« Les héritages : l’inventaire, le conflit, le choix »

Je voudrais commencer le débat par la prolongation de ce que disait Jacques Legoff, parce que le rapport des générations entre elles touchant à cette question de l’héritage est essentiel. Examinons donc, comment, de génération en génération, nous avons cette dialectique de la mémoire et de l’oubli, et comment l’histoire reconstruit les mémoires ensemble et, je dirais aussi, les oublis ensemble. Or cela se fait par un inventaire et un choix de ce que l’on retient comme important. J’attaquerai cette question sous 4 angles, en vous proposant 1) de rouvrir tranquillement les traditions ; 2) de ne pas sous-estimer le conflit des mémoires, sur lequel J. Legoff vient d’insister ; 3) de libérer la multiplicité des héritages européens ; et 4) en conclusion, d’honorer les désaccords fondateurs de et dans cette mémoire commune.

Premier angle : rouvrir les traditions

Pour rouvrir les traditions, j’ai fini par choisir une entrée philosophique, avec une conférence de Husserl, à Vienne en 1935, qui était un peu le dernier cri de Husserl avant son silence final, conférence intitulée “La crise d’une humanité européenne et la philosophie ”. C’est donc à Vienne, en 1935, on imagine le contexte. Et ce qu’il dit à ce moment-là, c’est que cette crise de la culture et de la civilisation européenne tient au fait que son intention originaire a été oubliée, perdue. L’idée qui animait l’Europe a été enfouie ; il faudrait donc revenir sur les intentions originaires comme une intention perdue, ou pervertie. Et il faudrait critiquer les réalisations au nom des intentions fondamentales, rouvrir les intentions, rouvrir les héritages comme des intentions. Rouvrir les héritages comme des promesses qui n’ont pas été tenues complètement.

Il faut donc choisir d’hériter. Il n’y a pas d’héritage automatique, et c’est justement le cœur du problème, beaucoup plus délicat et difficile que nous ne le croyions. Il faut que nos jeunes choisissent d’hériter, il faut qu’ils se déplacent pour accepter de prendre l’héritage, d’y prendre part. Je crois que nos sociétés d’aujourd’hui sont nerveuses parce que justement on a à faire à des sociétés qui vivent dans un présent étroit. Un présent qui n’a pas assez de mémoire, d’espace, d’expériences communes, qui n’a pas assez d’horizons partagés, d’horizon d’attentes, d’horizon de promesses mutuellement engagées. D’où notre nervosité, parce qu’on est dans une relation au temps trop nerveuse, trop étroite, pas assez ample dans le rapport au passé et au futur. Et cela détermine à la fois une crise d’identité parce qu’il n’y a pas assez de mémoire. L’identité n’est cependant pas qu’un repli dans le passé protecteur. Il faudrait aussi comprendre qu’il n’y a pas d’identité sans invention, pas de rapport à l’héritage qui ne soit le rapport a ce à quoi on puise pour inventer. Et en même temps, c’est une crise de développement parce que finalement, peut-être, pour reprendre l’idée de Husserl, on a confondu le développement spirituel, avec la croissance, l’accumulation technique, économique, etc. Et on a mis l’infini dans cette croissance technique, dans ce schéma de Développement, avec un grand D. Or, il faut accepter qu’il n’y a pas de croissance sans déclin. Je crois que l’Europe ne pourra se penser elle même que si elle accepte de penser, en même temps, et sa propre croissance, et aussi son propre déclin.

