« Paul Ricœur et l’amitié »

« On voit la croissance d’un homme dans les cercles successifs de ses amis »
(Emerson, « Cercles », in Essais, Paris Houdiard 1997, p.58).

Cercles de lecture, cercle d’amitié

La pensée de Ricœur est d’abord amicale, en ce sens qu’elle est bienveillante, qu’elle n’a cessé de chercher à faire dialoguer les autres pensées, la pensée des autres, comme s’il imaginait des conversations impossibles, entre des formes de pensée presque incompatibles, entre des époques que tout éloigne.

La pensée de Ricœur est amicale ensuite en ce sens qu’elle a souvent porté sur l’amitié, sous différents thèmes mais qui toujours se portent en position seconde, intermédiaire, entre l’amour et la justice par exemple, ou bien entre le propre et le lointain, entre le je et le il.

Elle est amicale enfin en ce que Ricœur n’a cessé de se faire des amis, d’accepter et même d’aller chercher des amitiés nouvelles, avec une étonnante énergie, une incroyable générosité : en nous demandant l’amitié, il n’a cessé de nous la donner. Et depuis sa mort nous n’avons cessé de découvrir l’amplitude, la variété, la ténacité des amitiés qu’il avait su nouer.

C’est d’ailleurs pour toutes ces raisons que j’ai choisi de placer mes propos sous l’exergue de la remarque d’Emerson. C’est aussi pourquoi l’espace du Fonds Ricœur figure les cercles successifs de lecture et d’amitié par lesquels l’œuvre de Paul Ricœur s’est constituée, s’est élargie peu à peu, et a grandi comme un arbre.

Les propos sur l’amitié qui suivent doivent être pris moins comme une conférence que comme des propos pour une conversation amicale, et il faudrait que chacun tour à tour puisse y mettre son grain de sel, de la même manière que les interlocuteurs du Banquet de Platon proposent tour à tour leur interprétation de l’amour.

Dans les propos qui viennent, je voudrais commencer par formuler la question de l’amitié, la question de la force et de la fidélité des liens aujourd’hui, et je ferai pour cela le détour les réflexions d’Allan Bloom sur l’amitié, et la crise du lien dans l’humanité moderne. Je balayerai ensuite rapidement quelques figures de l’amitié philosophique en m’attardant sur celles qui ont particulièrement retenu l’attention de Ricœur. C’est alors que j’en viendrai à ce dernier, et d’abord en jetant un coup d’œil sur le thème du proche, dans sa diversité — c’est une première entrée possible dans le thème de l’amitié, notamment parce que les « proches » font le lien temporel entre la mémoire et l’histoire. Ensuite je m’attarderai sur le beau chapitre sur l’amitié par lequel Ricœur déploie son éthique, entre la visée à la vie bonne, dans des institutions justes : l’amitié est alors ce qui fait le passage entre le plan personnel et le plan institutionnel. Je conclurai par la joie du partage amical, et notamment du partage des pensées.

Le problème du lien, aujourd’hui

Quelle est la question, notre question ? Dans son livre sur L’amour et l’amitié, consacré à Platon, Shakespeare et Rousseau, le philosophe américain Allan Bloom part du constat que dans nos sociétés modernes le lien humain se défait. On pourrait discuter ce constat trop amer, trop conservateur et nostalgique, mais admettons le provisoirement comme point de départ de notre discussion. Il y a dans nos sociétés beaucoup de solitude. De Lund à Santiago ou Istanbul, de Rome à Paris, regardez tous ces jeunes gens, pleins de vie, mais le téléphone portable à la main, comme asservis à un petit boulet de virtualités !

Pourquoi cette solitude ? On pourrait dire que tout, dans notre société, nous pousse à être des individus libres, authentiques, émancipés, c’est-à-dire sans attaches, et que justement le combat pour l’émancipation n’a cessé de défaire toute fidélité. On pourrait dire aussi que nos sociétés ont développé l’art très raisonnable de tout dissocier, de tout segmenter, c’est-à-dire de ne plus avoir que des relations bien ciblées et légères, au détriment de liens multivalents, plus forts mais plus équivoques et plus difficiles à défaire.

