« Tranquillement recommencer »

1. Quelque chose nous a échappé

Les temps sont devenus pessimistes, et nous ne voyons pas d’issue. Envers les êtres passés, présents et futurs, nous sommes criblés de dettes, par où notre temps s’écoule, inéluctablement. Oui, tout nous est dette, et occasion d’en commémorer le poids, qui leste seul une réalité probablement trop fuyante.Toute augmentation de nos moyens de communication, comme un pont qui agrandirait l’écartement et l’abîme, accelère nos séparations d’avec le monde vivant des réalités saisonnières, notre éloignement d’avec les autres comme d’avec nous-mêmes. Toute augmentation du vouloir-vivre, et même tout vouloir-vivre-ensemble, se retourne aussitôt dans le sentiment de faire mal à d’autres et à nous-mêmes. La seule échappatoire, si c’en est une, c’est la morale. Il faut bien s’adapter au monde puisqu’il n’y a plus d’espoir de le changer. La morale, donc, entendue comme l’art mi-stoïcien mi-bouddhiste de bien vivre l’inespoir, dans un progressif détachement. Même nos religions thérapeutiques, qui ne cherchent qu’à nous sauver, qu’à nous tirer d’un monde en telle perdition,ou à nous en protéger, sont des religions à peu près sans Dieu, mais dans les limites de la simple morale, où toute douleur est encore notre faute ou notre erreur, et toute joie notre récompense ou notre succès. Car les religions se portent très bien sans Dieu. Ainsi le détachement religieux nous délivre de toute attache, même religieuse, et touristes désormais de toute foi et de toute culture vivante, nous goûtons les délices de notre propre mort sous les espèces d’un voyage sans port: pourquoi pas les techniques zen, les moeurs des précolombiens, le catholicisme baroque de la Contre-Réforme, ou la religion de l’Egypte ancienne? Comme s’il s’agissait d’un prêt à porter pour une humanité indifférente. Car la religion se porte très bien sans les institutions religieuses. Ce que nous désirons, c’est l’échappatoire, l’abstention, l’équilibre retrouvé de nos corps, frêles vaisseaux de notre seul salut. Certes du même mouvement nous avons gagné en charité, en compassion. Mais l’agapè même est devenue désespérée: elle ne promet rien, elle oublie tout. Frénétiquement insouciante elle s’attache au seul présent. Elle l’aime éperdument, à s’y anéantir.

Et pourquoi pas? Tout cela ne nous ressemble-t-il pas de très près, même si nous voyons nos haleines singulières embuer ce miroir? Pourtant il doit manquer quelque chose. Comme si nous avions perdu cela même que nous pensions inoubliable. Est-ce la trace terrifiée du conflit des promesses fondatrices, qui se sont entre-détruites, et que nous remâchons en détail? Mais ce que nous avons oublié, ce n’est pas seulement l’épouvante du désastre qui n’en finit pas, c’est l’honneur simplement rendu à ce que nos conflits apportent d’humain. Et c’est non pas tant le bonheur de l’origine enfin retrouvée, que le sens d’une promesse sur laquelle nous nous partageons et nous réinterprétons de génération en génération. Que nous l’ayions oublié, c’est normal; nous ne l’avons jamais su de savoir transmissible, j’entends monnayable, assuré. Mais nous ne parvenons même plus à imaginer nos conflits et nos promesses, à les interpréter autrement, et nous les désertons peu à peu. Comme si nous avions épuisé les variations du « noyau » éthico-mythique de notre propre culture, de ces Cultes entrelacés qui en forment la scène, les scénarios profonds. Comme si nous avions exténué, effacé ces plis communs de l’inconscient, de l’immémorial que nous appelerons plus loin les « dogmes », et que nous définirons ici provisoirement comme « les éléments de notre culture qui sont virtuellement reconnus par tous comme à la fois fondamentaux, inaccessibles, et interprétables ». Et comme si nous devions maintenant remonter à ces bifurcations oubliées ou manquées pour pouvoir, enfin libérés de dettes trop lourdes à porter, repartir autrement. Recommencer tranquillement.

2. Une anamnèse décomplexée

C’est la tâche qui nous attend, notre travail, notre deuil, notre enfantement. Et c’est notre seule chance. Non une remémoration qui serait la recollection apologétique de notre identité enfin retrouvée pour notre temps. Mais l’expression lacunaire, brisée par tout ce qui s’est perdu irréparablement, des conflits fondateurs, de cette densité de possibles et de peurs bientôt exténués, éliminés, écrasés par la victorieuse réalité non de ce qui s’est passé, mais de ce que le présent établi rapporte à soi comme son déroulement.

Tranquillement les temps sont donc à l’anamnèse, et les meilleurs esprits. Peu d’entre eux sont croyants assurément, mais tant pis ou tant mieux: on aimerait mettre un moratoire sur un titre de propriété ou d’aliénation aussi mal établi; et puis ils ont d’autant moins de complexes à aller rouvrir les vieilles traditions, les « dogmes », les vieilles « boîtes noires » de nos cultures. Ils se laissent de moins en moins embourber dans les vieilles ornières du couple infernal de la modernité et de la tradition; ni particulièrement réjouis ni particulièrement effrayés, ils ne croient plus trop à une sortie de la religion, ni pour motifs théologiques comme Karl Barth, ni pour motifs sociologiques comme tant en ont parlé); pas davantage ils ne croient à son grand retour. Car ces émois agaçants et ces manières de loucher sur la fréquentation des voisins font écran aux vrais problèmes, où nos cultures répètent, parfois mortellement, de vieux scénarios. Il s’agit donc bien de sortir de ces ornières et de labourer le champ dans tous les sens, sans résorber les contradictions. Voici quelques exemples de ce programme d’enquêtes, pour nous en tenir au seul champ des christianismes et de leurs sécularisations:

Pourquoi et comment les « Ecritures » peuvent-elles mêler des langues, des figures, des régimes de langage et d’historicité, et donc d’autorité si différents? Qu’est-ce que cela fait pour le politique, pour la communauté? Qu’est-ce que le dogme de l’Incarnation, a-t-on par là renoncé à la Gnose qui voudrait nous délivrer de ce monde, ou bien cette dernière se poursuit-elle avec la Technique? Et qu’est-ce que Byzance d’une part, la Réforme de l’autre, ont fait de l’eucharistie et des images en raffirmant leur valeur symbolique et non leur référence à une « présence »? Qu’a fait Constantin, en croisant les pouvoirs temporels et spirituels autrement, en réaménageant le vieux partage indo-européen des trois fonctions cléricale, militaire, et économique? Qu’est-ce que la révolution médiévale de l’interprétation, et d’où vient notre droit, notre rapport à l’institutionalité? Pourquoi le terrible voile d’ignorance de la prédestination a-t-il dû nous séparer de la Justice, interdisant à quiconque fût-il roi ou prêtre de mettre la main sur cette réserve où chaque sujet appartient à Dieu seul, et pas même à lui-même? Pourquoi le désenchantement du monde, et n’y a-t-il pas d’autre alternative au magique et au démoniaque que cette instrumentalisation généralisée avec les désastres écologiques et les effondrements symboliques que l’on sait? Comment se fait-il que la prédication de la grâce ait ainsi tourné à l’absurde, à l’angoisse du vide, à la croissance effrénée des déplacements et des oeuvres humaines impuissantes à cacher ce vide?

Dans ces enquêtes passionnées et dans bien d’autres, des théologiens ont pris et prennent une place plus active qu’on ne le croit. Et il ne faut plus laisser dire qu’il n’y a rien de neuf en théologie. Ils travaillent sans trop manifester avec ostentation leurs découvertes, parce qu’ils ne savent pas où cela les conduit, et parce que l’époque n’est pas aux grandes synthèses triomphales avec orgues, trompettes, et index récapitulateur où l’on pourrait tout retrouver. Et puis ils sont intimidés, surtout pour les catholiques, par une intelligentsia anticléricale qui les a trop longtemps tenus en quarantaine, même si l’intelligence parfois brillante de ces adversaires porte souvent en creux la dette envers ce qu’ils ne connaissent que trop; et même si Bataille, Baudrillard ou Lyotard seraient inimaginables dans un pays protestant. Car ils ne peuvent s’arracher vraiment à ce qu’ils ont décidé de mé-connaître, et l’on voit soudain à l’approche de certains sujet leur intelligence se mettre en boucle et comme tourner à vide. Il faut bien dire qu’en face, et ce n’est pas ce qui intimide le moins les véritables théologiens, ces derniers ont affaire à des Eglises qui voudraient des « intellectuels », un clergé vraiment efficace, des militants et des maîtres d’un langage capable de faire autorité. Les Eglises toujours voudront des apologètes, et ce qui leur échappe ainsi, c’est que nul ne peut proposer un langage vivant, je dirai un langage nouveau-né, qui n’a pas été jusqu’à la mort du langage, jusqu’au dénuement total de son propre langage, sans savoir s’il pourra jamais en sortir.

Néanmoins ces théologiens, dans l’anamnèse de leurs recherches, avec peu d’autorité (comment en auraient-ils, pris comme ils sont entre l’anticléricalisme des uns et le cléricalisme des autres) mais avec beaucoup de crédibilité (mais n’est-ce pas ce dont nous avons d’abord besoin: de rencontrer des croyants simplement crédibles?), défont la nuit ce qu’ils font le jour dans leur discours qui cherche à promouvoir un sens commun. C’est leur manière d’être fidèles. Quand donc se lèveront des théologiens assez poètes pour ensemble, déconstruisant la parole, faire entendre une parole plus souveraine que toute parole seulement autorisée par le magistère ou par l’audimat?

3. Le choc des incultures

Nous sommes donc au point de reconnaître ensemble, étonnés, qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, mais aussi de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Mais n’est-ce déjà ce qui faisait la largeur philosophique de Platon? Pour moi, par exemple, non pas tant cette foi kierkegaardienne, inquiète de savoir si elle a la foi, mais cette grâce bien calvinienne de ne pas se soucier de savoir si j’ai la grâce, comme un coup de dés ébloui et immémorable, une évidence aussi inaudible que le bruit de fond du monde.

