Jean Carbonnier – Le droit au non-droit

Ce personnage aux prétentions si minces, c’est le doyen Jean Carbonnier. Professeur de droit civil, il fut le fondateur en France de la chaire de sociologie du droit. Cela l’aida dans la contribution qu’il apporta à l’élaboration des lois, depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui encore. Il cherche à penser un droit flexible qui laisse place au non-droit, à la responsabilité de chacun, et à la vie.

A. Entretien dans son bureau, à Paris.

OA : Vous écrivez : « Ne légiférez qu’en tremblant ». Cela fait penser à la parole de l’évangile, « ne juge point »; et vous écrivez vous-même un peu plus loin « Ne jugez qu’en tremblant ».

JC : Je pense qu’en effet, on peut faire un ensemble de ces deux propos. Mon idée générale, c’est qu’il ne faut pas trop de droit. Il ne faut légiférer, il ne faut juger qu’en réfléchissant d’abord beaucoup. Nous avons trop de droit et lorsque j’entends dire (c’est une sorte de formule à répétition) qu’il y a quelque part « un vide juridique », et qu’il n’y a qu’à faire une loi pour combler ce vide, je dis: « arrêtez, réfléchissez, croyez-vous qu’il y ait vraiment un vide juridique? Ne croyez-vous pas que dans la multitude de lois que nous avons déjà, il y ait déjà une réponse à la question que vous vous posez ? » Oui, je pense que nous avons plutôt trop de droit que pas assez. Maintenant, il n’y a rien de plus facile que de dire : « Les lois sont des brodequins étroits, je voudrais bien me mettre en pantoufle! » Facile! Non, ce que je répète, c’est que la loi est un mal nécessaire, puisqu’il faut une contrainte pour faire faire aux gens ce qu’ils devraient faire spontanément. C’est donc une restriction à notre liberté naturelle. Vous me parlez d’évangile, je dirai qu’il y a sans doute un écho de Luther dans cette idée que j’ai mise dans mon article: « Toute loi en soi est un mal ». Je crois que la doctrine des deux règnes de Luther est ce qui fait le fond de cet article; et je suis profondément persuadé de la vérité évangélique de cette doctrine de Luther. Je ne sais pas si vous l’enseignez encore, mais tout de même, je crois qu’elle est profondément juste, profondément évangélique.

OA : Qu’est-ce pour vous que la doctrine des deux règnes?

JC : La doctrine des deux règnes, des deux royaumes, c’est qu’il y a le royaume du monde et le royaume de Dieu. Le droit n’appartient pas au royaume de Dieu, le droit appartient au royaume du monde et par conséquent, le droit est marqué des mêmes faiblesses, des mêmes péchés que le monde. Mais le droit est là pour empêcher le monde de se détruire. En ce sens, il y a un droit qui est nécessaire, notamment il y a un rééquilibrage à faire entre les forces économiques en présence, et ce rééquilibrage ne peut être accompli que par le droit. A un certain moment, je me suis dit qu’au fond il n’y avait qu’un droit qui soit absolument indispensable, c’est le droit du travail, le droit social au sens général du terme. Mais enfin, il y a d’autres secteurs où il faut aussi du droit. Et puis, même dans le droit du travail, il y a peut-être trop de lois. C’est une question de mesure, c’est une question de sobriété. Ce terme de sobriété, je l’emploie souvent, je crois qu’être sobre de loi, ce serait une bonne chose. On me dit: « Mais alors, s’il n’y a plus besoin de légiférer, que va devenir le Parlement? » Je réponds: « On pourrait l’employer très utilement, regardez toutes les lois qu’il faudrait abroger, il y en aurait pour un moment. » On ne m’écoute pas !

OA : Avec ce sens du caractère éphémère et révocable des lois, est-ce qu’on ne pourrait pas recréer dans le droit français un peu plus de pluralisme juridique, est-ce que ce ne serait pas nécessaire ?

JC : On a souvent parlé de pluralisme juridique; moi-même, dans des écrits de sociologie juridique, j’ai peut-être parfois fait l’éloge du pluralisme juridique qui est une doctrine de sociologie du droit. Mais souvent, ce pluralisme, on le voit comme une espèce de mélange. Je prends un vase qui contient une certaine quantité de vin, je vais mettre de l’eau dedans ou réciproquement. Je vais mélanger des liqueurs différentes et il va y avoir au sortir de l’opération quelque chose de mélangé: ce serait cela, le pluralisme, ce serait l’amalgame. Mais je pense que ce n’est pas ainsi qu’il faudrait procéder en France, et dans la mesure où il m’est arrivé de légiférer, je crois m’être inspiré de cette idée : faire qu’au résultat de la législation, il n’y ait pas une fraction de la population française qui se sente marginalisée par ce que l’on a fait. Il faut avoir égard à la diversité des réactions.

OA : Est-ce que l’Europe va niveler les différences juridiques ou est-ce qu’au contraire on va construire un système européen de pluralisme juridique. Est-ce que c’est possible?

