« L’interdit et les protestants »

« Je sais bien qu’il n’y a rien d’impur, sinon pour celui qui estime une chose impure », écrivait Paul (Épitre aux Romains–14). Calvin commente: « Par lesquelles paroles il soumet toutes choses externes à notre liberté, pourvu que l’assurance de cette liberté soit certaine à nos consciences envers Dieu »

(Institution de la Religion chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 p.136).

Ces deux petites paroles condensent assez bien le sentiment protestant quant aux « interdits ». L’idée centrale est que les choses en elles–mêmes sont indifférentes à ceux qui en usent avec sobriété : c’est lorsqu’elles sont l’objet de cupidité ou de superstition qu’il est bon de s’en abstenir (Calvin op.cit. p.138– 139–140 et 196). On pourrait montrer comment les objets habituels de l’interdiction religieuse (comme l’argent ou la sexualité) tombent sous le coup de cette critique de la superstition et de la cupidité : mais c’est surtout la religion elle–même qui est visée. Parlant des obligations et interdits religieux, Calvin écrit qu' »il faut toujours soigneusement prendre garde en de telles observances qu’elles ne soient estimées nécessaires au salut, pour lier les consciences » (p.192). Ou encore : « Quoi ? Y a–t–il si grand mystère en la coiffure d’une femme, que ce soit un grand crime de sortir en la rue nue tête ? » (p.193).

Le premier acte de la Réforme fut de désacraliser les interdits : de toute façon, nul ne peut pratiquer parfaitement la Loi et la Justice de Dieu.

Le but de ce genre de remarques est d’abord de désacraliser les formes de vie imposées par les religions, de montrer qu’elles sont relatives à des traditions et des contextes. Calvin refuse d’ailleurs l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait », et les maintenir sous des interdits et des obligations qui les infantilisent ; en effet, « jusques à quand abreuveront–ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourri de bon lait » (p.145). De même que Paul relativise les prescriptions judaïques, les réformateurs rompent les interdits alimentaires, l’obligation du célibat des prêtres, l’interdiction du prêt à intérêt, l’interdiction du divorce ; et c’est du même mouvement qu’aujourd’hui les protestants acceptent la pillule, l’IVG, et les mariages mixtes.

Mais l’argument de fond tient au coeur même de la théologie protestante, tel que formulé par Luther : c’est qu’en aucun cas la Loi religieuse (le Décalogue, par exemple), serait–elle observée jusque dans ses moindres détails, ne peut nous conduire au « salut » et à la « grâce » divine. Ceux–ci ne dépendent absolument pas de nos bonnes oeuvres (ni de notre obéissance aux puissances ecclésiastiques!), mais d’un don gratuit de Dieu. Par ce don nous sommes libérés de ce que les obligations et les interdits religieux pouvaient avoir d’obsessionnels. Notons que ce qui distingue cette liberté de la servitude à la Loi est que celle–ci est une servitude à soi–même. Celui qui ne s’intéresse qu’à la Loi est quelqu’un qui s’intéresse trop à son propre salut ou à son propre bien. Calvin écrit : « il nous faut démettre de toute cogitation de la Loi (…) et détourner notre regard de nous–mêmes » (p.130). D’ailleurs Calvin propose pour règle de « ne nous pas contenter nous–mêmes, mais qu’un chacun contente son prochain » (p.142). Telle est la liberté dont parle la petite phrase placée en exergue.

La prédication luthérienne de la Grâce seule est en rupture avec toute prétention à fonder une morale chrétienne. En effet toute morale reste une tentative d’auto–justification. Il ne faut pas confondre le registre évangélique de la sanctification par la foi, la libération dont nous venons de parler, et le registre de la justice humaine, qui maintient un certain ordre moral de rétribution, car les humains restent esclaves de leurs passions, de leurs envies et de leurs peurs. En ce sens, la Justice du Jugement Dernier ne nous appartient pas. Il faut dire l’éthique est humaine comme on dit l’erreur est humaine. Et il n’y pas de législation juridique, ni de projet politique, qui puissent se donner pour fondés sur la Loi de Dieu.

C’est là peut–être le grand « interdit » luthérien : il est jeté contre toute prétention à faire la synthèse entre le politique et le religieux, contre toute sacralisation. Le scandale, c’est lorsqu’on ne demande à la religion que de sacraliser une morale, dont l’élaboration hiérarchique ou démocratique, peu importe ici, est toujours le fait des hommes, et dont ceux–ci restent de part en part responsables. Dire « cette morale est divine » est un énoncé ridicule (mais parfois meurtrier).

