me semble raisonnable quand il dit (p.10) qu’il faut écarter tant le fantôme de la peur que les miroirs brillants d’une vie qui serait immortelle et sans maladie. Cette sobriété qui refuse à la fois la superstition sacralisatrice et la convoitise instrumentalisatrice, si l’on peut dire, est pour Calvin fidèle à saint Paul : il n’est rien d’impur, mais tout n’est pas convenable. Il y a par exemple un usage probablement positif du clonage pour la sauvegarde des espèces menacées, et un usage négatif dans le risque d’industrialisation des élevages animaux. Mais venons-en aux principaux points discutés.

1. Le refus commun du clonage reproductif humain

Un accord solide semble exister sur ce point, même s’il est basé sur des arguments hétérogènes, et il ne faut pas sous-estimer cet accord mais peut-être le développer et l’argumenter. En effet, nos manières de soutenir l’accord sont différentes :

– chez M. Beaufils, on a affaire à un argument d’anthropologie théologique : dès la fécondation il s’agit d’un être unique, à l’image de Dieu (c’est son essence, le fond de sa réalité) et destiné à la déification.

– les arguments du professeur Collange seraient plutôt des arguments faisant référence à un risque de bouleversement de la condition humaine, sur le double versant de l’ordre des générations et de la reproduction sexuée, et de l’insubstituabilité des individus : il parle quelque part de la difficulté d’être un clone car le clone, étant en tout semblable à un autre être, aurait pour particularité de devoir toujours prouver sa différence. Or les parents feraient peser sur lui le souhait qu’il soit semblable en tout à telle ou telle personne.

– Le P. Verspieren reprend ces arguments : que serait une reproduction sans sexe, que fait-on du brouillage des générations, on pourrait déterminer autrui (agir sur lui) et on risque un imaginaire de la ressemblance comme remplacement ; « la ressemblance physique ferait que le clone serait soumis aux attentes dues à cette similitude et pourrait en devenir prisonnier ».

On va voir, ici comme plus loin, que les conclusions de cette position se rapprochent de celles de l’intervenant orthodoxe mais à partir d’arguments plus proches de ceux des protestants, c’est à dire moins directement théologiques (la dignité de l’image de Dieu est sans doute trop vague) et plus selon cette idée assez forte que personne ne peut être l’objet de la délibération (forcément un peu folle) d’un autre. Selon cette argumentation basée sur les droits de l’homme, un clone serait fondé à dire: « une partie de ma personnalité a été décidée par un tel » et à se retourner contre celui qui l’a choisi ainsi. On a là un argument que l’on pourrait dire « humaniste » mais que l’on retrouve dans les arguments de M. Collange et du P. Verspieren.

Votre opposition unanime au clonage reproductif me semble donc devoir être soulignée jusque dans sa disparité argumentative.

2. Le débat autour du clonage thérapeutique

Concernant le clonage thérapeutique, il faut garder à l’esprit que ce sont pour beaucoup des problèmes de langage, de découpage. En même temps, nous sommes des êtres parlants, vivant en société, qui ont besoin de règles, de distinctions. La justice qui consiste à vouloir traiter similairement les cas semblables suppose bien qu’on ait des mesures pour distinguer ce qui est semblable et ce qui ne l’est pas. Il me semble que le débat est bien résumé dès le début par le P. Verspieren, p. 3 :

« Des scientifiques disent : « Voyez, on est partis d’une cellule ; on a obtenu beaucoup de cellules. Il s’agit d’un simple clonage de cellules ». Mais on peut répliquer : « C’est vrai, mais vous êtes passés par le stade embryonnaire et vous avez donc utilisé des embryons humains comme matériel biologique » ».

C’est un bon résumé car on peut se mettre successivement dans les deux optiques et ainsi ne pas réduire le fossé de ton, en quelque sorte, qui existe entre les deux phrases du discours. C’est presque la différence de ton existant entre Créon et Antigone lorsque Antigone dit « Je ne pourrai jamais faire cela » et que Créon répond « Vous n’avez qu’à dire que c’est moi » : ce n’est pas sur le même niveau, on ne parle pas de la même chose.