JC : Pour répondre à votre question, il faut faire une distinction d’ordre technique. Dans le droit, il y a des parties qui sont susceptibles d’une unification, qui pourrait du reste, n’être pas limitée à l’Europe des 12, mais devenir planétaire, et beaucoup le réclameraient. C’est le cas des parties de droit telles que le droit social, on le dit à satiété, ou le droit financier, et à l’intérieur du droit civil le droit des contrats. On pourrait ainsi très bien concevoir une certaine unification, ou à tout le moins un rapprochement, des droits régissant les contrats. Mais on le voit mal pour d’autres parties du droit, particulièrement du droit civil, et on pense immanquablement au droit de la famille. La famille, ce sont les moeurs, et les moeurs sont tout de même nationales, quelquefois même régionales. Ou bien, à l’intérieur d’une même nation, elles pourraient après tout être teintées de confessionnalité: il y a des pluralismes même à l’intérieur de notre nation unifiée, la nation française. Alors sur ce terrain-là, je ne pense pas que l’Europe devrait changer beaucoup; et je suis plutôt contre l’importation, dans le droit français, d’institutions qui font florès dans d’autres pays. On nous parle toujours du modèle suédois. Mais transporter en France des lois suédoises sans transporter en même temps les moeurs des Suédois, je crois que c’est un non-sens. Il y a dans le droit, dans le droit civil de la famille, peut-être même dans certains aspects du droit pénal, des parties qui sont fortement liées aux moeurs et au terroir. Je le dis, avec beaucoup de précautions parce que je suis souvent trop imprudent dans mes dires: le permis à point en France sans la discipline germanique, on s’en est aperçu d’ailleurs, ce n’est pas une importation de droit très réussie, même s’il a fallu s’en accommoder.

OA : Vous parlez de « flexible droit », c’est le titre de l’un de vos ouvrages, qu’est-ce pour vous que ce flexible droit?

JC : C’était d’abord la constatation que le droit, malgré les allures rigides qu’il se donne, s’accommode lui-même. Et le livre auquel vous faites allusion contient des exemples de cette flexibilité. Il y avait peut-être aussi le souhait que l’on ne mette pas trop de rigueur dans la loi. Vous remarquerez que le mot rigueur est là avec un double sens. Sociologie du droit sans rigueur veut dire qu’il est souhaitable que le droit n’ait pas une rigueur excessive. Mais cela voulait dire aussi que ma sociologie n’est pas une sociologie rigoureuse; c’est une sociologie littéraire, je ne l’ai jamais caché.

OA : En tout cas, vous insistez toujours beaucoup sur la différence et l’écart qu’il y a entre le droit et la morale. N’y aurait-il pas quelque chose de particulièrement protestant là-dedans?

JC : Je ne sais pas mais la distinction de la morale et du droit, c’est un poncif. Cette différence, c’est que la règle morale n’est pas imposée par la contrainte physique au sens large du terme, une contrainte matérielle ou physique. C’est la voix simple de la conscience. Bien sûr les sociologues insisteront sur le fait que la réprobation de l’opinion publique ou du milieu, la réprobation de la société ont un effet de contrainte même dans la morale. Mais dans le droit, la contrainte est d’une autre nature. C’est une contrainte organisée, c’est une contrainte qui peut aller jusqu’à ce maximum, qui donne un sens à tout le reste: la peine de mort, le droit du glaive. C’est donc la contrainte qui distingue le droit et la morale.

OA : Il faut bien qu’il y ait quelque chose comme un sens éthique de la responsabilité. Qu’est-ce que c’est pour vous que le sens éthique de la responsabilité ?

JC : Pour nous, juristes de droit civil, c’est très clair. La responsabilité en droit civil, c’est l’obligation pour quelqu’un de réparer un dommage qui a été causé soit par sa faute (par la faute de celui qui est présumé responsable, ou que l’on veut rendre responsable), soit par une cause relevant de lui. Il y a néanmoins une différence à mes yeux entre la responsabilité en morale et la responsabilité en droit et c’est une différence qui joue en faveur du droit. Dans la confrontation de ces deux notions possibles de la responsabilité, on peut en effet voir les avantages du droit. Si vous sentez une responsabilité morale, vous n’en finirez pas de souffrir et s’il s’agit de la responsabilité morale de l’autre, vous n’en finirez pas de le faire souffrir. Tout est lié, et chacun peut se sentir responsable de tout ce qui se passe, de tous les drames de la nature, de la création. Mais le droit est intervenu justement pour cela. Il pose des limites à la responsabilité, il coupe, il établit des prescriptions extinctives. Vous savez que pour nous la prescription, c’est l’extinction d’une créance ou d’une dette par l’écoulement du temps. Le droit donne la parole au temps. A partir d’un certain moment, il faut couper. D’autre part, il ne faut pas que l’on fasse courir la responsabilité dans tous les sens, il faut couper, il faut restreindre, il faut enfermer dans un concept.

OA : Il faut mettre des limites.

JC : Oui, il faut mettre des limites, le droit met des limites.

OA : Même à la responsabilité ?

JC : Même à la responsabilité, c’est sain, c’est nécessaire à la vie humaine. S’il n’y avait que la responsabilité morale, la vie serait impossible, la vie sociale s’arrêterait, le droit met des limites.

