« Réponse à Robert Lévy »

Dans un texte polémique, publié sur le site de Sens public à la fin du mois de mars, Robert Lévy dénonce la participation de Paul Ricœur par des conférences aux « cercles Pétain » de son camp lorsqu’il était prisonnier de guerre en Poméranie. Pour permettre à chacun de se faire une opinion juste et réfléchie, le Conseil Scientifique du Fonds Ricœur, tient à mettre à la disposition des chercheurs et les lecteurs : 1) La « note sur des paroles de prisonniers » que PR a adressé en 1994 à l’Institut d’Histoire du Temps Présent, note citée dans le texte de R.Lévy mais qui mérite d’être lue dans son texte intégral. 2) Le chapitre 8 de la récente biographie revue et augmentée de François Dosse, qui a bénéficié de la consultation des archives laissées par PR. 3) Une brève réponse d’O.Abel, président du Conseil scientifique du Fonds Ricœur.

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Le texte de Robert Lévy publié sur le site de cette revue importante qu’est Sens public, à la fin du mois de mars, met en cause ce qu’il qualifie de « passade pétainiste de Paul Ricœur », lorsqu’en 1940-1941, prisonnier de guerre en Poméranie il donnait des conférences aux « cercles Pétain » de son camp ; et il soutient que cette « passade » n’aurait pas été si provisoire que cela. Le cœur du propos consiste à accuser Ricœur d’avoir tout fait pour cacher cet épisode, et de soupçonner ses proches de continuer à « censurer » la vérité. Et l’on voit aussitôt s’aligner tous ceux qui ont des petits comptes à régler avec Ricœur.

On peut espérer qu’il ne s’agit pas d’une tentative malveillante de calomnier la mémoire d’un auteur qui, loin de se prétendre incontestable, s’interrogeait lui-même honnêtement sur cette période de sa vie comme sur le reste (voir sa mise au point d’octobre 1994, par exemple). Les archives, publications et papiers de Ricœur, témoins de cette période, sont pour la plupart encore en cartons, parce que le Fonds Ricœur n’est pas encore définitivement installé. Mais le Fonds n’a jamais cherché à censurer quoi que ce soit, et l’accès des archives est d’ores et déjà ouvert sans réserve aux chercheurs et le resteront à l’avenir. François Dosse y a eu accès pour sa biographie de Ricœur, dont les chapitres 5 à 10 ont tous un rapport plus ou moins lointain avec la question soulevée.

C’est qu’en effet il serait juste de replacer cet épisode à son échelle, face à l’importance et à l’orientation de l’ensemble des engagements et de l’œuvre de Ricœur, qui peuvent aider à lui donner sa signification. On pourrait donc inverser l’interpellation, car il est indigne qu’un épisode ainsi extrait de son contexte, et un vocabulaire également abstrait de son contexte, soient montés en accusation pour occulter (à quelles fins ?) et disqualifier une pensée et une œuvre majeure de la philosophie française, mondialement reconnue.

Si la pensée de Ricœur n’avait pas été profondément endeuillée par la guerre, l’extermination des juifs et la radicalité du mal, il y aurait lieu de s’interroger. Mais c’est justement l’une des pensées françaises qui n’a cessé de méditer ces crimes et ces malheurs, avec une inquiétude qui l’a constamment travaillé, et qui a été souvent saluée. C’est pourquoi la longue citation anti-juive de Hitler, par laquelle Robert Lévy sous-entend que Ricœur aurait été sur la même longueur d’onde, est tout bonnement ignoble.

Lorsque Ricoeur met en doute l’imputation qui lui est faite de textes apparemment rédigés en France par un officier français plutôt manipulateur, à partir de notes d’exposés (comme il le rapporte lui même dans sa « Note sur Certaines paroles de prisonniers »), nous n’avons aucune raison de ne pas le croire. Il dit lui-même à l’époque qu’il a été dupé. Libéré en 1945, il est évident qu’il n’a pas connu ces textes qu’il n’a ni rédigés ni publiés lui-même. Un seul exemple : un protestant comme Ricœur pouvait-il parler de la France comme « fille aînée de l’Eglise » ? C’est risible de le croire.

Robert Lévy reproche aux « résumés habituels » de sa vie (lesquels ?) de passer sous silence cet épisode. Mais quel intérêt l’anime, lui, quand il fait cette remarque ? Nous aimerions quant à nous que l’on fasse droit davantage à toutes sortes d’autres choses qui sont tues, et qui sont expressives de cette époque, comme l’engagement massif et durable de Ricœur à la fois dans le christianisme socialiste et dans la mouvance barthienne (le théologien allemand Karl Barth est l’organisateur de l’Eglise confessante, qui refusa d’idolâtrer Hitler et qui organisa, de l’intérieur et de l’extérieur de l’Allemagne, la résistance au nazisme). Sans ces engagements, les orientations qui précèdent la guerre et accompagnent le prisonnier ne se comprennent pas. Mais les censeurs de Ricœur n’ont visiblement pas la moindre idée de ce qu’était son protestantisme à l’époque.