La subjectivisation de l’interdit structure la responsabilité toute intériorisée du sujet lecteur, artiste et interprète des interdits et des obligations qu’il se donne.

Si la désacralisation des interdits est poussée plus loin encore chez Calvin que chez Luther, c’est parce qu’elle s’y accompagne probablement d’une plus grande « intériorisation » des interdits. L’interdit devient subjectif, l’espace même de la subjectivité peut–être. Pour Calvin en effet les textes bibliques, les évangiles, les paraboles n’enseignent rien mais placent l’auditeur en position de responsabilité : qu’est ce que je fais de ce texte dans ma vie, qu’est–ce que cela modifie ? Le texte biblique ne se réfère pas à un cosmos mythologique ou allégorique, mais ouvre un monde, devant lui, dans lequel les acteurs que nous sommes vivons. En ce sens le protestantisme n’est pas un christianisme (il développe trop peu d’interdits pour être religieux), et il n’est pas davantage un humanisme (il est trop pessimiste sur la nature humaine): c’est plutôt un art, une interprétation poétique des traditions.

Cet art d’interpréter est un art éthique, car ce que l’imagination poétique ouvre, c’est une autre manière de percevoir et d’agir. L’interprétation du texte s’entend comme de l’interprétation théâtrale ou musicale : c’est un acte singulier, personnel, et attaché à la singularité des situations. Ce n’est pas un acte sans règle, car il y a des règles de l’art, et toute interprétation développe ses propres règles. Mais ces règles de son jeu, l' »interprète » en est responsable, « devant Dieu »; il est responsable de sa manière de « répondre ». On peut suivre une règle même si elle ne tombe pas du ciel. Un catholique écrivait récemment que « la liberté ne consiste pas en l’absence de règles, mais en la possibilité d’obéir ou non ». C’est ainsi que dans la tradition française, catholique jusque dans son anti–cléricalisme, une loi n’a de sens que par rapport à sa possible transgression : il ne viendrait pas à l’idée que l’on peut vouloir suivre une règle qu’on se donne, même si elle n’est pas imposée de l’extérieur, par simple fair–play!

Cette intériorisation des obligations et des interdits fait que la loi de charité et d’équité (aimer son prochain comme soi– même et ne pas le traiter comme on ne voudrait pas qu’il nous traite) n’est « autre chose sinon un témoignage de la loi naturelle et de la conscience, laquelle notre Seigneur a imprimée au coeur de tous les hommes ». Par ce travail de subjectivisation du droit, Calvin fait l’économie d’une légalisation interminable : chaque lecteur porte désormais en lui une structure de responsabilité qui mesure l' »inter–dit » entre les Ecritures et le monde où elles s’appliquent. Suspendue et comme vidée de tout souci de soi par la lecture, sa subjectivité est formée et disciplinée par un texte qui éprouve sa capacité à respecter la pluralité des interprétations tout en attestant la cohérence de la sienne. Le danger de cette subjectivisation, c’est que l’interdit, brisé comme obligation religieuse, peut réapparaître comme le sentiment d’une exigence ou d’une dette infinie, sans limite. Ici apparaît le « type » du protestant torturé, comme hanté par une conscience malheureuse ; mais ce type ne doit pas occulter le premier « type » du protestant, celui qui est libéré des obligations–interdits pour inventer sa manière de rendre grâce, sa manière d’aimer la vie.

Qu’est–ce que le puritanisme ? C’est ce qui a permis la substitution d’une éthique du contrat à une éthique de l’honneur. Cela n’a pu se faire sans une terrible discipline.

Le protestantisme a une solide réputation d’austérité, de discipline morale, qui s’accorde mal avec tout ce que nous venons de dire à propos de la critique « théologique » de l’interdit. Disons d’abord que le puritanisme est cette éthique politique et économique par laquelle on a pu attribuer au calvinisme la paternité d’un certain individualisme. De fait, Calvin est « nominaliste » et ne croit pas à l’existence d’entités comme l’Eglise : « estimer l’Eglise déjà sainte et immaculée, de laquelle les membres soient encore souillés et immondes, n’est–ce pas pure moquerie? » (p.169). Cet individualisme éthique, par lequel seule existe la responsabilité individuelle de chacun, nous montre après la Chute une humanité méchante, séparée de Dieu et des autres hommes, et ayant besoin de freins moraux puissants.

Mais cette première figure du puritanisme calviniste, pessimiste et individualiste, doit être complétée par une seconde, plus communautaire et plus épique. Calvin ne cherche pas à percer les mystères de la foi mais à organiser une communauté d’écoute ou de lecture, et ce qui l’intéresse c’est le partage équitable des tâches et des biens entre les membres de la communauté. Le calvinisme inaugure l’histoire des révolutions, c’est à dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire, et ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen, vertueux et discipliné.