OA : Quelle différence verriez-vous entre la morale protestante telle que vous, vous la vivez et la morale laïque, telle que vous la vivez aussi, d’ailleurs?

JC : Je ne sais pas, j’aimerais demander cela à quelqu’un qui ne serait pas protestant.

OA : Pour poser la question historiquement ou sociologiquement, en quoi le protestantisme a-t-il contribué à l’élaboration d’une morale laïque?

JC : Très certainement, en écartant l’Eglise, en écartant le prêtre, en écartant le confesseur. Même si après coup, on a cette espèce de nostalgie de la maison abandonnée qui caractérise si souvent le protestantisme des siècles qui ont suivi le 16ème. Comme lorsqu’il a inventé, ou redécouvert, que sais-je, la cure d’âme qui ressemble beaucoup à la confession. Mais du fait même que l’église avait été, je ne dis pas marginalisée -je ne serais plus dans le droit fil du protestantisme si j’avançais une pareille chose- mais tout de même mise en position secondaire, seconde, car l’essentiel n’est pas là, je pense que la différence est là, que la rupture se justifie.

OA : Calvin lui-même n’était pas du tout un théologien, mais d’abord un juriste. Cela pose un problème parce qu’on a le sentiment que les protestants ne veulent pas imposer aux autres leur morale, et pourtant Calvin a légiféré. Non seulement il a fait des études de droit , mais lui-même à Genève a légiféré.

JC : Calvin a légiféré pour une ville, une cité, une république qui pouvait être regardée par lui légitimement comme protestante. Et alors il a pu faire des ordonnances protestantes, d’esprit protestant, d’esprit calviniste, mais pour un peuple qui était plutôt disposé à les recevoir. Si un législateur protestant se trouve dans une société catholique, même si elle se croit laïque…

OA : C’est ce que vous pensez de la France?

JC : Vous avez, je pense, vu juste; oui, vous l’avez dit… il ne faudrait alors pas faire des lois protestantes pour un pays qui est sociologiquement catholique, même si son catholicisme se croit ou se veut laïcisé.

OA : Et vous essayez de peindre un Calvin qui correspondrait à votre flexible droit, un Calvin qui n’a pas du tout la rigueur ou la rigidité qu’on lui prête ordinairement. Vous pourriez un peu dépeindre ce Calvin, l’illustrer?

JC : Quand on écrit la biographie d’un homme que l’on aime, même si cet homme se situe quelques siècles en arrière, nécessairement cette sympathie que l’on éprouve pour celui qui est l’objet de la biographie, se traduit par une sorte d’attraction. Et ce Calvin vous parait un peu trop Carbonnier et pas assez Calvin, c’est ce que vous avez le droit de dire.

OA : Quelle distinction fait Calvin selon vous entre la loi au sens juridique, et la loi au sens de Moïse.

JC : Je pense qu’elle réside, sinon dans une mise à l’écart de la loi de Moïse, du moins dans un certain compartimentage de la loi de Moïse. Par la distinction tripartite bien connue qu’il propose, il opère déjà une sorte de mise à l’écart de la loi de Moïse. Elle ne peut plus avoir la prétention de tout régir.

OA : C’est quoi la distinction tripartite?

JC : C’est celle entre les lois morales, les lois cérémoniales (religieuses) et les lois judiciales, c’est à dire les lois juridiques. Celles-ci ont été faites pour le peuple hébreu qui avait des besoins et un climat qui n’étaient pas celui des sociétés occidentales. On sent ici presque de l’anthropologie avant la lettre: il relativise la loi de Moïse en la plaçant dans un contexte ethnologique et anthropologique. C’est tout de même quelque chose d’assez remarquable.

OA : Calvin, écrivez-vous quelque part, pense qu’un peuple de saints n’aurait pas besoin de lois, mais que, comme ce n’est pas le cas, les lois sont nécessaires.

JC : Luther l’avait dit, et comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est la doctrine des deux royaumes. Nous ne sommes pas dans le royaume de Dieu, on est obligé de vivre avec le péché des hommes; il y en a partout et tout irait très mal s’il n’y avait pas le droit. Mais le droit lui-même est un grand péché.

OA : Qu’est-ce que c’est que la Réforme pour vous?

JC : Historiquement, la Réforme pour moi, c’est …

OA : Pas seulement historiquement. Je veux dire pour vous personnellement, qu’est-ce qui fait l’essentiel de la Réforme ?

JC : Bien sûr les trois seuls. Je me targue d’avoir, je ne dis pas remis en honneur les trois seuls, mais tout de même beaucoup insisté sur eux. Vous savez, l’Ecriture seule, la Grâce seule, Dieu seul. Seul, seul, seul. Seul.

OA : Seul, cela veut dire séparé? Sans rien d’autre, sans ajout, sans supplément?

JC : Sans rien d’autre, sans la tradition, sans les mérites, sans les saints, la vierge.

OA : Finalement sans le visible?

JC : … et sans l’Eglise, l’Eglise au second rang.