L’argument de M. Beaufils est de dire : il faut tenir compte de la réalité plus que de la finalité. L’argument est donc théologique ou onto-théologique, la finalité étant considérée comme utilitariste. Ce qui est très fort, me semble-t-il, dans la position de M. Beaufils est de dire que, puisque l’embryon, autrement traité, pourrait devenir un être humain, cela veut dire que c’est réellement un être humain Je prends intentionnellement le mot traiter parce qu’il va être central dans la posture de M. Collange.

La posture de M. Collange est beaucoup plus hésitante tant dans le rejet que dans l’approbation: il reconnaît les perspectives et les promesses thérapeutiques qu’ouvrirait le clonage thérapeutique, qui ne lui paraît prometteur que si l’on ferme la porte résolument au clonage reproductif. L’argument central de M. Collange est de dire : l’embryon n’est pas biologiquement humain ; cela dépend de la manière dont il est traité, de ce que l’on en fait (p.10). Il n’y a pas d’essence humaine de l’embryon, c’est une réalité relationnelle. Le point de vue proprement éthique ici est de placer l’embryon entre nos mains, sans se cacher derrière le parapluie d’un statut ontologique, et d’accepter que nous soyons responsables de sa fragilité. La posture de M. Collange est donc de ne pas cacher notre responsabilité tragique derrière un statut ontologique de l’embryon, mais au contraire de l’alourdir. Le vrai frein pour lui n’est pas dans une catégorie ontologique de la réalité ou de la chose elle-même ; il est dans la manière dont nous-mêmes, nous tournant vers les êtres, nous les traitons. Son argument est du genre de celui du bon Samaritain : non pas « qui est mon prochain ? » mais « qui a été le prochain de ? », que faites-vous avec ces êtres ?

La position du P. Verspieren (p. 11) est de refuser de réduire l’embryon à un pur moyen. C’est un argument ontologique ou onto-éthique mais négatif. Il ne va pas dire : « c’est un être humain » ; il va dire d’une manière superbe : « L’humanité n’a pas le pouvoir de fixer les seuils d’humanité et donc d’exclure de l’humanité ». Puisqu’on ne sait pas ce que c’est que l’humanité, on ne peut pas y toucher. C’est pourquoi cette position finale est plutôt proche de celle de M. Beaufils mais les arguments plus proches de l’anthropologie protestante qui est aussi une anthropologie négative : parce que les humains sont à l’image de Dieu il y a en eux une part sur laquelle nous ne pouvons mettre la main ni les catégories. C’est là le paradoxe ou la force de la posture du P. Verspieren.

Un dilemme à formuler

On a affaire à un dilemme moral entre ceux qui pensent qu’il ne faut pas, qu’on ne peut pas, et ceux qui disent : on pourrait mais il va falloir mettre énormément de freins, de bifurcations, et à chaque bifurcation rouvrir le débat public. On pourrait dire aussi que d’un côté on voit les cellules souches embryonnaires comme ayant déjà par elles-mêmes la dignité humaine, parce qu’elles sont à l’image de Dieu ; et de l’autre que cela dépend de la manière dont nous avons de le traiter.

Ce dilemme, il serait utile pour tout le monde de le formuler entièrement. De même qu’il est utile de rappeler la diversité et en même temps la cohérence théologique et anthropologique des arguments qui vont à l’encontre du clonage reproductif, il est utile pour nous-mêmes et pour l’opinion publique de percevoir comment les chrétiens de ce pays sont divisés et la manière dont ils sont divisés. Car ils sont divisés sur un fond d’extrême proximité. On a vu notamment que le P. Verspieren disait : « On ne peut pas dire ce qu’est l’humanité ; c’est quelque chose qui nous est commun » ; M. Collange ne le dit pas, mais je pense qu’il pourrait le dire parce que, comme beaucoup de théologiens protestants l’ont rappelé récemment, l’anthropologie théologique est une anthropologie négative, la réouverture dans l’anthropologie d’une case vide, de quelque chose qu’on ne sait pas. Je ne sais pas si M. Beaufils pourrait se rallier à cette idée, mais en tout cas c’est une idée radicale. Je pense que D. Beaufils pourrait dire : nous sommes en chemin vers l’image de Dieu, destinés à la déification, mais nous n’y sommes pas encore : il y a donc là quelque chose qui est en creux. Et je pense que cet argument est inhabituel dans le débat public.