Le puritanisme, autrement dit, c’est ce qui a permis la substitution d’une éthique du contrat à une éthique de l’honneur. Cela n’a pu se faire sans une terrible discipline. Il y a dans le calvinisme naissant un constant exercice de soi : tous ces militants furent « étrangers » dans le monde où ils se dressèrent, et dont il leur fallait détruire les ressorts. Mais ils furent aussi étrangers dans le monde qu’ils permirent, parce qu’on ne comprenait plus leur violence, même si c’est cette discipline qui a permis par la suite le libéralisme de Locke (par la capacité à se gouverner soi–même), ou le capitalisme (par l’accumulation des signes d’élection de Dieu jointe à la sobriété : ne pas dépasser le « besoin »). Ceux qui, en dehors de ce contexte polémique ont maintenu les formes de cette discipline, ont défiguré le puritanisme en un moralisme individualiste, presque narcissique tant il est obsédé par le salut privé, et plus ou moins hypocrite.

Ce que nous venons de dire du puritanisme vaut pour ce qu’on appelle la « prédestination » (idée selon laquelle, quoi qu’on fasse, c’est Dieu qui nous a prédestinés au salut ou à la perte, si cette distinction signifie encore quelque chose ici). La « prédestination » elle aussi est la force qu’il a fallu à une règle pour constituer une sphère proprement éthique ; à partir de la séparation entre les actes et les intentions, la prédestination m’oblige à considérer d’une part que l’intention de mon voisin répond à (et donc dépend de) la vocation divine, et d’autre part que je ne connais pas celle–ci. Si la conscience est le siège des intentions, non seulement elle se tient devant Dieu, mais elle est ce qui en moi, loin de pouvoir dépendre des pouvoirs civils et religieux, ne dépend pas même de moi : le sujet éthique en ce sens ne s’appartient pas, il n’appartient qu’à Dieu. C’est la simplicité presque brutale de cet argument chez Calvin qui a fait sa force de libération.

Dans l’éthique protestante, le sexe n’est pas si important que ça ; il est un des lieux où la responsabilité est aussi un plaisir.

Il ne sera pas inutile pour finir d’en revenir à ce que l’on a l’habitude de considérer comme les objets habituels de l’interdit religieux, et notamment le sexe et l’argent, avec cette idée initiale que c’est lorsqu’ils sont l’objet de cupidité ou de superstition qu’il est bon de s’en abstenir. Le puritanisme anglo-saxon, qui est ici la figure de proue de la morale sexuelle protestante, a fondé la « constancy », la constance conjugale, sur une relation très égalitaire entre le mari et la femme associés étroitement dans le projet familial. Je n’hésiterai pas à dire que cette discipline de la véracité, qui a donné à l’individu cette capacité à se juger lui–même, a paradoxalement eu comme résultat lointain une liberté sexuelle inédite : en effet c’est la discipline individualiste, l’obligation à être conscient de ce qu’on fait, à être autonome, à être sincère, qui a le plus contribué à briser les vieux liens de fidélité.

D’ailleurs on peut observer que c’est le pays où les puritanismes sexuels ont été et sont encore les plus exacerbés, les USA, qui est aussi celui où la civilisation des sex–shops a triomphé le plus fort, comme s’il y avait une complicité discrète entre les deux. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une similitude économique, où il s’agirait de « rentabiliser » le désir, par la procréation ici, et là par la mercantilisation ; en effet le puritanisme plaçait la constance conjugale elle–même, et le plaisir sexuel qui s’y accomplissait, bien plus haut que les justifications utilitaristes de la sexualité. C’est plutôt que la structure de l’éthique puritaine privilégie le libre–contrat individuel, et la formation à la responsabilité individuelle (contraception, préservatifs surtout aujourd’hui, etc), et qu’à terme cela ne pouvait pas rester sans conséquences sur les formes de conjugalité.

Il faut dire enfin que l’éthique « protestante romane » des protestants français atténue tout cela par son appartenance au monde latin, méditerranéen. Une certaine dose de marivaudage ne lui fait pas peur, tout ce « théâtre » et ce travail du langage, cet « amour parlé », par lequel on essaye diverses manières de se raconter dans des relations, de se représenter, de sortir des rôles établis, d’essayer d’autres soi–même. Une certaine tendresse aussi, dans le style si classique pour la France de Brassens, un certain refus de juger les autres, tout cela est caractéristique aussi bien de la manière dont les théologiens (André Dumas par exemple) ont parlé du couple amoureux (en s’attristant de sa raréfaction!) que de la manière dont les protestants « sociologiques » ont vécu les dernières décennies.