OA : Oui, mais comment est-ce que l’on peut aujourd’hui défendre et illustrer, témoigner de la Réforme ?

JC : En étant réformé et en le disant. Et je le dis, je l’écris. Et en essayant de répandre la Réforme. On le peut.

OA : Dans notre société, quelles sont les raisons que vous donneriez pour rester ou éventuellement même pour devenir protestant?

JC : Je pense que le suicide n’est pas un idéal. Je ne vois pas pourquoi le suicide collectif serait un idéal pour une communauté. Prenons l’affaire sur un terrain rationnel. Si nous sommes vraiment persuadés que la Réforme, et le protestantisme, est la manière la plus fidèle ou la moins infidèle d’être fidèle à l’Evangile, pourquoi abandonnerions-nous cette manière fidèle pour en prendre une autre que nous croyons moins fidèle? Ou alors c’est que nous ne sommes pas convaincus. Alors qu’est-ce que nous faisons? Qu’est ce que vous enseignez?

OA : Mais quelles raisons vous donneriez alors à quelqu’un, pour le convaincre de devenir protestant?

JC : J’essayerai de lui expliquer les trois seuls, et de lui expliquer que l’Eglise qu’il voit beaucoup dans une société comme la nôtre n’est pas l’essentiel. Que s’il prend un contact direct avec l’Ecriture, il verra autre chose et comprendra que l’Eglise n’étant pas l’essentiel, il doit être des nôtres.

OA : Est-ce que vous aimeriez que la France soit toute protestante ?

JC : Je le lui souhaite. Je ne pense pas le voir mais je l’espère tout de même.

OA : Autre manière de poser la même question: pourquoi avez-vous donné comme titre à cet ouvrage « Coligny ou les sermons imaginaires », pourquoi Coligny ?

JC : Coligny, c’est un personnage qui a l’intérêt pour le public français d’évoquer tout de même une image que les manuels scolaires, l’école primaire, au moins jusqu’à une certaine époque, a répandu largement.

OA : Mettons qu’aujourd’hui plus personne ne connaisse Coligny, qui était-il comme personnage?

JC : Notez qu’il a sa rue à Paris, la rue de l’amiral Coligny. Le protestantisme n’a pas tellement de vitrines à Paris, il a au moins la statue de Coligny, rue de Rivoli, ce n’est déjà pas si mal! L’amiral Coligny, qui n’était pas plus amiral que vous et moi, mais c’était un titre d’honneur qu’on donnait, était un personnage de la vieille noblesse. Il est important de le retenir: c’est un protestant de premier mouvement. Ce n’est pas un protestant parce que ses parents étaient protestants. Il est devenu protestant. Il y avait déjà une génération de protestants avant lui. Mais lui il est devenu protestant par conversion personnelle en lisant la Bible. Il avait une charge politique importante, à la cour (où se faisait la politique, cela continue d’ailleurs encore un peu), dans l’entourage immédiat du souverain, de la reine régente, de Catherine de Médicis.

OA : Pourquoi avoir choisi Coligny ?

JC : Parce qu’il représente un français investi de responsabilités très importantes, qui ne sont pas de celles qui courent les rues. Il a un rôle politique, par conséquent il a la charge de l’ensemble français. Et en même temps, les manuels d’histoire ne manquaient pas de le souligner à l’époque, il est le chef d’un parti, du parti protestant, qui est un parti armé, bien sûr. On est en pleines guerres de religion, et elles vont continuer après lui. Lui il mène les deux charges de front. Il a la charge des intérêts français et personne n’a le droit de dire qu’il ne les prend pas au sérieux, qu’il n’essaie pas de défendre les intérêts globaux de la France. Néanmoins, il n’abdique pas son rôle de chef du parti protestant.

OA : Il a dû être déchiré ?

JC : Il est déchiré, il est déchiré plus tragiquement que ne le sera plus tard Guizot qui aura le même problème. Il a la charge des intérêts français globaux, mais en même temps, il est protestant.

OA : Vous donnez le sentiment en écrivant sur Coligny que c’était quelqu’un qui avait malgré tout une conception non seulement théologique, mais politique du protestantisme.

JC : Jadis c’est ce que je me tuais à dire (je ne suis d’ailleurs pas mort comme voyez, c’est idiot ce que je dis là): est-ce que nous ne devrions pas avoir une assemblée plus politique à côté de nos synodes, où chaque année vous avez un thème de théologie. Comme si chaque année, il pouvait y avoir un nouveau thème de théologie, alors que la Bible ne change tout de même pas tous les ans, même si vos interprétations peuvent changer. Vous pourriez ainsi peut-être faire l’économie de quelques synodes, et vous auriez une assemblée ou vous auriez des laïcs, des gens compétents en choses humaines, et qui verraient les orientations à donner au protestantisme.

OA : Vous avez écrit quelque part que finalement, la tolérance bienveillante dont les protestants sont en général l’objet en France de la part de la société, est dûe à leur très petit nombre. Tant qu’ils sont si peu, tant qu’ils ne sont pas dangereux…

JC : Mais bien sûr, nous sommes innocents!