Cet argument, nous l’interprétons donc différemment, les uns disant que les cellules embryonnaires ont déjà par elles-mêmes une dignité humaine singulière et personnelle, et l’autre côté disant que c’est éthique, que cela dépend de notre manière de les traiter, que nous sommes responsables de la fragilité des êtres qui sont sous notre sauvegarde. Et ce débat serait utilement placé devant l’opinion publique.

Par ailleurs, si nous avions obligation de choisir, de trancher, s’il nous fallait légiférer, cela n’empêcherait que moralement, même quand on a tranché et choisi une « syntaxe », un ordre des principes, cela ne veut pas dire l’élimination de l’autre exigence pour autant ; elle reste. Ceci est important. On est parfois trop cartésiens, croyant qu’avoir choisi une chose signifie avoir abandonné l’autre réalité. Un grand moraliste anglo-saxon, Bernard Williams, a montré que le remords, le regret avaient une très grande fonction morale. Il est important de pouvoir se dire : j’ai choisi quelque chose mais en même temps je suis parfaitement conscient d’avoir laissé de côté quelque chose d’autre qui est aussi très important. Dans le choix même, il faut en quelque sorte garder l’ombre de ce qui n’a pas été choisi. Cela pondère considérablement le choix. Formuler l’accord et le désaccord me paraît donc très important, avec toute la compréhension que l’on peut avoir pour la position de l’autre, dans sa logique profonde.

Conclusion

1. Mon approbation personnelle va plutôt vers la position de Jean-François Collange, d’un point de vue plus éthique. D’abord parce qu’indépendamment de l’intrumentalisation de l’embryon, on pourrait aussi parler de l’instrumentalisation des individus par la vie. Pour pousser la caricature très loin, on peut citer l’exemple pris par Javis Thompson, un moraliste américain. Il suppose qu’un très grand violoniste est dans le coma et qu’on ne connaît qu’une seule personne susceptible de constituer un prêteur compatible : on va donc obliger ce prêteur à accepter, pendant neuf mois seulement, d’être relié au violoniste célèbre pour éviter la mort du violoniste. La question est : peut-on imposer cela à quelqu’un qui serait le seul prêteur possible ?

Ceci montre que l’argument de l’instrumentalisation est un argument à double tranchant. Et je souligne cela par rapport à l’instrumentalisation de la vie, car la vie aussi instrumentalise très tranquillement et sans cesse. Or la théologie biblique, tout au moins celle de l’alliance, de l’élection est au contraire une théologie qui va sortir les êtres un par un du cycle de la vie, entendue comme une sorte de grande machine à écraser, utiliser, essorer les individus. C’est de cette théologie que sortira la prédication de la résurrection, si centrale chez Paul, si oubliée aujourd’hui.

2. Il me semble important que la naissance ne soit pas complètement éliminée. Cette idée de la vie comme continuum, comme processus sans discontinuité est une idée ultramoderne. On peut certes dire qu’elle a aussi métaphoriquement des soubassements bibliques, dans la théologie de la bénédiction par la postérité et la filiation. Mais c’est que ces soubassements sont relus à partir de la biologie moderne. Notre rapport aux embryons est un rapport de l’intérieur d’une culture qui est la culture ultramoderne de la biologie. Or pendant des millénaires et des millénaires, il ne faut pas oublier que c’était la naissance qui était la grande discontinuité. On est en train d’effacer la naissance, or je pense que la nativité est quelque chose de tout à fait essentiel, y compris dans certains des dogmes les plus profonds du christianisme. Je parle de la nativité mais aussi, j’y reviens, de la résurrection. La résurrection n’est pas simplement la vie continue, la vie mortelle. Dès la mort, dès la naissance, il y a des discontinuités. Il ne faut donc pas laisser la vie devenir notre seule théologie.