Ni la cupidité de la possession ou de l’instrumentalisation de l’autre, ni la superstition qui sacralise la sexualité et en éxagère l’importance, et qui par l’interdit allume les passions, telle est la sobriété plutôt courtoise de l’éthique protestante en matière sexuelle.

La morale protestante, par sa méfiance envers toute dépense improductive, a très tôt encouragé une éthique de l’argent, qui fait aujourd’hui problème.

Max Weber montre que c’est la morale protestante, par l’interdiction qu’elle jetait contre toute dépense improductive, par la bénédiction qu’elle voyait dans les fruits d’un travail bien fait, par la fraternité émulatrice qu’elle organisait entre les membres d’une congrégation (secte), qui a servi de vecteur au développement du capitalisme. Il est vrai que Calvin, le premier dans le monde chrétien, a autorisé le prêt à intérêt (ce qui ne sera le cas en France qu’après la la Révolution), sous l’argument que si l’argent est en soi stérile, tout est stérile sauf si on y adjoint un travail : un prêt de production est licite, car c’est de l’argent qui permettra un travail et augmentera la production, et donc le bien général, etc.

Dans l’ascétique calviniste, comme le reste, l’argent est moralement indifférent pour ceux qui en usent avec sobriété ; c’est lorsqu’il devient objet de cupidité ou de superstition qu’il faut s’en abstenir. En suivant cette indication, l’éthique de l’argent peut être développée selon deux caractéristiques de l’argent lui– même : 1) L’argent donne une « limite » à la cupidité, en obligeant son utilisateur à ne pas vouloir tout en même temps, et en l’obligeant à choisir ; par là s’est effectuée, au long des siècles, une éducation à la responsabilité et à la cohérence des décisions tout à fait importante. 2) L’argent libère celui qui était attaché à une habitude, à la superstition d’un mode de vie, en lui proposant la configuration d’autres « possibles », l’imagination des divers usages qu’il peut en faire ; par là s’est développée, au long des siècles, une capacité d’anticipation, d’invention d’autres biens, d’autres services, d’autres échanges, qui a favorisé une grande diversité du tissu social.

Le problème qui se pose maintenant à l’éthique protestante est le suivant : jusqu’où l’argent donne–t–il une limite à la cupidité par un principe de non–contradiction qui oblige les acteurs de l’échange à un minimum de cohérence, de solidarité ? N’est–il pas en train de devenir lui–même l’objet d’une désir illimité, d’une cupidité que plus rien ne freine, et qui conduit les acteurs à exclure sans sourciller du jeu social ceux qui ne sont plus dans la course, ceux qui ne sont plus solvables? Et jusqu’où l’argent, comme pur symbole, anticipe–t–il et permet–il l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés ? N’est–il pas en train de devenir le meilleur moyen d’écraser la diversité humaine, d’obliger tous les autres à entrer dans un jeu unique qui se prend pour la réalité même, bref n’est–il pas en train de devenir une superstition folle? Si c’est le cas, il faudra s’en abstenir et inventer autre chose, capable d’assurer en même temps ces deux fonctions.

La seule chose qui demeure :

A la fin de l’Institution de la religion chrétienne (Chapitre 16), Calvin argumente contre les Anabaptistes, qui « nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations ». Et il établit une séparation à l’intérieur de la Loi de Dieu entre « moeurs, cérémonies et jugements » (p.216). Cette distinction entre les lois morales (aimer Dieu et son prochain), cérémoniales (comment honorer Dieu) et juridiques (comment vivre paisiblement avec son prochain), vient surdéterminer la distinction entre la puissance ecclésiastique et le gouvernement civil : les lois cérémoniales furent « une pédagogie des juifs », et n’ont donc qu’un valeur transitoire dans le temps ; les lois judiciales n’ont qu’une valeur relative dans l’espace. Bref, tant pour les lois religieuses que civiles, s’il fallait savoir quelles sont les meilleures lois, la dispute serait infinie, et « vu que jamais n’adviendrait qu’une même sentence plût à tous, si les choses étaient laissées incertaines au vouloir de chacun », « nous avons à suivre la coutume et les loix du pays où nous vivons et une certaine règle de modestie » (p.194). Mais aussi bien on peut abroger et changer les lois cérémonielles et juridiques, sans toucher à la loi morale, qui est celle de la liberté chrétienne, et du sujet éthique. Voici ce texte surprenant:

Olivier Abel

Publié dans Panoramiques Sept. 93.