OA : Si nous étions capables d’action de masse…

JC : L’esprit changerait probablement, et on le voit en tout cas quand il s’agit de protestants étrangers: Mme Thatcher était méthodiste, comment peut-on être méthodiste? Mr. Carter était baptiste, comment peut-on être baptiste? Et l’Amérique est puritaine, sous-entendu elle a l’hypocrisie des puritains car les puritains sont hypocrites. Mais on ne le dira pas des protestants français; ils ne sont peut-être pas puritains. En tout cas, ils ne sont pas très nombreux, et ils ne sont pas en progression.

OA : Vous voyez une petite ironie dans la parole de l’ange : « je vous annonce une bonne nouvelle », le mot même d' »évangile », la bonne nouvelle, aurait été, dites-vous, le nom du recensement?

JC : Oui, évangile, bonne nouvelle: dans le langage juridique courant, on employait souvent cette expression, la bonne nouvelle pour dire « le journal officiel » qui va arriver. La loi, c’est la bonne nouvelle. Les anges disent au berger « je vous annonce un bonne nouvelle »; c’est l’édit qui vient d’ordonner le recensement. Or le recensement, vous savez, on n’aimait pas tellement cela dans le peuple hébreu. Si vous vous souvenez, David se sent impie parce qu’il a ordonné un dénombrement. Le dénombrement a eu lieu, et c’est après coup que ce législateur repentant dit : « qu’est-ce que j’ai fait, j’ai ordonné un dénombrement du peuple ». Nous le sentons bien quand nous voyons aujourd’hui toutes les réactions que provoquent les affaires d’identité, de fichier, etc. Le recensement, c’est un peu cela, et les peuples instinctivement l’ont toujours senti comme une sorte d’emprise que le pouvoir voulait exercer sur eux. Néanmoins Joseph et Marie se sont soumis au recensement et ils y ont été comme tout le troupeau. Un exemple, encore, que si nous en sommes tous là, c’est que nous obéissons à la loi.

OA : Ce que vous voulez dire, c’est que dans cette parole de l’ange au berger, il y a une sorte d’ironie parce qu’en fait, ce que l’ange annonce…

JC : C’est la bonne nouvelle du recensement, mais la bonne nouvelle…

OA : C’est en vérité une autre bonne nouvelle, celle d’un royaume où il n’y aurait plus de lois.

JC : Un royaume nouveau où il n’y aura plus de lois, et nous l’espérons tous.

B. Ouvertures

Marchant dans le Musée Du Désert

OA : Jean Carbonnier, vous êtes conservateur de ce musée du Désert qui est vraiment le théâtre sacré de la guerre des Camisards, de la guerre des Cévennes. Est-ce que vous n’avez pas le sentiment que les protestants de ce pays ont vécu toute cette période du désert la Bible à la main, qu’ils ont été les acteurs de cette Bible ?

JC : La Bible, mais tout particulièrement l’Ancien Testament, les livres de la Torah. Ils se sont assimilés au peuple hébreux en marche dans le désert, et en combat dans le désert: « J’ai rencontré des ennemis ». La guerre des Cévennes, on ne peut pas le cacher, a été une guerre.

OA : C’est ici un lieu consacré aux racines. Est-ce qu’on peut dire que l’on a un droit aux racines, est-ce un droit ?

JC : Non, pas de droit aux racines, c’est du reste écrit dans la Bible. On peut faire jaillir des enfants d’Abraham à partir de pierres, on le sait. Non, il n’y a pas de droit aux racines. Les racines, ça se gagne, ça s’acquiert; c’est donné par grâce aussi.

OA : Ça s’acquiert? Que voulez-vous dire?

JC : Oui, l’identité, ce n’est pas simplement une affaire de tradition. L’identité est donnée, mais on l’acquiert lorsqu’on ne l’avait pas de naissance. Ainsi on la gagne. Pourtant elle est aussi donnée par grâce, et ce n’est pas seulement de l’histoire. D’ailleurs, l’identité suppose une actualité, au contraire, une actualité protestante.

OA : Et qu’est-ce qu’on en fait ?

JC : On la montre, et en la montrant, on invite les autres à l’acquérir à leur tour, on les invite à venir nous rejoindre. Voilà à quoi sert l’identité protestante. Ce n’est pas une gloriole, ce n’est pas une aristocratie, c’est un moyen de faire venir au protestantisme ceux qui n’en sont pas.

Dans les châtaigniers Du Musée du Désert.

OA : Pour des protestants qui viennent du nord, des pays nordiques et allemands, le fait qu’il existe un protestantisme latin, ici, dans ce pays méditerranéen, est-ce que ce n’est pas une surprise, qu’est-ce que cela signifie?

JC : Je pense que le protestantisme, c’est un fait, n’a pas réussi au 16ème siècle dans les pays latins. En tout cas, il a eu beaucoup plus de peine à s’y tenir, à se maintenir. Il a été l’objet dans les pays latins d’une persécution plus efficace que dans les pays nordiques.

OA : Mais y a-t-il une spécificité du protestantisme latin comme tel ?