3. Je voudrais souligner ce que disait Mgr Billé à propos de la discontinuité importante entre le droit et la morale. On a tendance en France, quand on énonce une loi qui permet quelque chose, à croire qu’on énonce du coup la légitimation et l’incontestabilité morale de ce quelque chose. Il faut dire à cet égard qu’il y a une évolution des lois. La première loi est une loi générale : ne pas tuer, ne pas faire la guerre Mais peu à peu, la loi progresse et on va chercher de plus en plus dans les coins, la brebis perdue, et nos lois sont de plus en plus faites pour les petites exceptions. Par exemple, au Conseil national du Sida, on pense à une loi pour des toxicomanes en situation de précarité absolue, parce que ceux-là aussi doivent être protégés : on va donc réaménager toute la loi pour faire droit à des gens très marginaux et très minoritaires. On pourrait dire : c’est parfaitement chrétien, il faut aller chercher la brebis perdue ! mais on peut objecter que la dépénalisation des drogues, destinée à remettre dans le circuit et à contrôler les situations d’exclusion et de précarité extrême, va faire que des enfants qui n’avaient pas de raison de courir de risques pourraient se trouver exposés à des risques accrus. En allant chercher des cas particuliers, on néglige peut-être les cas plus répandus.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas céder à cet usage qui voudrait que la loi s’égale à la morale : la loi n’est pas la morale. La grande différence, c’est que la loi est imposable à tous. En même temps la loi est transgressable, et ceci est également très important. On doit pouvoir transgresser la loi, c’est-à-dire que l’on doit pouvoir faire objection de conscience : un médecin peut transgresser la loi parce qu’il a une objection de conscience à ce qu’on lui demande de faire. Mais si la loi est transgressable, elle est imposable juridiquement. Elle n’est pas imposable techniquement, mais elle l’est juridiquement.

La morale, elle, n’est pas imposable, et donc pas transgressable non plus. Elle est résistible. Elle n’a d’autorité que celle que lui prêtent ses récepteurs. Elle est de l’ordre de l’autorité, pas du pouvoir. Ce fut longtemps la force, à mon avis, de l’Église romaine que de s’être glissée dans le geste du Sénat romain, qui n’a pas de pouvoir, mais simplement l’autorité d’approuver, de confirmer ou de désapprouver. C’est cela notre rôle, et je pense qu’il faut que nous rappelions ce rôle au préalable, en rappelant à la loi son rôle, qui n’est pas de faire elle-même la morale.

* * *
Échanges

P. Forster : J’ai le sentiment qu’il y a un paradoxe dans l’anthropologie éthique : la fragilité de l’autre qui est mise en avant semble plutôt aboutir à moins le respecter et même aller jusqu’à l’instrumentaliser, alors que l’anthropologie ontologique paraît sauver l’anthropologie éthique de ses angoisses. Comment bien articuler cette question de l’anthropologie responsable ?

M. Abel : Je ne dirais pas les choses ainsi. L’anthropologie éthique rencontre l’autre dans sa fragilité, sa singularité, etc. C’est d’ailleurs pourquoi il faut veiller à ne pas s’opposer sur des termes comme « instrumentalisation », « sacralisation », etc., ce vocabulaire pouvant fonctionner dans tous les sens et risquant de nous piéger. Mais l’objection que l’on pourrait faire à l’anthropologie éthique est la suivante : on ne peut sans cesse être dans cette situation stressante de responsabilité angoissée ; il faut une sorte de limite qui ait une apparence objective, la limite de ce qui ne dépend pas de moi mais qui est important pour moi. Le danger de chacune des éthiques, c’est d’un côté que l’on s’appuie tellement sur elle qu’il n’y ait plus aucune responsabilité, et de l’autre que l’on soit tellement responsable qu’il n’y ait plus de réalité stable, ce qui est totalement névrotique. Peut-être faut-il augmenter la dose d’angoisse de l’anthropologie ontologique ; il lui manque un peu le sens du tragique ; en même temps peut-être faut-il calmer un peu l’anthropologique éthique et faire que l’anthropologie ontologique lui serve de garde-fou parce que l’excès d’angoisse donne dans la déresponsabilisation.