Au-delà du repérage exact des dates, par ailleurs nécessaire et significatif, Robert Lévy n’a nullement conscience de l’anachronisme de son propos. Le ton anti-démocrate, mi- marxiste mi-nietzschéen, des textes de Ricœur des années 36-38 n’est pas « fasciste » ; c’est simplement le ton anti-conformiste des années 30. Paul Ricœur, orphelin de la Grande Guerre, a grandi dans le sentiment que Verdun était une atroce défaite générale des peuples et de la civilisation, que le traité de Versailles avait été humiliant et injuste et qu’il fallait sortir à tout prix de l’impérialisme de la violence. Cette orientation non-violente est tellement ancienne qu’au Collège cévenol du Chambon-sur-Lignon encore, où il enseignait dans l’immédiat après guerre, c’est cette dimension de résistance non-violente qu’il partagera avec ceux qui ont caché les enfants au péril de leur vie, et chez les Quakers qui l’introduiront ensuite aux USA au Collège d’Haverford.

Son ralliement précoce, dès 1934, au barthisme sous l’influence d’André Philipp, plus tard député socialiste chrétien du Front populaire, puis membre du gouvernement en exil du Général de Gaulle, si elle l’armait « théologiquement » contre la confusion théologico- politique que représente le nazisme, ne l’a pas empêché pas de rester longtemps en débat avec son ami sur la question du réarmement de la France, surtout vis à vis de l’Allemagne dont il sous-estimait alors terriblement la dangerosité.

Le vrai désarroi de Ricœur en 1940-1941 tient à ce pacifisme dont il eut tant de mal à sortir : « J’ai vécu l’effondrement de 40 comme une culpabilité personnelle ». Ricœur n’abrite pas son pacifisme derrière celui de Léon Blum, de Wilfred Monod, de Romain Rolland, et de tant d’autres qui pensaient que la guerre n’aurait pas lieu : il y voit une erreur et une faute personnelles. En même temps qu’un anti-violent il deviendra un penseur de l’institution, et donc de sa défense éventuelle par les armes. C’est cet équilibre paradoxal qu’il cherche à penser à partir du début des années quarante.

De la même manière, le thème si nietzschéen de la volonté, sur lequel, prisonnier encore, il rédigera la moitié de sa thèse, et ce vocabulaire du risque et de la dureté, ne sont pas des thèmes nazis : Ricœur fait même pour ses compagnons de camp une conférence pour dénoncer l’usurpation et le dévoiement nazi de la pensée de Nietzsche (voir la biographie de F.Dosse, p.86). Il reviendra ultérieurement sur cette majoration du vouloir face au droit, et sans renier ce moment nietzschéen, spinoziste ou jaspérien de sa pensée, il en mesurera la relative faiblesse démocratique pour chercher à la compléter en pensant mieux la règle, l’institution, le droit.

Il n’y a donc pas lieu d’isoler un plus ou moins bref désarroi pétainiste ou crypto- fasciste (sinon anti-sémite!) de Ricœur. Son désarroi a d’autres racines et il est plus persistant : c’est l’éboulement de son discours de protestant pacifiste et non-violent, c’est la complication progressive de son rapport à Marx, c’est l’ébranlement de son nietzschéisme. Avant d’autres, et plus que d’autres, il a éprouvé dramatiquement l’écart entre ses visées premières et ce qu’il a peu a peu mesuré comme leurs résultats involontaires. C’est d’ailleurs un de ses angles d’entrée dans le tragique.

Il y a donc ici un travail de vérité sur l’évolution de sa pensée en amont de cet épisode, qu’il faut reprendre si l’on veut comprendre les propos incriminés et ne pas les amalgamer avec des choix idéologiques qui leur sont profondément étrangers. Sa propre mise au point, faite en 1994 sous le titre « Note sur Certaines paroles de prisonniers », nous permet de cerner la façon dont lui-même abordait cette période. Il serait d’ailleurs utile un jour de reprendre tous ces textes du Ricœur d’avant-guerre afin de vérifier leur cohérence et leur force.

Reste en aval de cet épisode la question de la vérité des dates historiques, et ici le chapitre 8 de la biographie de François Dosse contribue à déterminer le moment où Ricœur sort de son indécision politique. Nous avons entre autres cette note dans son journal le 12 Juillet 1942, où il écrit : « j’ai rompu avec le cercle P. Je ne veux pas être mêlé avec une chose aussi confuse, aussi mêlée d’obscures ambitions et finalement complètement opposée à mes sentiments les plus profonds sur le gouvernement d’un pays. Je suis profondément libéral, profondément démocrate, et profondément attaché au fonctionnement paisible de la loi pour me compromettre avec des hommes de grandes aventures et de grandes ambitions personnelles. Enfin j’ai trop d’espérance ailleurs qu’à Vichy pour attendre le redressement de la France d’une complaisance à la défaite. ».

A cette date là on sent une forte convergence dans l’ensemble de son état d’esprit : il prépare avec Mikel Dufrenne leur livre sur Jaspers, il réagit ouvertement (dès 1940 d’après un témoignage que nous avons) contre les discours pétainistes dans la propagande des camps, il continue ce qui semble avoir été un projet depuis la fin des années 30 et pourquoi il a tout fait pour améliorer son allemand : la traduction de Husserl — mais les livres de ce dernier sont interdits, et c’est en le cachant sous son matelas qu’il note sa traduction, en marge de son exemplaire.

Mon propos n’est pas de défendre la mémoire de Paul Ricœur comme si nul n’avait le droit de le contester. Lui-même n’a cessé de se contester lui-même et de chercher le dialogue avec ceux qui le contestaient vraiment. Mais contester n’est pas calomnier, aboyer de loin sans mordre vraiment sur le sujet, en cherchant seulement à faire du bruit. L’honnêteté intellectuelle minimale exige, tant sur le plan historique que philosophique, que l’on prenne en considération l’ensemble des données sans lesquelles on ne comprend même pas de quoi il est question.

Olivier Abel

in Sens Public, avril 2009.