JC : Par la force des choses, un protestantisme minoritaire reçoit une imprégnation sociologique de la majorité qui l’entoure. Nous avons en France une minorité protestante particulièrement latine, surtout dans les pays méridionaux. Les méridionaux sont peut-être plus latins que les habitants d’au-delà de la Loire. Néanmoins, pour le protestant plongé dans un ensemble catholique, il ne peut pas ne pas se produire cette imprégnation d’un contexte sociologique catholique mal laïcisé; mal laïcisé, car la société française reste tout de même fondamentalement, en sociologie, une société formée par le catholicisme. Cela déteint sur nous, cela déteint sur moi; même sur moi si j’ose dire; je ne veux pas le dire parce que ce serait d’une grande prétention!

Dans un amphithéâtre de lA Faculté de Droit (Assas).

OA : Pourquoi est-ce qu’on vous appelle le doyen Carbonnier ?

JC : C’est un souvenir qui me colle à la peau. J’ai été doyen de la faculté de Droit de Poitiers en un temps fort ancien. A cette époque, il y avait très peu de doyens parce qu’il y avait très peu de facultés de Droit. D’autre part, les doyens étaient généralement des personnages vénérables. Maintenant, il y a des doyens partout et les doyens sont souvent jeunes, tant mieux d’ailleurs pour l’Université. J’étais jeune à ce moment-là, et il y avait une tendance pécheresse à considérer qu’après tout, ce n’était pas si mal d’être doyen à mon âge. Maintenant, je suis doyen d’âge et c’est beaucoup moins agréable. C’est pourquoi j’essaie de décoller cette tunique de Nessus.

OA : Pourquoi sommes-nous dans cette salle ?

JC : Je pense que c’est pour évoquer des souvenirs à mon intention. J’ai eu souvent l’occasion de connaître cette salle. A la vérité, je n’étais pas à la place au demeurant très agréable où je me trouve maintenant. J’étais plutôt là-haut, sur cette estrade. J’ai enseigné ici, pendant toute une année.

OA : Vous dites qu’il avait alors un fossé entre vous et les étudiants.

JC : A l’origine, à l’époque où je faisais cours, c’était aux environs de 1965, il y avait une sorte de fosse d’orchestre entre l’estrade où se situait le professeur et la partie de l’amphithéâtre réservée aux étudiants. Ceci n’avait pas été établi pour protéger le professeur contre des agressions dont on n’aurait jamais eu l’idée à cette époque. Non, c’était peut-être dans l’attente d’un orchestre! On se disait qu’après tout, on pourrait concevoir des cours qui se donneraient en musique; telle musique pour accompagner telle ou telle sorte de cours. C’était une ouverture vers l’avenir, vers le futur. C’était futuriste. Mais quant sont arrivés les événements de 68, on n’a pas vu l’aspect futuriste et on a vu plutôt la coupure que l’architecte (je le répète, un architecte innocent) avait établie entre celui qui enseignait et celui, comme on dit d’un mot horrible, qui était enseigné. On n’a pas compris, et on a comblé la fosse.

Dans le TGV Paris-Libourne, la caméra s’attarde un moment sur les pieds…

OA : J’ai trouvé un texte intitulé « La prosopopée des pieds », où vous faites parler les pieds comme La Fontaine fait parler le chêne et le roseau. Voici ce que vous écrivez : « Pour le voyageur qui, dans l’autobus parisien est assis près d’une fenêtre, encerclé par trois autres paires de pieds, c’est une démarche délicate que de gagner la sortie décemment. Le droit objectif pourrait s’aviser de légiférer, d’édicter des normes qui entreraient dans une foule de minutie à l’instar des règlements militaires de jadis, ces droits objectifs qui sont signalés par un minimum de droits subjectifs. Il serait prévu que le sortant doit au premier pas, poser ses talons à 0,17 m de la banquette de départ, 0,04 m et 0,08 m respectivement de la paroi fenêtre, puis pivotant légèrement vers le couloir, etc. etc. Combien il est plus clair, plus simple et finalement plus efficace de demander que personne ne marche sur les pieds de ses voisins. »

JC : Oui, d’autant que le voisin va hurler si vous marchez sur ses pieds; par conséquent, vous verrez tout de suite ce qu’il ne faut pas faire ! La règle de droit ici va s’appliquer immédiatement, vous ne résisterez pas au cri qu’il va pousser. Et ainsi, l’ordre, l’harmonie seront appliqués dans un compartiment d’autobus ou même dans un compartiment de chemin de fer. Vous vouliez sortir ?

OA : Non, non merci! Par là vous ironisez, vous brocardez la tendance à la réglementation pour tout, comme si finalement il valait mieux…

JC : Le droit subjectif économise beaucoup de réglementations et c’est pourquoi d’ailleurs il tient bien.

OA : Que pensez-vous de la décentralisation du pouvoir en France ?

JC : La décentralisation ? Je vais être imprudent comme toujours, j’ai dû écrire qu’elle ne réussirait pas, parce qu’elle était trop catholique.