En effet, peut-être du fait de la génération, il y a toujours une part de dogme, d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les savoirs-faire et les figures transmises. C’est pourquoi il nous faut, et je parle moins ici de la théologie que de l’anthropologie, un peu de « dogmatisme méthodique ». Nous ne connaissons d’ailleurs pas de discussion qui ne comporte une part d’indiscutable, constituant comme sa condition de possibilité. L’argument peut ici être entendu comme celui de la peur des apprentis-sorciers: parce qu' »on ne sait pas » ce qui se passerait si on touchait à ces « dogmes », à ces boîtes noires qui symbolisent et autorisent l’identité des sujets comme l’institution du vivre-ensemble. Mais il peut aussi être entendu comme celui de la responsabilité entreprenante, qui part du fait que de toutes façons on y touche sans cesse, et qu’il vaut mieux faire de ces dogmes des interrogations transcendantales à la discussion, plutôt que les nier comme des crétinismes inutiles. Les deux postures ont d’ailleurs beaucoup à apprendre l’une de l’autre. Dans tous les cas, il y a toujours une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ou non, ne nous appartient pas. Il y a toujours une part où la parole résiste à la communication générale et ne peut plus être échangée comme une chemise, où elle nous tient au corps, comme la faiblesse du croire, plus tenace que toute puissance, et que l’on ne peut arracher qu’avec le désir de vivre.

C’est à cause de cette part que (mais on se demande si ce n’est pas parmi les croyants ajourd’hui qu’il faut chercher les derniers irreligieux!) les athées de notre société sont le plus souvent des athées du catholicisme, ayant pris de manière jacobine la forme en creux de la religion monarchique abandonnée ou combattue; plus rarement athées du protestantisme, ou du judaïsme, et bientôt de l’Islam, ces différents types d’athéisme souvent ne se comprennent pas entre eux, mais sans jamais pouvoir comprendre pourquoi. D’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient, et qu’ils sont alors les esclaves d’une inculture, ils s’apercevront peu à peu, et en même temps que nous, qu’ils sont condamnés à faire de ce massif dogmatique le lieu d’une remémoration critique. Et que nul n’a le monopole de ces scénarios, puisque nous tous en vivons et en mourons. N’est-ce pas pour mieux nous comprendre nous-mêmes et comprendre nos malentendus les plus tragiques, les plus comiques aussi, les plus irrémédiables, qu’un jour nous avons décidé, même provisoirement, de rester ou de devenir juif, protestant, musulman, catholique, ou quoi que ce soit d’autre qui nous revienne ainsi, de si loin que nul n’en a la maîtrise?

On retrouve les mêmes malentendus à l’échelle européenne, où les ruptures inauguratrices de la modernité ont pris des figures différentes, où les Lumières, l’Enlightenment et l’Aufklärung prolongent cette divergence de scénario, comme les réactions romantiques qui leur ont succédé. On pourrait continuer à l’échelle planétaire où la brutalité de l’impératif mercantile de la communication n’a d’égale que le choc mortifère des incultures. Avant de programmer de bienveillantes rencontres interreligieuses qui se terminent dans le petit potage religieux de chacun, c’est d’abord notre propre inculture qu’il nous faut travailler par cette anamnèse, et l’élargissement surgira en creusant le rhizome de ce que nos propres « noyaux » comportent de plus vif et de plus singulier. Car les textes bibliques participent de l’intérieur à toutes les cultures encore actuelles du Proche-Orient, et la culture grecque consonne aussi avec les cultures africaines. Il ne s’agit rien de moins que de tout cela, et c’est urgent. La théologie apparaît alors comme une discipline et une expérience de décloisonnement, oui, d’élargissement: non seulement de déchiffrement de l’imaginaire commun mais de recréation capable de le bouleverser.

4. La fidélité dans la Tempête

Car il n’y a pas que l’anamnèse dans la vie. Les dogmes ne seraient-ils que la chambre obscure de nos dettes, des scénarios à nous repasser indéfiniment? Et peut-on, sous ce prétexte, obliger quelqu’un à la fidélité, l’incarcérer dans un dogme irrémédiable, sans voir que « la Tempête », la vie, l’histoire, l’a arraché à son enfance et jeté dans un autre monde? Est-ce une île, un autre continent, est-ce la même ville ou la même vie vues soudain sous un tout autre jour? Deviendra-t-il pirate, jetera-t-il les plans d’une utopie, s’effacera-t-il avec bonheur dans la langue de son hôte, sans même avoir pu divorcer épousera-t-il une personne de cet autre monde? Il ne sait rien encore de ce qui l’attend. A tâtons il se relève, il ne reconnaît plus rien, même les vieilles choses familières n’ont pas la même couleur, il ne se reconnaît plus. Et il lui faudra bien réinventer quand même un habitat qui lui fasse de quoi vivre, et qui redispose les traces invisibles de son habitat antérieur. On ne bricole pas dans le vide. N’est-ce pas cela, la fidélité véritable, cette capacité soudaine à tout réinterpréter à nouveau? Cette capacité même à abjurer, à trahir, pour convertir sa vie, pour donner sens à ses lacunes, mais aussi bien pour donner de l’altérité à sa totalité ou à son identité? Qui peut, sans mourir, prétendre nommer entièrement sa fidélité, si elle est ce qui le traverse et qui le dépasse? Loin de s’enfoncer sous l’aile protectrice du passé, mais loin de se tenir à distance horrifiée d’un passé mort, la vie s’interprète par sa capacité à en faire surgir de nouvelles figures, à rouvrir dans le passé des promesses enfouies et jamais encore tenues, à lancer même des promesses à la hauteur inédite des épouvantes de demain. Cette fidélité vive, qui nous manque tant, regarde avec dégoût un monde où l’on jette tout pour ne pas s’alourdir dans la tempête ou sur le marché. Mais quand elle revient dans son pays rose et rouillé la voici qui regarde aussi comme usurpation cette fidélité exclusive et bétonnée qui jamais n’a quitté son sol.