Alain Bloom aussi s’interroge sur cette défaite des liens, et propose d’abord une interprétation plutôt anti moderne : de la Réforme aux Lumières, de Calvin et Descartes à Rousseau, on a voulu rompre et tout recommencer sur de nouvelles bases, on a cherché des refondations plutôt que de partir de ce qui était déjà là. La modernité partout cherche des solutions, plutôt que d’accepter de vivre avec la question et de partager le problème. Sur cet aspect là de l’analyse, Ricœur a de quoi répondre : justement, son tournant herméneutique est du au sentiment qu’il est vain de chercher un commencement radical, et qu’il faut partir d’un monde toujours déjà là.

Le philosophe américain suggère aussi une autre interprétation, plutôt antichrétienne : le christianisme a représenté un double effort, millénaire, à la fois en direction de la vie intime, subjective et singulière (Augustin, Kierkegaard), et en direction de la vie commune, de l’humanité anonyme et universelle (Paul, Kant). Sur ce second aspect Paul Ricœur peut se sentir visé. Comme il l’écrivait jadis, et on y reviendra : « A la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. » Le résultat c’est que l’homme moderne et post chrétien n’est jamais vraiment bien ni avec lui-même ni avec autrui : il ne supporte ni la solitude ni la compagnie !

Pour sortir de cette solitude-servitude s’ouvraient deux voies. La voie majeure, celle explorée par Rousseau, est celle de l’amour. Donnez-moi un couple amoureux, dit-il, et je vous refais une société. C’est évidemment très biblique. C’est déjà pour lui l’origine des langues, puisque la parole émue, la voix des sentiments, s’est formée au bord des fontaines par la rencontre des jeunes gens et des jeunes filles qui venaient faire boire leurs troupeaux. Mais c’est aussi pour lui le Contrat social, le pacte révolutionnaire qui lie les volontés par une promesse fondatrice, un véritable mariage des libres volontés. C’est enfin pour lui dans la nouvelle Héloïse l’occasion de penser des fêtes de voisinage où il n’y a rien à cacher, mais rien non plus à montrer, où tout est donné et partagé sans réserve : le charme de la société réside « dans cette ouverture de cœur qui met en commun tous les sentiments et toutes les pensées, et qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être se montre à tous tel qu’il est »[2]. Cette voie de l’amour nous est aujourd’hui presque inaccessible : le romantisme a conduit à trop d’échecs, et nous nous méfions de toutes ces grandes forces de rassemblement et de rapprochement, l’amour, la révolution, la religion, comme de dangereux volcans qui font à terme des terres fertiles mais dont les populations préfèrent s’écarter. En tous cas Ricœur à maintes reprises dit sa méfiance à l’égard d’un thème trop équivoque, qui confond trop facilement trop de choses différentes.

Cependant les forces de distanciation et de segmentation, la justice, l’économie, etc., ne suffisent pas à faire société. Pour Ricœur la justice est facilement détournée sur le mode utilitariste : ce n’est plus alors une finalité, mais une technique, un moyen. C’est ici que nous rencontrons la voie mineure, celle de l’amitié. L’amour voulait l’unité, l’amitié reconnaît la dualité. C’est pourquoi elle est le vrai chemin pour penser le libre lien, le lien « politique », l’alliance, le pacte électif. Nous reviendrons pour finir sur cet aspect, mais ce qui intéresse Allan Bloom, pour revenir un instant de lui, c’est de retrouver le sens de l’amitié philosophique, le sens de la philia grecque.

L’amitié philosophique

Dans son dialogue Lysis, Platon, dont on a dit que toute la philosophie n’était que des notes en bas de page de ses dialogues, examine ce que c’est que l’amitié, dont l’élément est pour lui d’abord la conversation. Platon s’intéresse à tous les décalages de la réciprocité, entre aimer et être aimé, qui fait que ce qui est dépourvu à de l’amitié pour ce dont il est dépourvu, et que nous avons de l’amitié pour ce qui nous améliore. Il observe qu’il n’y a pas de véritable amitié entre des « injustes ». Il montre que l’amitié consiste à partager les pensées, à chercher ensemble, à accepter qu’aucun des amis n’a jamais la solution définitive, le mot de la fin. J’ajouterai que c’est cela que j’ai senti sans cesse, dans toutes mes conversations avec Ricœur, cet inachèvement constitutif de l’entretien philosophique, de la conversation amicale.

Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote consacre à l’amitié, d’ailleurs comprise comme une vertu et Ricœur insiste sur ce premier étonnement, deux gros chapitres. Il reconnaît qu’il y a toutes sortes d’amitiés, mais s’intéresse à cette amitié vertueuse par laquelle chacun cherche le meilleur de l’autre, pousse l’autre à donner le meilleur de lui-même. Lorsqu’Aristote estimait que « l’amitié est le plus grand des biens », il faisait allusion au fait que dans la hiérarchie des biens, certains sont encore des moyens, et d’autres, supérieurs, recherchés pour eux-mêmes. Et si le souverain bien est autosuffisant, et si le bonheur réside dans cette autarcie, il est remarquable que pour Aristote « l’homme heureux a besoin d’amis ». Car les humains sont des animaux théoriques, qui cherchent la connaissance, et des animaux politiques, qui cherchent à vivre ensemble : dans les deux cas cela suppose d’être au moins deux.

L’amitié, comme on le voit aussi chez Cicéron[3], c’est donc cette éducation mutuelle qui se poursuit à l’âge adulte, offrant de loin en loin des points d’appui pour nous aider à viser à la vie bonne. On peut dire que l’amitié présuppose des femmes et des hommes de bien, mais on peut aussi bien dire l’inverse, que c’est l’amitié qui permet de former des femmes et des hommes de bien.

De cette philia antique, certainement un peu idéalisée par Allan Bloom contre le christianisme et la modernité, nous retiendrons finalement cette condition remarquée par Sénèque dans sa lettre à Lucilius, que l’amitié demande à pouvoir tout partager, c’est-à-dire une conversation sans entrave. J’ajouterai que nous allons dans l’amitié vers ceux qui nous offrent la conversation la plus ample, la plus complète, celle qui nous élargit — un peu comme un instrument de musique rêve d’être touché par des interprètes qui sauraient en tirer le meilleur.

Mais le sens de l’amitié philosophique ne saurait être réduit à la philosophie antique. Je vais m’attarder sur un second moment, plus proche de nous, où l’amitié fut à la fois une condition philosophique et un thème de réflexion important. Je pense d’abord à Montaigne et La Boétie. Après la mort de son ami, Montaigne réfléchit à ce qui leur est arrivé, au fait qu’on n’aurait jamais pu lui faire croire quelque chose de faux de son ami tant il le connaissait bien, par « une accointance intime, sans couture ». Aristote pensait qu’on pouvait avoir quelques amis : Montaigne estime que l’on ne peut en avoir qu’un seul. C’est là un autre des grands débats de l’amitié, et visiblement Ricœur ne partage pas le sentiment de Montaigne sur ce point. En tout cas pour ce dernier on ne choisit pas un ami pour des motifs ou des qualités qui peuvent changer. C’est juste « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Ricœur a souvent cité ce propos de Montaigne.

Je voudrais ici faire le détour d’une histoire que j’aurais aimé raconter à Ricœur, mais il est mort avant que je la connaisse et l’étudie. Peu avant Montaigne, nous avons en effet un autre bel exemple d’amitié entre Jean Calvin et Louis du Tillet. Le premier avait aidé le nouveau Recteur de la Sorbonne à rédiger son discours de rentrée, qui fait scandale. Marguerite de Navarre, la sœur de François 1er, ne suffit pas à les protéger, et Calvin s’enfuit à Angoulême où il trouve refuge chez Louis du Tillet : ils ont 24 ans tous les deux, c’est avec lui qu’il passera un hiver décisif à refaire le monde, et lorsque l’affaire des placards les obligera à quitter Paris et le Royaume, du Tillet accompagnera Calvin en exil à Strasbourg, puis à Bâle, où il rédige l’Institution de la religion chrétienne, puis à Ferrare où tous deux retrouvent Marot, puis à Venise, et sur le chemin du retour, par hasard, à Genève. Ils ont tout partagé, ils se sont compris l’un l’autre dans leurs singularités intimes. Et soudain Louis du Tillet émet un doute : et si nous nous trompions, qui sommes-nous, qui es-tu pour mettre en doute la tradition entière ? Et Calvin hésite, se pose le problème de la fausse conscience, puis se reprend et réaffirme sa confiance en lui. Cette conversation dramatique, qui les conduit à la rupture, car Calvin va rester à Genève et du Tillet rentrer en France, est en même temps pour moi un des plus beaux exemples de l’amitié.

