« Élégie à la résurrection »

Dans le contexte contemporain, il faut avouer que la Résurrection détonne, intempestive, presque gênante. Je voudrais d’abord camper caricaturalement cet envahissant paysage. À la fin de Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt écrivait que “ ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas l’immortalité, c’est que la vie soit le souverain bien. Ce postulat est certainement d’origine chrétienne, mais il ne constitue dans le christianisme qu’une importante circonstance secondaire ”[1]. Laissons pour le moment de côté cette dernière remarque : selon Arendt, nous assistons donc au triomphe des valeurs du travail et du bien-être de la Vie sur la valeur des actions et des paroles par lesquelles nous participons à la Cité.

Et il faut dire que le triomphe de la Vie comme idéologie politique s’oppose en tous points à la conception arendtienne de la cité comme espace public qui donnerait un cadre durable à la fugacité des actions et des paroles par lesquelles les humains cherchent à montrer qui ils sont. Ce théâtre d’apparition dans lequel chacun tente d’interpréter son destin et qui compense la fragilité et l’éphémérité de nos existences, c’est l’immortalité que donne la réputation des actions d’éclats et des paroles inoubliables. Or nos démocraties préventives et assurantielles se soucient peu de cela, elles veulent la gestion optimale de la vie et des patrimoines génétiques, leur conservation et leur augmentation (et sinon accidentellement le génocide, du moins l’isolement sanitaire des formes de vie pathologiques).

Et il faut dire également que le triomphe de la Vie comme idéologie religieuse s’oppose à ce que d’aucuns appellent la culture de mort de notre société, dans laquelle de manière manichéenne on peut compacter tout ce qui résiste à cette nouvelle Religion, qui se présente sous le mot d’ordre thérapeutique de la guérison. À la rigueur on supportera une résurrection-convalescence. Les nouveaux prêtres sont tous des thérapeutes : ils ne cherchent qu’à maximiser la Vie, à transformer toute perte en don, tout deuil en métamorphose, toute naissance en gestation. Car dans ce discours il n’y a pas de place pour la naissance, pour la discontinuité, pour la rupture : les vivants ne sont que des formes successives du même genre, et les embryons sont déjà connus, sexués et prénommés bien avant leur naissance. Dans cette religion ultra-moderne (son fanatisme n’a rien de conservateur), la naissance, la mort, la résurrection n’ont guère de sens, et sont comme estompés dans le processus général de la Vie qui marche évidemment vers son point oméga !

Nous avions noté au passage que pour Hannah Arendt, le triomphe de la Vie est un lointain avatar d’ “ une société chrétienne dont la croyance au caractère sacré de la vie a survécu, absolument intacte, après la laïcisation et le déclin général de la foi chrétienne ”. C’est que le christianisme, par sa prédication de la Résurrection individuelle, “ avait renversé l’ancien rapport entre l’homme et le monde et élevé ce qu’il y a de plus mortel, la vie humaine, au privilège de l’immortalité détenu jusqu’alors par le cosmos (…) Ce renversement ne pouvait être que désastreux pour l’honneur et la dignité du politique (…) L’aspiration à l’immortalité passa désormais pour vanité ” (ibid. p.391). On peut ainsi se demander si cette idéologie de la Vie n’est pas ce qui reste du christianisme quand on ne croit plus à la résurrection, et qu’on n’en garde qu’une forme affaissée et aplatie.

Que nous est-il arrivé ? À quelle question vive répondait la résurrection ? Dans la cité antique, les anciens cherchaient l’immortalité dans des actions impérissables : mais que devenaient les anonymes, les sans réputation ? Dans la tradition hébraïque, ils avaient la généalogie, la mémoire d’un peuple de descendants : mais que devenait la singularité mortelle de chaque individu, laissé au bord de la route des générations ? La résurrection individuelle répondait à tout cela, plus charnelle que toute immortalité, plus singulière que toute réincarnation des âmes, plus glorieuse que toute réputation. Penser la résurrection permettait de supposer ou d’imaginer une Justice à la fois plus singulière et plus vaste que toute rétribution humaine.

Du point de vue de la résurrection, en effet, personne n’a jamais entièrement son salaire, personne n’a été entièrement et exactement reconnu, et moins encore par lui-même. Et si rien ne sous sépare de la justice amoureuse et singularisée de Dieu, pas un cheveu de nos têtes ne sera perdu. Mais simultanément, tout le monde a toujours déjà son salaire, et dans la gratitude d’avoir simplement existé pour rendre grâce, personne ne demande la résurrection pour soi-même. Et même s’il demande la résurrection pour tous les autres, et que leur existence ait laissé une différence dans la mémoire de Dieu, chacun ne demande pour soi qu’à s’effacer sans laisser de trace. La résurrection est en ce sens au-delà de toute mémoire comme de toute imagination, de toute représentation, immémorable, inimaginable, irreprésentable : plus singulière que toute identité biographique, plus sensible et corporelle que toute action glorieuse.

La résurrection prend la mort au sérieux, dans son terrible laconisme. Elle soutient l’ensemble des réponses à la mort, autant celles par lesquelles nous nous rassemblons face à elle pour ne rien perdre de ce que nous aimons, que celles par lesquelles nous nous dépouillons de tout souci de soi. Elle soutient la pluralité des formes de mémoire, depuis la mémoire collective (la généalogie des peuples ou la cité des saints) jusqu’aux narrations les plus individualisées. Depuis les grands drames fondateurs jusqu’aux plus modestes élégies, pénétrées d’un parfum d’autant plus singulier et universel que plus anonyme. Depuis les Jugements Derniers où tout sera pesé et rétribué, jusqu’à l’éblouissement apocalyptique où tous les “ moi ” s’effacent. Nous ne savons pas, en effet, ce qu’est la mémoire de Dieu, ce qu’est notre image au miroir de Dieu. Mais nous connaissons déjà la diversité des formes bibliques de la mémoire, qui élargit nos attentes. Et nous savons qu’en Dieu, notre image sera encore plus singulière que nous, plus ressemblante!

Car finalement c’est ce qui me manque le plus dans cette religion de la vie d’où toute résurrection a disparu : je ne m’y sens pas vraiment autorisé à me montrer, à essayer de faire voir aux autres “ qui ” je suis, à le leur demander ; et je ne me sens pas autorisé à m’effacer, à disparaître, à ne plus me soucier de moi-même, à me retirer de toute course à la réputation. C’est alors que j’en finis plus de rien, que je n’en finis plus de reproduire, de continuer le processus. La résurrection est ce qui m’autorisait à être né et à me montrer, comme à me retirer et à mourir. La résurrection permettait la rupture. Cela nous manque désormais.

Olivier Abel

Publié dans Études n° ?? 2000

Note :

[1] Paris : Calmann-Lévy (coll. Agora), 1983, p.397.