C’est ici qu’il faut parler de l’Eglise, et des Institutions de la religion en général. Qui ne voit la tempête? Qui ne voit le caractère mortel et fragile de nos églises comme de nos civilisations, de nos religions comme de nos langues? Oui, elles naissent, vivent et meurent. Et nous devons passer par ce deuil, le deuil des institutions qui nous protégeaient de la mort; il serait trop facile sinon de faire nos petits arrangements avec la mort lointaine de l’homme ou de Dieu. Les catholiques acceptent volontiers, et avec beaucoup de lucidité, l’idée de la disparition des églises issues de la Réforme, qui ont il est vrai à peu près épuisé les variations dont elles étaient capables, sans voir que la Contre-Réforme qui était leur raison d’être est elle aussi achevée, dans ce sentiment mitigé de réussite et de résignation qui accompagne tout achèvement. C’est cette idée d’une inévitable disparition de nos langues, de nos religions, de nos cultures, qu’il nous faut donc réciproquer, jusqu’à son universalité, et pour voir tout ce que cela change! Toute église est provisoire, et s’il est un temps pour « maintenir », il est un temps pour finir et un temps pour commencer. Il est un temps où il faut accepter que l’église n’existe pas, qu’elle est à refaire ensemble autour de quelques gestes si simples qu’ils disparaîtraient rien qu’à prendre trop conscience d’eux-mêmes[1]. Car toute tradition accepte un jour de perdre son nom pour se marier avec une autre, qui ne perd rien pour attendre. Toute identité d’ailleurs meurt d’exogamie comme toute identité en naît, et n’était-ce pas l’idée-force de Paul?

C’est ce consentement initial à une sorte de perte d’identité qui nous est demandé. Si d’ailleurs nos confessions sont à la gloire de « Dieu seul », cela relativise beaucoup les crispations identitaires, et autorise la diversité des langages et des formes de vie dans lesquelles le culte est rendu à ce Dieu. L’obligation de se soumettre à un culte à voie unique serait une manière de croire l’honneur que nous rendons à Dieu plus grand que Celui à qui nous le rendons! D’ailleurs le geste inaugural de retour aux Ecritures découvre une irréductible pluralité des voix là où l’Eglise voudrait ne voir qu’un seul chemin. Au contraire, la pluralité des croyances et des formes de culte, comme un honneur plus vaste, interdit à chacune de se croire la seule et de se pervertir dans un rêve de puissance et de permanence. Et comme le dit Ricoeur, c’est dans ce que chacune de nos traditions ont de plus créatif et singulier que nous éprouvons une sorte de connivence profonde pour ce qu’il y a de créatif, de vivant et de singulier dans la culture des autres.

Il en va de leur honneur: les Institutions de la religion ne peuvent pas répondre à la demande intégriste, thérapeutique, ou fondamentaliste comme un centre commercial suit les tendances du marché. Face à la demande d’identité chaude ou intégrale, face à la demande d’un savoir magique qui soit la clé de tout, face à la demande d’une morale fondamentale, indiscutable et rassurante, elles doivent « différer » les réponses à ces demandes, ne pas laisser boucher l’absence que ces demandes désignent[2]. Elles ne peuvent qu’interroger Dieu et chercher cette absence que nous sommes, qu’interroger les Ecritures et la multiplicité mêlée des langues, qu’interroger la Grâce d’exister, en dépit du mal et plus encore ensemble.

5. L’imperceptible absence

Reste donc l' »absence ». Je ne peux m’en déprendre. Anciens ou Modernes, c’est elle qui nous fascine, elle qui nous enchante. Elle est notre mythe central, elle est notre dogme à blanc, inaudible, et nous passons notre temps à l’interpréter. De quoi est-elle le retrait, l’irrémédiable béance? Voici déjà, à titre exemplaire, troits traits de son spectre, là où l’on l’y chercherait le moins. On dit notre société débauchée, matérialiste, et vouée à l’implosion dans ses propres simulacres.

Mais premièrement, derrière la soi-disant débauche sexuelle, ce que nous pouvons voir, c’est encore une fois un programme religieux, exploré diversement par diverses hérésies de l’Antiquité tardive, mais rassemblé ici dans une passion pour l’énigme du corps, une véritable mystique de la singularité des corps. Et la traque du corps, sous toutes ses figures possibles, jusqu’à l’image pornographique, n’est–elle pas une recherche extasiée ou désespérée, conduite par la question: quelle est la forme de l’image de Dieu, si les humains sont « faits à son image », et que cela reste une absence? Dans cette mystique du corps, ne voit-on pas encore les effets d’une théologie de l’Incarnation et d’une longue histoire du regard catholique sur la chair?

Et deuxièmement, derrière le soi-disant matérialisme des sciences et des techniques, ce que nous pouvons voir, c’est le geste du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au centre, l’absence du savoir, la plus totale « désorientation ». Or on ne le comprend pas sans le geste calviniste qui remet tous les fidèles à équidistance des Ecritures, dans un retour radical à un « oublié », qui voudrait effacer les traces intermédiaires, car c’est par tradition que le protestantisme efface les traditions, et cette capacité d’effacement est son génie, sa seule délicatesse; c’est aussi son impuissance, car il est difficile d’effacer entièrement toute tradition et l' »oublié » se dérobe dans une Révélation dont on ne peut déchirer les voiles et les textures historiques qu’en la détruisant. Mais c’est ce qui fait sa véritable mystique. En ce sens l’interrogation est la mystique discrète de l’Occident. Et sans ce geste on ne comprend pas davantage ni le déploiement des sciences, ni celui des démocraties modernes.