Je tirerai de cette dernière figure deux notations. D’abord je crois que cette interrogation, cette inquiétude de la « fausse conscience », du doute intime sur ce l’on est, ce que l’on dit, ce que l’on fait[4], c’est bien « devant l’ami » qu’elle peut être portée, un peu comme cette forme de responsabilité que Ricœur pointe parmi les différents registres de la culpabilité allemande selon Jaspers, mais comme une question à mon sens bien plus troublante que celle de la culpabilité morale. Ensuite il est certain que pour Ricœur l’amitié philosophique doit soutenir l’écart des points de vue, la dissemblance, le désaccord. On connaît l’alternative jadis pointée par Platon, sur la question de savoir si le besoin d’amis est un besoin du semblable ou du dissemblable. L’amitié est-elle une affinité élective où s’assemblent et s’associent ceux qui se ressemblent ? Ou bien est-elle une complémentarité, sinon une supplémentarité ? Ricœur opterait certainement in fine pour la seconde option. Il semble bien que l’amitié suppose une certaine égalité, mais cette égalité peut être établie par le respect mutuel en dépit de grandes différences.

Dans son dernier ouvrage, Parcours de la reconnaissance, Ricœur m’avait mis comme dédicace : « pour Olivier, l’autre comme moi-même », magnifique formule d’amitié : mais justement cette amitié finale, cet reconnaissance de réciprocité, avait été conquis sur un rapport évidemment profondément asymétrique au départ. Mieux : ce qu’il cherchait, toujours, c’était moins l’approbation que la divergence bienveillante, la surprise de voir les choses autrement. Cette recherche, il l’a poussée tellement loin qu’il a pu faire dialoguer amicalement Augustin et Aristote, Kant et Hegel, et tant d’autres : c’est par cette amitié combattante qu’il a imaginé, configuré, construit ses œuvres majeures.

Ricœur et le proche

Mais venons en aux approches thématisées de l’amitié dans son œuvre. Nous trouvons d’abord plusieurs entrées possibles dans le thème du proche. Dans « Le socius et le prochain » (1954, publié dans Histoire et vérité, 1964), on voit que les prochains ne sont pas seulement une catégorie sociologique d’êtres intermédiaires entre le propre et le lointain : il y a un déplacement qui fait le rapprochement et l’éloignement : le proche est celui qui se fait proche, ou qui est subitement rendu proche par quelque événement. Il y a donc, à l’écoute de la parabole du bon samaritain, une inversion originaire, en quelque sorte, par laquelle la catégorie de prochain déplace la question même du proche, la retourne en quelque sorte : « le prochain, c’est la conduite même de se rendre présent (…) la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain : on n’a pas un prochain ; je me fais le prochain de quelqu’un » (p.114). Ainsi l’idée de prochain prend une fonction limite et critique, pour désigner ce qui est en quelque sorte absent, perdu sur les deux bords des liens humains : « Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double existence du proche et du lointain » (Histoire et vérité, Paris Seuil 2001, p.125).

On pourrait ensuite adopter dans Le Juste la lecture arendtienne du jugement réfléchissant chez Kant, dont l’universalité se fait par une communicabilité non imposable, de proche en proche, idée d’une très grande fécondité en philosophie morale et politique. L’amitié est comme les autres formes du proche un lien qui ne vient pas de l’extérieur, mais qui convertit de l’intérieur : ce n’est donc par quelque chose à quoi l’on puisse obliger. Cela, Ricoeur l’écrit dès Le volontaire et l’involontaire : « l’autre devient vraiment « toi » quand il n’est pas un motif ou un obstacle à mes décisions, mais lorsqu’il m’enfante par le foyer même de ma décision, m’inspire par le cœur de ma liberté, et par conséquent exerce sur moi une action en quelque sorte séminale, parente de l’action créatrice » (Le volontaire et l’involontaire, Paris Seuil 2009, p.54).

En allant chercher bien plus loin au long de cette idée de « rapprochement », du « rendre proche », on a dans La métaphore vive l’idée que le travail de la ressemblance opère un rapprochement d’aires sémantiques éloignées, et dont la résistance même à ce rapprochement oblige l’imagination à travailler pour voir le semblable, pour « voir comme ». C’est d’ailleurs une idée que l’on trouvait déjà dans un texte beaucoup plus ancien sur l’attention.