Cardinal Billé : À partir de la formule « l’anthropologie éthique rencontre l’autre », je m’interroge : ou bien l’autre se caractérise par l’altérité et il y a forcément là un donné sur lequel nous n’avons pas entièrement prise ; ou bien nous avons prise par la seule décision que nous prenons de lui donner tel ou tel statut, et en ce cas pouvons-nous dire que l’autre est autre ?

M. Abel : Dire cela, c’est être situé : c’est dire que ces cellules sont quelqu’un. Je note que, dans la posture de M. Collange, cette « chose » est en même temps un autre. Il ne faut donc pas rabaisser le caractère tragique de l’alternative : il ne s’agit pas d’une catégorie limite ou intermédiaire mais c’est à la fois complètement une personne et pas du tout une personne. Ce qui est grave et de plus en plus difficile pour l’humanité, du fait de ses pouvoirs biologiques, c’est de choisir et donc de se mettre dans la posture de celui qui sait ce qu’il choisit alors que tout en choisissant il doit se dépouiller de l’illusion de croire savoir ce qu’il fait. La position de J.F. Collange a l’ambiguïté phénoménologique du regard du chirurgien : ce dernier a le sentiment d’avoir à faire à un tout petit « machin » et en même temps à beaucoup plus. Cela est entre nos mains. Qu’est-ce que cela nous fait ? Comment faisons-nous avec cela ?

P. Forster : Je voudrais poser la question du choix de l’antropologie éthique par rapport à l’anthropologie ontologique : l’entrée dans la dimension de l’anthropologie éthique s’impose-t-elle par la vie et l’expérience qu’on en a, alors que parallèlement l’anthropologie ontologique semble s’appuyer sur un pré-donné et des repères précis ? De quel ordre est le soubassement de ce choix: biblique, expérimental, autre ?

M. Abel : il ne s’agit pas de soubassements mais de modes d’argumentation. Ici les modes d’argumentation de J.F.. Collange et du P. Verspieren sont exactement au même niveau ; mais là où P. Verspieren dit : on ne saurait pas ce qu’on fait, donc ne le faisons pas, J.F.. Collange reconnaît qu’on ne sait pas ce qu’on fait mais suggère de le faire tout de même, en ressentant bien le caractère tragique de la chose et donc en y mettant toutes sortes de freins (y compris les freins soulignés par le P. Verspieren). Même si J.F. Collange a admis que le clonage brouillerait les générations, ce n’est pas là le fond de son argumentation. Certes, dans la bénédiction et la transmission généalogiques, le clonage introduirait un trouble irrémédiable, mais les protestants ayant une conception de l’élection et de la bénédiction selon lesquelles tout cela fait partie de la grâce – même si on ne peut le dire qu’après – ce trouble jeté dans les générations leur apparaît sans doute moins grave.

P. Forster : Le choix serait donc plus individualiste que communautaire, plus discontinu que continu.

M. Abel : Je crois qu’il ne faut pas dire cela. Ce n’est pas la même forme de communauté : la communauté fondée sur l’alliance n’est pas la même que celle fondée sur la génération. Dans mes cours sur l’autorité, je passe mon temps à répéter aux protestants qu’il leur faut repenser l’autorité par rapport à la génération précisément. Mais il y a une communauté protestante, et avec les révolutions puritaines il y a quasiment un communisme protestant, lié certes au droit de rompre, de dissider, et qui ressemble en ce sens davantage aux colonies des cités grecques qu’à la continuité de la fondation romaine ; ce n’est pourtant pas un individualisme (disons que l’individualisme de culture catholique diffère de l’individualisme de culture protestante).

Mgr Thomazeau : Dans la théologie de la création, où la distinction passe par le fait de nommer. Dans le débat sur le clonage, faut-il renoncer à nommer ? Au nom de la Parole reçue, comment aider à nommer, en se référant à la théologie de la création ?