Et troisièmement, derrière la société du simulacre, la simulation généralisée du jetable, de l’ultra-moderne ubiquïté et du spectacle, on pressent l’effroi de la séparation, la terrible absence d’une Réalité qui s’éloigne d’autant plus que l’on projette vers elle un réseau plus dense et plus puissant de techniques, de télé-communications, et de représentations. N’est-ce pas le destin de l’humanité, s’étant mise à distance du sol, d’avoir libéré la main pour l’outil, la bouche pour la parole, et le regard pour l’invisible? Et dans cet abîme entre nous et le monde, nous et les autres, nous et nous mêmes, quelle nouvelle drogue, quelle langue de bois, quels anges tristes et encombrés d’eux-mêmes allons-nous vite fourrer, pour boucher la béance laissée par « Dieu » dans notre perception?

Ne parlons pas de l’absence du temps, du passé absent de l’histoire là même où il n’est pas fini, du futur absent de nos espérances là même où elles se figurent quelque chose, du présent absent tant de nos inconscients que de nos consciences, et fuyant nos doigts. On pourrait dire ainsi que l’absence est notre « scepticisme méthodique », le point exact, comme les idées de Platon, où notre interrogation se tait. Ce qui nous remet tous à équidistance. On pourrait dire que l’absence est notre agnosticisme, notre insouciance à savoir ce que nous ne pouvons savoir, et notre décision de placer cette distraction à la pointe fine de nos connaissances. Mais cela ne suffit pas encore. Car on pourrait dire aussi, pour augmenter la polysémie de l’absence, son vide ou sa mystique, que tous nos humains échanges présupposent un Don premier, originaire, qui les frappe d’une sorte de dette « transcendantale », qui est à la fois leur condition de possibilité et leur point inscrutable. Dans notre histoire religieuse et dans le scénario de notre culture, c’est sous le nom de « grâce » que nous avons énoncé cette dette[3].

La grâce est bien ce que nous ne pouvons produire, nous procurer, nous donner. C’est ce qu’en disait le vieux Karl Barth, dont la volumineuse Dogmatique, pour ceux qui s’en souviennent, rappelle cette donation originaire et fondatrice, cette pure réception passive pour nous, mais absente et indifiniment différée, inaccessible à nos efforts et à nos langages. Je m’avance ici vers des rapprochements périlleux, le temps de faire voir ce que je veux montrer. Comme le soleil chez Bataille, la grâce n’est-elle pas cela qui nous est donné dans une telle surabondance que nous ne pouvons que la rendre diversement et finalement en pure perte, pour rien? Mais aussi n’est-elle pas, comme le Monde de la Vie chez Edmund Husserl, cet entrelac, cette texture disséminée de chair et de paroles déjà là, que nous ne pouvons nous donner, comme absente, retirée, irrémédiablement oubliée dans sa donation même. C’est sur cette vitre d’absence que viendra buter une pénoménologie du corps à la Michel Henry, ou de l’altérité à la Lévinas. Car l’aporie, l’impasse de la phénoménologie husserlienne à trouver le sol d’une prédonation passive enfin solide et sur lequel nous pourrions construire nos nominations et nos sciences, affilier nos identités et notre éthique, est plus constitutive de notre condition que les issues que l’on pourrait lui trouver dans une présence ou dans une altérité définitives.

Il ne s’agit donc pas de dissoudre ce « dogme à blanc », cette inscrutabilité, mais d’en explorer les effets. Il nous faudra bien ainsi nous retourner, nous détourner de cette absence fascinante, pour l’interpréter autrement. C’est vers cette percée, cette réinterprétation, cette recréation, cette réouverture d’un espace à vivre, d’un monde à cohabiter, que nous nous retournons maintenant. Rescapés que nous sommes, nous qui sentons notre vie comme mise à blanc, nous ne pouvons que repartir du dogme visité par l’anamnèse, mais ravagé par la tempête qui a démantelé nos institutions, nos habitats les plus durables, et nous restons frappés par l’irrémédiable absence de ce qui nous fonde. Considérons simplement pourquoi les Anciens ont eu besoin du canon biblique, dans l’absence et dans l’urgence vitale de cohabiter.

6. Le conflit canonique

Les travaux les plus récents des biblistes insistent inlassablement, sans que l’on en ait tiré toutes les conséquences, sur cette observation simple. Que les moments de réaménagement, de rédaction (mais il faudrait dire de mise en page, de montage) canonique viennent clore des périodes de conflit, pour sans doute en rouvrir d’autres. C’est une toute autre issue au conflit que celle par l’exclusion du bouc émissaire. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert.

N’est-ce pas ce sens proprement politique du conflit enfin honoré et respecté qui nous manque aujourd’hui? Pourquoi avoir à ce point déserté tous les champs de bataille? Pourquoi par exemple l’écologie politique est-elle pensée comme la réconciliation planétaire et non comme le lieu des conflits d’échelles les plus aigüs, et le lieu des compromis les plus délicats pour cohabiter dans un monde fini? Pourquoi la crainte de faire du mal s’est-elle dissolue dans l’impuissance à désirer tout bien, à voir que les humains peuvent être en conflit aussi sur ce qui fait mal? Pourquoi cet absentéisme?