Il y a enfin dans La mémoire, l’histoire, l’oubli une constitution croisée de la mémoire individuelle et de la mémoire collective au travers de la mémoire des proches, car on ne se souvient pas tout seul, même s’il n’existe que des points de vue singuliers sur la mémoire collective. On pourrait dire en ce sens que la mémoire des proches est ce qui fait la passerelle entre la mémoire propre, celle qui est capable de ressouvenir, et l’histoire qui vient en tiers instituer la mémoire collective. Ce qui est constitutif, c’est que ma mémoire et mon attestation ne se célèbrent pas elles-mêmes, mais se rapportent à autrui. Les proches sont ceux à l’égard desquels je peux apporter mon témoignage, ceux qui peuvent attester de moi, ceux qui peuvent déplorer ma mort, ou dont je peux déplorer la mort — comme ils ont pu se réjouir de ma naissance ou dont je peux me réjouir qu’ils soient nés. Comme dit Ricœur, les proches sont ceux dont j’attends, même s’ils désapprouvent mes paroles ou mes actes, qu’ils m’approuvent d’exister.

L’amitié selon Ricœur

Il est temps, après tous ces détours, d’en venir au thème explicite de l’amitié selon Ricœur. C’est notamment dans la « petite éthique » composée par les trois avant-derniers chapitres de Soi-même comme un autre qu’il rencontre ce thème, comme l’un des exemples ou l’éthique ne vient pas de l’extérieur sous la forme morale d’obligations, mais où nous sommes en quelque sorte convertis de l’intérieur du désir, du foyer de notre volonté, par autrui.

Ricœur commence par observer que « dire soi n’est pas dire moi », et que le soi réflexif de l’ipséité suppose la différence entre moi et toi. « La sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, mais elle en déplie la dimension dialogale ». « Si l’on demande à quel titre le soi est déclaré digne d’estime, il faut répondre que ce n’est pas principalement au titre de ses accomplissements mais fondamentalement à celui de ses capacités (…) La question est alors de savoir si la médiation de l’autre n’est pas requise sur le trajet de la capacité à l’effectuation. La question n’est aucunement rhétorique. Sur elle, comme l’a soutenu Charles Taylor, se joue le sort de la théorie politique. Ainsi maintes philosophies du droit naturel présupposent un sujet déjà bardé de droit avant l’entrée en société. Il en résulte que la participation de ce sujet à la vie commune et par principe contingent et révocable, et que l’individu, puisqu’il faut appeler ainsi la personne dans cette hypothèse, est fondé à attendre de l’État la protection de droits constitués en dehors de lui, sans que pèsent sur lui l’obligation intrinsèque de participer aux charges liées au perfectionnement du lien social. Cette hypothèse d’un sujet de droit constitué antérieurement à tout lien sociétal, ne peut être réfuté que si on en tranche la racine. Or la racine c’est la méconnaissance du rôle médiateur de l’autre entre capacité et effectuation. C’est très exactement ce rôle médiateur qui est célébré par Aristote dans son traité de l’amitié (Ethique à Nicomaque, VIII-IX) » (Soi-même comme un autre, Paris Seuil 1990, p.212-213).

Loin donc d’une conception idéaliste présupposant de sujets déjà « bardés de droits » et de capacités, Ricœur insiste sur le rôle médiateur d’autrui pour nous rendre « capables ». L’amitié est ce qui me rend capable. Sans autrui, aucune de mes capacités ne trouverait jamais à s’exercer, jamais d’effectuation.

Le second thème que je voudrais retenir de ce très beau chapitre, c’est celui de la mutualité, qui suppose qu’il reste du deux, c’est à dire aussi de l’agon amical, une sorte confrontation heureuse qui n’est ni l’agapè chrétienne ni la lutte hégélienne. « L’idée de mutualité a en effet des exigences propres que n’éclipseront ni une genèse à partir du Même, comme chez Husserl, ni un genèse à partir de l’Autre, comme chez Lévinas » (Ibid, p.215). Ainsi l’amitié est une relation mutuelle, qui reconnaît l’infini endettement mutuel des humains, l’interminable asymétrie de nos liens, mais qui ne cesse de les corriger pour rétablir une possible réciprocité : « entre les deux extrêmes de l’assignation à responsabilité, où l’initiative procède de l’autre, et de la sympathie pour l’autre souffrant, où l’initiative procède du soi aimant, l’amitié apparaît comme un milieu où le soi et l’autre partagent à égalité le même souhait de vivre ensemble »[5]. La sollicitude déplie dans l’estime de soi la dimension « du manque qui fait que nous avons besoin d’amis ; par choc en retour de la sollicitude sur l’estime de toi, le soi s’aperçoit lui-même comme un autre parmi les autres. C’est le sens du « l’un l’autre » d’Aristote, qui rend l’amitié mutuelle. Cette aperception s’analyse en plusieurs éléments : réversibilité, insubstituabilité, similitude. (…) Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre » (Ibid.p.225-226).