M. Abel : Cette question rouvre bien le débat sur la vie. La théologie de la création peut rappeler à ceux qui seraient trop confiants dans le savoir humain que l’histoire se fait à l’ombre de la chute, c’est-à-dire à l’ombre de la transgression des séparations fondatrices. D’un autre côté, j’interprète aussi ces séparations en termes de discontinuité et il importe à un moment donné de rappeler ces discontinuités. On ne peut, bien entendu, se contenter de constater qu’on ne sait pas ce qu’on fait ; notre travail au contraire est bien celui de la parole, de nommer et ainsi d’augmenter la perception, la mémoire, la sensation. Si nous ne parlions pas, il est quantités de choses que sans la littérature, la poésie, la science, nous ne sentirions pas. Le danger est de sentir de moins en moins ce que nous faisons. Et le contrepoids à l’avancée des techniques qui nous font sentir de moins en moins ce que nous faisons est bien la parole. Cette idée se trouve tout de même dans la posture de J.F. Collange.

Et pour revenir à l’embryon, il est important de nommer, mais à quel moment nommons-nous ? Autrefois, le nom était donné à la naissance. Maintenant, on nomme l’enfant avant. On n’en est pas encore à le nommer avant la conception, bien qu’avec le clonage ou les procréations médicalement assistées on puisse imaginer le moment de naissance de l’enfant, son sexe, son nom. Cependant, se répand déjà l’usage que, dans les albums de famille, figure l’enfant photographié dans le ventre de sa maman lors d’une écographie : on en connaît déjà le sexe et on lui a déjà donné un prénom. Anthropologiquement, cette évolution me paraît très importante et très grave. Il était très important que pendant neuf mois un être fût aussi proche de nous sans qu’on en connaisse le sexe : on était dans l’attente. L’enfant si proche était en même temps non nommable, comme Dieu ; on ne pouvait s’en faire une image. Les nouvelles techniques font que l’on peut déjà mettre la main sur l’enfant. C’est pourquoi je disais que cet imaginaire de la continuité du vivant est un imaginaire ultramoderne et que la naissance est quelque chose d’important par rapport à la nomination. Ultramoderne d’ailleurs est aussi l’importance presque sacrée accordée à l’individu, fût-il encore dans les limbes. C’est une importance dont il douloureusement ensuite à faire l’expérience que pour le reste de sa vie il lui faudra bien aussi s’en défaire !

C’est pourquoi je ne crois pas que l’on puisse sérieusement dire que les perspectives un peu électives que j’ai développées soient tellement individualistes. Ce n’est pas la même communauté, là encore, selon qu’elle est fondée sur l’alliance ou la génération. C’est l’équilibre entre ces liens qui me semble manquer. Je passe mon temps actuellement à faire des cours sur l’autorité, et à répéter aux protestants : vous devez repenser l’autorité par rapport à la génération.

Mgr Jérémie : En entrant dans ce domaine, nous perdons un peu pied. Il n’est pas aisé de toucher à ce qui nous préoccupe vraiment car il y a plusieurs niveaux : celui de la recherche, que nous respectons mais qui nous échappe pour une grande part ; celui de la philosophie, de l’analyse, que nous acceptons aussi. Il est bon d’aller chercher dans ces deux domaines toute argumentation et analyse susceptible de nous éclairer, mais en relation avec ce qui nous caractérise, c’est-à-dire notre propre foi chrétienne et notre engagement. Les sources principales pour nous sont surtout la source extérieure de la Révélation – l’histoire, le vécu chrétien, le message du Christ – et l’apport personnel qui est le nôtre, dans un contexte théologique.

Bien entendu, selon notre sensibilité confessionnelle, nous ne sommes pas nécessairement en accord avec telle ou telle analyse : il faut le dire, souligner d’emblée qu’il est justifié qu’il y ait des considérations différentes ou divergentes. Mais en même temps sur ce sujet, serait-il possible de trouver un contexte d’analyse chrétienne qui ne relève pas de l’analyse personnelle mais fasse bien référence à ce qu’est vraiment l’origine de la vie, la conception théologale de la vie, le respect de la vie donnée par Dieu, au-delà des éléments purement et simplement biologiques ? Cela nous permettrait de donner tous ensemble une parole chrétienne.