La fascination de l’absence évoquée plus haut, essayons encore de l’interpréter dans la perspective ouverte ci-dessus, du canon comme conflit. C’est ici le centre vide dont parle Lefort, pointé par Détienne et Vernant dans le rêve grec d’une cité faisant cercle isonome autour d’un centre où nul ne peut s’établir. Mais c’est aussi la stupeur de Juda et des autres qu’au procès de Jésus il ne se passe rien, et c’est l’absence pointée par de Certeau, où le tombeau vide au matin de Pâques oblige en quelque sorte la communauté chrétienne à refaire un corps disséminé à partir de cette absence première. C’est aussi l’absence du Jugement Dernier et même de règles transcendantes, qui nous oblige « en attendant » à interpréter dans nos vies ce que nous imaginons être la justice, à tirer nos règles et notre modus vivendi du différend lui-même. Ce qui peut nous intéresser ici, c’est justement le fait que ce soit ce mélange de motifs qui seul puisse soutenir l’idée d’une fondation de la démocratie autour d’un centre vide. Le centre n’est vide que parce que plusieurs traditions pourraient y prétendre, et consentent à soutenir ensemble son vide, c’est à dire à évacuer son centre. C’est cette pluralité qui fait la solidité de la voûte civile. Sans elle la première ou plutôt la dernière religion venue envahit tout à elle seule, car la culture a horreur du vide.

Sans ce soutien, qui permet à la fois de réinterpréter les traditions dans un contexte non autoritaire, et d’ouvrir la figure même de la communauté (en cercle autour du centre vide) au conflit délibéré des interprétations, la démocratie deviendrait aisément le substitut définitif et indiscutable de la révélation. On ne voit pas en effet ce qui pourrait empêcher une telle délibération démocratique de devenir le club de ceux qui, partageant en fait la même tradition, prétendent l’imposer universellement par le seul préjugé qu’ils ne se fondent sur aucune tradition. Un tel fondement, parce que définitivement au-dessus de toute discussion possible, ne serait-il pas un fondement discrétement plus totalitaire que les traditions les plus autoritaires? Si l’absence est fondatrice, nous devons résister à son fondamentalisme, et notre résistance consistera à l’interpréter, à l’ouvrir à l’espace des interprétations qui fait la vie de toute société. C’est justement la notion de consensus par recoupement que Ricoeur reprend de Rawls. Ainsi les différentes parties prenantes, chacune avec sa tradition, son style d’argumentation, et sa capacité propre d’innovation, peuvent apporter leurs motifs spécifiques au même corps symbolique de croyances, de figures ou de principes communs. C’est d’ailleurs cette voute pluraliste des croyances, ayant chacune renoncé à se prétendre le pilier, qui structure par sa tension même un espace central de cohabitation. On y trouve donc à la fois le respect du conflit des interprétations, et l’élaboration d’une cohérence qui n’est ni la juxtaposition de communautarismes, ni la pure procéduralisation d’un consensus pragmatique minimal, mais la possible invention à plusieurs, dans un moment et un lieu donnés, d’une cohérence nouvelle.

7. Une promesse nous retient

C’est ici le mot important. Nous ne sommes pas condamnés au face à face entre la cohésion de chacun engoncé dans sa différence et du consensus ramené à quelques règles formelles de non-contradiction. Même si nos dire et agir répondent à des questions, des impératifs, des défis ou des appels différents, la cohabitation de ces réponses arrache à chacune d’elles de nouvelles significations, et soulèvent de nouvelles interrogations, de nouvelles vocations.

Admettons que nous ne puissions nous comprendre qu’en partageant, en deçà de nos diverses réponses, les mêmes questions implicites: pourquoi le travail infini de cette conversation qu’est la réinterprétation croisée de nos réponses n’engendrerait jamais une seule question neuve, une interrogation inédite et pourtant partagée. N’est-ce pas cela qui fait que des contemporains soient parfois vraiment « contemporains ». Du fait de la génération, ce n’est pas seulement de l’implicite, des dettes immémoriales que nous trouvons: mais tout autant ce déplacement de l’interrogation vive, la problématisation de ce qui répondait si bien aux questions de la génération précédente, et qui, en s’autonomisant, ouvre un autre monde que celui auquel on s’attendait. C’est à cette créativité que Ricoeur s’est attaché, à ce travail proprement poétique par lequel une oeuvre ouvre un monde ensemble habitable autrement. Et cette « poétique » de la promesse est coextensive au sens « politique » du conflit, de la tension tenue et maintenue.

Car une oeuvre, pensons mais entre autres au texte biblique, a d’autant plus de force poétique qu’elle mêle et rapproche des régimes de langage, des mondes vécus, que l’on tenait pour incompatibles. Non qu’elle les substitue dans un manège ou un échange où leurs différences s’estompent. Mais qu’elle les place au contraire dans une telle obligation de devenir « compossibles » que la tension la plus vive dérègle leurs significations ordinaires. Elle fait voir ainsi un monde plus dense, plus riche en singularités, en compossibilités. Une culture, de même, ne naît pas toute seule d’immaculée autoconception: elle ne vit que par sa capacité à recréer en elle les cultures toujours croisées dont elle est issue. C’est ce mélange qui est divin, s’il enfante quelque chose.