La joie de la conversation

Il est temps de conclure. On a dit que l’amitié trouvait son élément dans la conversation, le fait de parler, de raconter, parfois de confesser devant l’ami ce que l’on ne dirait à personne d’autre, bref de pouvoir tout partager. Mais les vrais amis sont-ils d’abord ceux avec qui nous pouvons partager un malheur, un chagrin, ou bien ceux avec qui nous pouvons partager un bonheur, une joie ?

Les deux sont certainement vrais, mais Hannah Arendt a peut-être raison d’estimer que le plus difficile est de vraiment partager le bonheur. « On le sait, les anciens pensaient qu’une vie humaine ne peut se passer d’amis, et même qu’une vie sans amis ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue. L’idée qu’on a besoin de l’aide d’amis dans l’infortune intervenait peu dans cette opinion ; au contraire, ils pensaient plutôt qu’il ne peut y avoir de bonheur pour un humain si un ami ne le partage pas. Il y a là sans doute quelque chose de comparable à la maxime selon laquelle ce n’est que dans l’infortune qu’on reconnaît ses vrais amis, mais ceux que nous tenons pour nos vrais amis sans en être instruits par le malheur sont plutôt ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur, et sur qui nous comptons pour partager notre joie (…) Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit — la joie, pour ainsi dire, en donne le ton »[6].

C’est très particulièrement ce qui se passe dans l’amitié philosophique, le plaisir de rire ensemble. Il y a milles manières de rire, qui ont des sens différents dont certains sont détestables. La joie philosophique qui mettait Paul Ricœur en verve, c’était le pur désir de partager des idées, or des idées sont par définition des joies, des élargissement de soi vers d’autres soi, des échanges de point de vue, des déplacements dans la manière de voir le monde. Et il n’y a pas de plus grand plaisir que de communiquer son plaisir aux autres, comme le remarquait Kant (E.Kant, Critique de la faculté de juger, § 41).

Mais encore, il y a un monde commun parce que nous sommes capables de différer ensemble. En ce sens Hannah Arendt a raison de voir dans l’amitié non une affaire intime, privée, domestique, mais une affaire civique, publique, politique. C’est parce que nous le parlons, parce qu’il objet de nos discussions et de nos conversations, que notre monde devient un monde humain. Oui, nous avons besoin d’amis, et l’amitié est le plus grand des biens.

Olivier Abel

Notes :

[1] Le premier noyau de cette conférence a été donné en « éloge de l’amitié », pour une fête amicale autour de Nathalie Ricœur et Jean-Paul Nicolaï, fin-août 2013.

[2] La nouvelle Heloïse, VIème partie Lettre VIII.

[3] Cf. Lelius, de l’amitié.

[4]  Cette inquiétude traverse les « créateurs » : « en représentant le mal avec insistance, voire avec complaisance, l’artiste déchire l’image conventionnelle et hypocrite que les bien-pensants tentent de se donner d’eux-mêmes et ainsi l’artiste est toujours accusé de pervertir l’homme en abîmant l’image de l’homme ; et il est nécessaire que son rôle demeure ambigu, comme maître de véracité et comme maître de séduction (…). L’artiste (…) prend les plus grands risques, car il ne sait jamais s’il construit ou s’il détruit ; s’il ne détruit pas en croyant construire ; s’il ne construit pas en croyant détruire; s’il ne plante pas quand il faudrait arracher, s’il n’arrache pas quand il serait temps de planter. » (Histoire et vérité, op.cit.p.139 et 148).

[5] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.225.

[6] Hannah Arendt, « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24 et 34.