OA : Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

JC : Qu’au fond, c’était quelque chose qui venait d’en haut. Décentraliser, cela suppose une action très centralisée. La décentralisation, ça devrait être quelque chose de spontané. Les régions, les communes existent. Elles ont une force, une vitalité qui se suffit à elle-même et qui n’attend pas une bénédiction d’en haut. Chez nous, tout s’est fait à partir d’une centralisation jacobine; or les jacobins ont été centralisateurs comme l’était la monarchie. Et la monarchie était centralisatrice dans une vision catholique.

OA : Mais la France profonde est rétive aux réglementations, aux lois.

JC : Remarquez, tout ce qui est mauvais peut être tempéré par l’anarchie.

OA : En ce sens-là, la tendance sociologique profonde de la France équilibre bien la tendance politique profonde de la France, par une sorte de contre-pouvoir?

JC : Oui, néanmoins, sans être trop rétro, je me dis que la Troisième République fonctionnait assez tolérablement, avec une certaine centralisation et une décentralisation à l’échelle des communes. Les préfets, au fond, ce n’était pas si mauvais. Il y en a toujours, mais il y a maintenant un autre préfet co-latéral qui est le président du Conseil général. J’ai le plus grand respect pour tous les présidents de Conseil général, mais ça fait un doublet. Les administrés ne préferaient-ils pas quelquefois, ne préféreraient-ils pas aujourd’hui encore la « tyrannie » (entre guillemet, parce que ce ne sont jamais des tyrans) d’un personnage impersonnel, qui passe, au visage d’un personnage que l’on connaît, que certains connaissent trop, qui est un personnage teinté politiquement?

A Libourne, dans sa maison paternelle.

OA : Nous sommes ici dans votre maison de famille, n’est-ce pas? Que faisaient vos parents, votre père ?

JC : A cette époque, les mères se contentaient d’être la logistique des pères, nous connaissons cela, et mon père était négociant en vin.

OA : Pas producteur ?

JC : Il n’était pas producteur, et même il séparait déontologiquement les deux fonctions. Il pensait qu’un négociant ne devait pas être en même temps un propriétaire de château, au sens girondin, parce que l’intérêt du producteur, c’est un intérêt de haussier si l’on parle en termes de bourse, tandis que l’intérêt ou plus exactement l’intérêt général dont le négociant est porteur, ce serait plutôt l’intérêt de baissier. Et donc il y a une contradiction interne et il vaut mieux séparer les deux fonctions.

OA : Ici à Libourne on est dans un pays très marqué par l’Angleterre.

JC : Pendant plusieurs siècles nous avons été sous la domination anglaise; en tout cas pendant des siècles très marquants pour le pays, jusqu’à la reconquête des français en 1453, à la bataille de Castillon. Les Anglais ont alors plié bagage.

OA : Le nom même de Libourne est…

JC : C’est un nom anglais, qui s’est formé à partir de Roger de Leiburn qui était en quelque manière le gouverneur de Libourne, à la fin du Moyen-Age, à la fin de la domination anglaise. Roger de Leiburn a tracé les plans de la bastide que devait être Libourne: un plan avec rues à angle droit qui partent de la place de l’Hôtel de ville, de la place des couverts. C’est un modèle d’urbanisation que l’on retrouve dans d’autres villes, petites villes, et bourgs de la Gironde.

A Libourne, devant le bureau de vote.

OA : Vous venez toujours à Libourne pour voter ?

JC : Oui, je viens toujours à Libourne, depuis que je vote. Habitude, habitude…

OA : Comme citoyen, qu’est-ce que c’est pour vous de voter ?

JC : Comme citoyen, un parmi je ne sais combien de milliers, j’ai voté.

OA : Le bordelais est un pays marqué par de grands penseurs juristes. Je pense à Montaigne, La Boétie, Montesquieu. Vous avez une affinité particulière pour Montesquieu?

JC : Plutôt Montesquieu s’il s’agit du droit, oui. On dit souvent l’esprit des lois, mais il s’agit en réalité de « l’esprit des coutumes », car le génie de Montesquieu le portait plutôt à aimer les coutumes qu’à aimer un législateur qui aurait innové sans cesse.

AO : Vous qui avez rédigé des lois, vous avez peut-être connu la tentation de légiférer?

JC : La tentation de légiférer, c’est tout de même une forme très particulière de la tentation du pouvoir. On légifère à l’intention, à l’adresse, d’une foule anonyme. Le pouvoir souvent voit très bien les sujets concrètement. Tandis que dans la législation, non seulement on légifère pour ceux d’aujourd’hui que l’on pourrait rencontrer dans la rue, mais on légifère pour l’avenir, du moins on s’imagine légiférer pour l’avenir. « A tout présent et à venir, salut ! », c’était une maxime par laquelle s’ouvraient les édits des rois de France. « Et à venir »: c’est énorme, c’est dangereux.

Dans les couloirs de la Faculté de Droit (Panthéon).

OA : D’où vous vient cet intérêt pour la sociologie du droit. Pourquoi la sociologie du droit ?