Cela ne va pas sans une excommunication première, car cette promesse brise la communication établie. Elle la suspend, l’intrigue et la fait bifurquer. Comme l’honneur rendu aux conflits, cette promesse réinterprétée nous retarde et nous ralentit dans un monde brûlé par la vitesse; mais il ne s’agit pas seulement de la fonction de « machine à ralentir » généralement endossée par les religions: il s’agit de rompre avec ce que l’on croyait commun. On voit mal, d’ailleurs, comme l’observe Kierkegaard, comment Jésus aurait été crucifié pour un gentil bavardage! L’examen simplement littéraire des quatre Evangiles, canon de canons, atteste un Jésus plus stratège, plus rabbin, plus chorégraphe, plus cynique au sens grec et controversiste, plus thaumaturge, plus psychologue et fabuliste, plus apocalyptique, plus sceptique, plus tendre et plus imprécateur, bref plus « contradictoire » et autrement cohérent que ce que nous imaginons. Le scandale, à mon avis terrifiant, d’entendre Paul proférer qu’il faut en passer « par un seul » doit lui-même éclater dans la discordance de cet « un seul ». C’est de cette tension qu’il a vécu et qu’il est mort, de cette passion pour le compossible. Et pour moi il en est de même pour toutes les figures vives, pour toutes les cultures dans lesquelles l’humanité a « pris ». Mais ce deuil est ce qui nous enfante, notre seule chance d’échapper au vis-à-vis mortel entre le seul poids d’une dette immémorable et la pure réduction à notre commun vide. De nous com-promettre ensemble à autre chose.

Olivier Abel

Publié dans Esprit 1997/6.

Notes :

[1] Voici quelques-uns de ces gestes: 1) la Cène comme un dernier repas pris ensemble, ou un jeûne commun, que l’on cesse de trop répéter comme une madeleine bientôt sans saveur, mais plutôt ce partage d’un corps symbolique si ample qu’il va de la compassion inconsciente pour chaque être qui désire être à la justice universelle qui redistribuerait tout; 2) le baptême non comme une estampille d’appartenance ni même comme un vaccin contre la mort, mais comme cet éblouissement d’être simplement ici, de n’être pas rien, cet instant de grâce qui nous laisse trop vivant pour ne pas nous resouvenir qu’on l’a toujours déjà reçu en naissant, ou pour ne pas le redemander maintenant (on peut choisir la date de son baptême, avis aux astrolâtres); 3) le geste encore de lire ensemble nos et leurs Ecritures, y plonger nos visages comme dans les traces étonnantes d’un autre monde, absent et soudain plus présent que le nôtre, faisant craquer les portes et les jointures de notre monde, et les yeux levés sur notre monde sentir cet ébranlement inachevé; 4) le culte comme théatre sacré, où l’interprétation n’est pas théologie mais art, tragique et jazz, remise en scène des scénarios profonds de notre culture, jusqu’à les faire bifurquer là où ils ont trop fait de mal; 5) le mariage aussi, acte politique par excellence, qui n’a de signification proprement religieuse que s’il déplace les identités et les mixte, et reconnaît la double-appartenance comme un moment nécessaire de confusion.

[2] Le passé des religions a été, et rien ne fera jamais qu’il n’ait pas été, pour le meilleur et pour le pire. Mais il n’est plus, et rien ne doit nous interdire le deuil de ce qui n’est plus ni de faire place à ce qui peut être. On ne commence pas dans le vide, et heureusement. Au contraire, si le pouvoir spirituel est à ce point vacant, ce n’est pas qu’il soit à ramasser ni que la révolution spirituelle n’intéresse personne. C’est que l’on recommence dans le trop-plein, que l’on n’ose soulever le couvercle, et que recommencer suppose la joie tout à fait ludique de réinterpréter tout cela; suppose l’énergie et le désir de recréer un espace à vivre à partir de ce matériel disponible, merveilleux. Or ces matériaux-là sont libres et n’intéressent  presque plus personne. Mais c’est l’énergie, le désir, la joie d’en recréer des choses vivantes qui nous font défaut, et comme les Curiaces le temps nous défait un à un. Et puis ce qui empêche ceux qui s’adressent aux églises et aux religions de se comprendre les uns les autres, c’est qu’ils ne demandent pas la même chose. Cela fait d’eux une communauté inavouable, une communauté qui n’a peut-être rien en commun. Je vois en effet une triple demande adressée aux religions, d’un « supplément » de morale, d’un savoir plus « total », ou d’une identité capable de « traverser » le mélange des langues, qui sont des demandes incommensurables, et qui doivent être aussi déchiffrées dans les figures perverses des intégrismes religieux. Car nous nous sommes trop longtemps rassurés à bon compte à ce sujet en nous disant qu’ils n’étaient que le prurit d’une transition sociologique des identifications communautaires, liée aux migrations et aux nouvelles urbanisations. La demande d’une morale plus solide, éventuellement plus solidaire, et qui rassemble des vies en miettes, la demande simplement de savoir, de comprendre, de rapporter nos sciences, nos techniques et nos arts à un monde moins cloisonné, tout cela existe et ne saurait être réduit à la fonction d’identité. Ce qui nous est demandé, ce n’est pas seulement un consentement initial à une sorte de perte d’identité, mais aussi à une perte de savoir qui nous remette tous à équidistance du droit d’interroger, et à une perte de morale qui nous rappelle au bord du vide la simple grâce d’exister.