M. Abel : Ce qui me frappe dans ce que vous dites est que vous fassiez appel à des symboles qui ont une si grande aura théologique et presque « civilisationnelle ». Nous n’avons jamais fini d’explorer ce trésor commun que nous réinterprétons, si possible ensemble, de génération en génération. Cela signifie sans doute que, si nous essayions d’exposer entièrement notre accord et notre désaccord, nous n’y parviendrions pas. Cela ne devrait pas nous mener à un constat d’échec mais au contraire à un constat d’émerveillement : il y a là quelque chose qui nous dépasse ; nous ne nous comprenons pas entièrement nous-mêmes et en même temps nous essayons d’interpréter la même chose. Vous avez raison : ces divergences théologiques sont elles-mêmes intéressantes non seulement théologiquement mais aussi philosophiquement et même scientifiquement. Pour moi, dire par exemple qu’il faut penser la vie à la fois comme une continuité et une discontinuité, affirmer que nous devons l’interpréter ensemble me paraît quelque chose de très fécond dans le débat public à tous égards. On est en effet tiraillés entre une sorte de conception mystique de la vie, une sorte de panthéisme qui n’est pas chrétien, et de l’autre côté une conception tellement instrumentalisée de l’homme qu’il va pouvoir se refaire lui-même, une vision gnostique qui n’est pas chrétienne non plus. Pour nous, ce n’est de fait ni l’un ni l’autre. Nos débats retrouvent de très vieux débats : c’est très passionnant, nous pouvons être émerveillés de ce que nous faisons. Il ne faut pas que dans un tel débat les uns ou les autres hésitent à peser de tout leur poids d’un côté, en étant certains que de l’autre côté la corde est bien tenue : si en effet nous sommes seuls, nous pouvons craindre de basculer dans une forme d’hérésie.

Il est vrai que, depuis le début, l’Église considère le dépôt de la vie comme une continuité, quelque chose de durable. Mais il ne faut pas penser que ce soit la seule ligne. Il y a eu des périodes très importantes où l’Église insistait au contraire sur l’émancipation des individus : la chasteté, par exemple, qui permettait de sortir les individus (notamment les femmes et les esclaves) de l’obligation de la reproduction qui était l’ordre de l’Empire romain et de l’antiquité. En même temps, l’Église a toujours insisté sur la vie en rappelant ce Dieu qui a tant aimé le monde qu’Il a envoyé son Fils pour le sauver : elle n’a jamais présenté le monde comme une réalité fichue dont il fallait se sauver.

M. de Clermont : Sur un sujet aussi difficile, pour aider nos Églises à travailler ensemble, quel programme nous donnerais-tu pour nous permettre de poursuivre ?

M. Abel : Toute une réflexion des anthropologues à l’heure actuelle tourne autour de la question suivante : y a-t-il une anthropologie qui puisse exactement dire ce qu’est l’homme, naturellement et normativement, comment il est fait ? Ou bien peut-on dire qu’il n’y a pas de nature humaine, que tout est possible, et donc qu’on peut penser refaire l’homme entièrement ? Il me semble que la position chrétienne, à partir de ce que j’appelais tout à l’heure une anthropologie négative (l’homme créé à l’image de Dieu), est très importante de ce point de vue ; mais nous ne savons pas exactement ce qu’est cette image de Dieu, nous ne sommes pas vraiment en mesure d’administrer le critère d' »humain » ou de « pas humain » comme disait le P. Verspieren. Cela veut dire qu’il y a une nature humaine mais nous ne savons pas exactement laquelle. Nous ne la connaissons pas et ne la connaîtrons sans doute qu’à la fin des temps. Nous devons donc l’interpréter de façon responsable, en sentant les limites au-delà desquelles nous devenons irresponsables. Nous devons faire ce travail d’interprétation de ce que Dieu a voulu pour l’homme, et qui répond à la question : u’est-ce qui rend l’homme et l’humanité aimables ?

Olivier Abel