JC : Parce que quand je faisais mes études de philosophie, j’avais été frappé par un livre de Lucien Lévy-Brühl: « La science des moeurs ». Dans ce livre, il expliquait que la morale est certes normative mais qu’on pouvait imaginer une véritable science des moeurs qui servirait peut-être à construire ultérieurement une morale différente, plutôt une sociologie morale. Je m’étais alors dit est-ce qu’on ne pourrait pas imaginer la même division pour le droit. C’est à dire qu’il y a bien sûr le droit que j’ai commencé alors à appeler le droit dogmatique (on ne me l’a pas toujours pardonné, mais enfin l’expression est entrée dans le langage des juristes); le droit dogmatique, c’est à dire le droit tout court. Mais on pourrait, à coté du droit dogmatique, imaginer une sociologie du droit, de même que Lucien Lévy-Brühl pensait qu’on pouvait imaginer une science des moeurs à coté de la morale. C’est le même rapport du descriptif au prescriptif, ou au normatif.

OA : Je voudrais vous poser une question sur le cadre dans lequel vous avez enseigné, parce que c’est un cadre assez théâtral? Y a-t-il un sens théâtral du droit?

JC : A ce sujet, je fais une distinction entre la sociologie juridique et le droit civil. Le droit civil, dans de grands amphithéâtres, nécessitait une robe pour que l’on puisse être identifié d’un peu loin; pour que l’étudiant puisse reconnaître que c’était bien un professeur qui parlait, et non un appariteur qui se serait emparé indûment du micro. En sociologie juridique, je ne mettais pas la robe. D’abord parce qu’on se servait du tableau noir, et que sur les revers de soie noire, la craie se serait manifestée d’une manière indue.

OA : Vous faites un commentaire juridique de Chimène se promettant d’épouser celui qui aurait tué son père…

JC : On peut faire une transposition dans le droit de beaucoup d’ouvrages littéraires. S’il n’y avait pas l’adultère, par exemple, il y aurait beaucoup moins de romans. Or l’adultère est un phénomène juridique: il n’y aurait pas d’adultères s’il n’y avait pas de mariage, c’est donc le droit qui nous a donné tant de romans!

Au Louvre, devant "Le Tricheur" de Georges de la TourAu Louvre, devant « Le Tricheur » de Georges de la Tour

OA : Je sais que vous savez bien interpréter les textes, en tous cas les textes juridiques. Est-ce que vous sauriez interpréter un tableau comme celui-là, que vous aimez particulièrement ?

JC : Il peut s’interpréter, peut-être même comme une texte juridique. La preuve, c’est qu’il y a plusieurs interprétations de ce tableau comme pour les textes juridiques. En général, on regarde ce tricheur comme une illustration de la parabole de l’enfant prodigue. C’est l’enfant prodigue dans la phase où il dissipe son héritage. Il le dissipe avec les femmes, avec le vin, avec le jeu. Avec une petite dose de vin, parce que la petite dose de vin permet tout de même que le jeu continue, le joueur n’est pas assommé; néanmoins, son attention est pour le moins troublée. La petite dose de vin fait donc partie de ce mécanisme du jeu qui n’est pas tout à fait honnête. Enfant prodigue: là tout de même, je propose une remarque qui va à contre-courant. Georges de la Tour n’a pas intitulé son tableau « L’enfant prodigue », mais bien « Le tricheur ». Le sujet c’est le tricheur, ce n’est pas l’enfant prodigue. Celui-ci est insignifiant, c’est un jeune garçon, vous le voyez, un peu poupin. Il a une huppe qui symbolise, car huppe et dupe c’est le même mot et le mot est à la mode à cette époque, l’animal un peu bête: la huppe se fait prendre au nid, c’est un oiseau très naïf. Et là nous avons un jeune garçon qui est un oiseau très naïf. Il est absorbé par ses cartes et il ne voit pas ce qui va se passer.

Car le véritable sujet, c’est le tricheur. Il triche ou plutôt il se prépare à tricher, il n’a pas commencé, remarquez-le. On en est à ce que les juristes appellent les actes préparatoires, la tentative. Il n’y a pas encore une infraction caractérisée. Si nous étions plus près, il me semble apercevoir un front assez soucieux. C’est un homme mûr, qui a certainement des questions. Il n’est pas à l’aise visiblement, et c’est lui pourtant qui est le sujet . Il triche, il se prépare à tricher. Mais le jeu déjà est illicite. Lorsqu’il a lieu non pas dans un salon aristocratique mais dans ce qui visiblement est ce que l’on appelle un tripot (à cette époque on appelait cela un brelan, et la tenancière du brelan et là), le jeu est illicite. Alors on peut se poser la question : quand quelqu’un triche dans un jeu illicite, est-ce qu’il ne rétablit pas une sorte de justice? On peut se demander: n’est-il pas l’artisan d’une sorte de justice immanente en trichant dans un jeu illicite. Mais il n’est pas à l’aise tout de même, il se retourne, il attend, il craint que quelqu’un n’entre. Peut-être un exempt de police qui va surgir, confisquer tous les enjeux, envoyer les uns en prison et les autres dans leur famille. Il n’est pas à l’aise, il attend. Quelqu’un va venir, quelqu’un va entrer et va s’asseoir. Peut-être le Diable.

Olivier Abel

France 2, Présence Protestante, 7 et 14 Octobre 1993