[3]  Généalogie de la grâce/ Grâce et Néant: Je repasse le doigt sur le « nihilisme méthodique » de Nietzsche, voulu méthodique par ce fils de pasteur pour en finir, puisque « ne pas en finir » est justement pour lui le symptôme du nihilisme. A-t-il été jusqu’à l’absence, en est-il revenu les bras chargés comme ceux d’Orphée d’une splendeur qui est simplement, au dire de Rilke, d' »être ici »? Charles Maurras, dans sa perspicacité anti-germanique, affirmait que la conséquence était directe de la liberté de Luther au nihilisme nietzschéen. Essayons de repasser le film de ce qui s’est passé à partir de l’annonce de la seule Grâce, génération après génération. Après tout, l’institution, le dogme lui-même, ne sont-ils pas là justement pour nous permettre d’enjamber la génération, la mort et la naissance, le fait qu’une « proposition » réponde à d’autres questions qu’à celles de ceux à qui une « première fois » elle avait répondu, et soulève d’autres interrogations qui lui échappent? Le lecteur me pardonnera ce nouveau détour, par ma propre remembrance de protestant, et que je ne prévoyais pas en commençant ce texte.

La première génération est celle de Luther, obsédée par la damnation, c’est à dire par cet interminable Procès où nous ne savons si nous devons plaider coupable (parce que le commandement d’amour est impraticable), ou non-coupable (parce que le malheur est trop lourd). La Grâce apparaît comme la seule issue à cette situation inextricable, non comme le couronnement surnaturel de nos naturelles aspirations, non comme le sommet d’une échelle où les oeuvres humaines, en se spiritualisant, se laissent illuminer par Dieu, mais comme l’oeuvre de Dieu seul. Nous sommes justes, en dépit de notre culpabilité, parce que cela nous est donné, dans notre désoeuvrement même. En nous dépouillant de toute prétention à réaliser notre salut, en nous nous abandonnant à la Grâce de Dieu, cette confiance nous envahit, et culbute toutes les catégories du procès et de la justification.

La seconde génération est celle de Calvin, auditeur de cette prédication de la Grâce. Il n’y revient pas. Tout commence avec la Grâce. On ne peut pas influer sur son salut, on ne peut que le recevoir. A tel point qu’il n’est pas besoin ni utile de s’en soucier, et que se soucier de sa justification devient la marque même du péché, la preuve qu’on ne s’est pas entièrement vidé de tout souci de soi. Il y a une « insouciance » calviniste, et le seul problème valable est celui du « comment rendre grâce »? Qu’est-ce qu’on fait? Le champion de la foi, ici, ne doute pas de la Grâce, ne doute pas d’être élu, et agit toute sa vie « comme si » il était élu, choisi, béni par Dieu. Et il ne comprend pas qu’on puisse douter, ni qu’on puisse rester planté là les bras croisé sans rien faire de ce qui nous a été donné. C’est pourtant ce qui arrive aux générations suivantes. L’un des fils s’enfoncera dans le tourment, dans l’angoisse d’une culpabilité d’autant plus infinie qu’il ne s’agira même plus d’oeuvres ni de mérites mais d’une incapacité à la confiance. La foi sera ici rongée par le doute de savoir si on a la foi. On lui conseillera d’agir « comme si », de multiplier les oeuvres non comme des moyens mais comme des preuves, des signes de l’élection, et de ne pas perdre un instant, mais il aura du mal, et il ne le fera qu’en s’aigrissant. Un autre au contraire tombera dans le « trou noir » de la Grâce, d’un désoeuvrement total, d’une paresse de lys des champs. On aura beau l’exhorter au contraire à donner des fruits, rien ne pourra plus entamer sa tranquillité, ce sentiment d’une Grâce universelle qui brille pour tous, et dans lequel il peut s’effacer; il a de toute façon « déjà son salaire » et ne demande plus rien.

Mais une toute autre interrogation surgit à la dernière génération, pour autant qu’il y en ait encore une, que le poids de ce souci de savoir si on a la foi (qui est peut-être la foi même), ou la légèreté de cette insouciance de savoir si on a la Grâce (qui est peut-être la Grâce même) n’aient pas éliminé les protestants survivants, en renvoyant les premiers vers des religions plus rassurantes, ou les seconds vers le monde de tout-le-monde (qu’ils « inventèrent » probablement, comme l’inventèrent des juifs perplexes ou des catholiques excommuniés). C’est que dans l’assurance d’être élu se glisse soudain la question: « mais pourquoi m’a-t-on choisi? Pourquoi suis-je élu? A quoi est-ce que je sers, et si je suis superflu mon existence n’est-elle pas absurde, factice, vide de dette mais aussi de qualité, de signification? Est-ce même que j’existe? » Se souvenant vaguement des prédications d’un de ses grand-pères, il est possible alors qu’il se jette dans l’action, dans la prolifération des oeuvres, pour multiplier les preuves, non plus de son salut, mais de son existence même: il ne perdra pas un instant, augmentera ses échanges et ses déplacements (quand on roule au moins tout a un sens!), de peur s’il s’arrête d’être happé par le néant. Le trou noir de la grâce est pour lui le noyau même de la dépression qui le guette. N’est-ce pas ici que nous en sommes? N’est-il cependant pas possible d’entendre la Grâce comme ce qui répond non plus au péché mais au néant, au sentiment que tout est vide et absurde. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une Grâce, plus merveilleusement absurde encore que tout. Toute apparition d’une existence, d’un être qui désire être, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce, et un plaisir pour Dieu. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être, qui doit avoir un sens, même si nous ne savons pas lequel.  Notre réponse au simple fait d’être nés, c’est d’interpréter notre existence comme une action de grâce. Mais cette « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité, car chacun de nous a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la Grâce.