Deuxième entrée : le conflit des héritages

Je proposerait mainenant de ne pas sous-estimer le conflit des mémoires et le caractère indépassable de cette pluralité. Là, je partirai d’un autre philosophe, un tchèque, Jan Patocka, qui a écrit un livre sur Platon et l’Europe, un livre magnifique pour nous parce qu’il ne faut pas oublier que Platon c’est l’Europe —mais il est intéressant pour nous de rectifier immédiatement, car Platon, c’est aussi l’Islam, et c’est de aussi de l’Islam qu’il nous est venu. Et dans ce livre, Patocka dit bien que l’Europe est détruite, c’est fini, l’Europe. La destruction a eu lieu, l’Europe est détruite. C’est fini, la guerre a eu lieu, la guerre de destruction de l’Europe a eu lieu. L’Europe a grandi, elle a triomphé dans le monde entier, et au faîte de sa puissance elle s’est détruite, elle s’est autodétruite. Et c’est à ce moment-là que la question commence pour nous. Après la 1ère guerre mondiale, après Hitler, et tout cela, nous sommes dans un monde de ruines que nous reconstruisons. L’Europe croit être en train de se construire. Mais si on regarde l’histoire, il s’agit d’une reconstruction après la destruction, et d’une reconstruction qui cette fois sait qu’elle doit déconstruire autant qu’elle reconstruit, car les fondations sont incertaines. Nous sommes ainsi en train de reconstruire lentement, d’autant plus que nous sentons que nous sommes ébranlés. L’Europe, pour reprendre le mot de Patocka, c’est la communauté des ébranlés. De ceux qui savent qu’ils ne sont plus si sûrs d’eux-mêmes qu’avant. Qu’ils ne peuvent plus être aussi arrogants qu’auparavant. Et c’est dans cet ébranlement que nous devons penser, et répercuter, la perspective dans laquelle nous acceptons, d’une certaine manière, d’avoir tous été vaincus. L’Europe, c’est la communauté de ceux qui ont accepté d’être vaincus, par rapport à leur propre projet. On pourrait dire cela de plusieurs manières, je vais en formuler deux ou trois :

• il faut accepter de penser l’histoire avec des « si » et d’ouvrir d’autres possibilités historiques d’abord par rapport à notre héritage. Rudolph von Thaden, un jour, a reçu une telle question de l’historien François Furet, chez qui il logeait à Paris. Furet était en train de se raser, et lui demanda: “que penses-tu de ce qui se serait passé si les Français avaient perdu la bataille de la Marne, en 1914 ?” Et Von Thaden commentait: “c’était vertigineux. Il n’y aurait pas eu le traité de Versailles. L’Empire ottoman n’aurait d’ailleurs peut être pas connu, du même coup, la Révolution kémaliste. Il n’y aurait probablement pas eu Hitler. Ni la Révolution d’octobre. La France aurait eu à se réinventer depuis déjà très longtemps, plus d’un siècle, dans une autre logique que la logique d’état-nation. Peut être qu’on serait plus avancé en direction de l’Europe, peut être sous d’autres idées, sous d’autres figures politiques, etc…”

• il faut accepter la pluralité des points de vue. Il n’y a pas d’histoire sans frontière, sans différence entre l’ici et l’ailleurs. Dans ce conflit des mémoires, il faut donc accepter qu’il n’y a de l’histoire que parce qu’il y a pluralité des mémoires. Par exemple, pour un français protestant – je me rappelle avoir déjà eu un petit dialogue avec M. Geremek à St Jacques de Compostelle à ce sujet pour une réunion de la Commission européenne – pour nous français protestants, l’Empire ottoman nous a sauvés de la l’empire de Charles-Quint et de la Contre-réforme armée par le catholicisme romain. Il ne faut pas l’oublier. Pour nous, je veux dire que nous n’oublions pas. C’est évidemment pas du tout le point de vue d’un catholique polonais. Cela ne peut pas l’être. Et il faut en même temps que ces mémoires cohabitent, dans le même espace.

• il faut tenir résolument nos points de vue d’européens. Moi, je refuse de laisser dire que l’Europe est matérialiste, débauchée, etc. J’ai rencontré souvent, j’ai habité en Turquie 4 ans, des islamistes qui nous faisaient ce procès. J’ai rencontré des orthodoxes qui nous font ce procès, pour venir nous sauver de la perdition et de la ruine morale. J’ai entendu des catholiques, parfois un peu romains qui disaient : il faut revenir a la voie romaine car c’est le seul salut pour l’Europe. J’ai entendu des protestants évangéliques américains dire que l’Europe est entièrement à ré-évangéliser. Et je crois important de dire : non. Il y a en Europe autre chose. Il y a autre chose que le matérialisme. Autre chose que la débauche. Il y a en Europe, je dirai, une mystique profonde du doute, du retrait devant l’absolu. C’est un continent très mystique. C’est un continent très spirituel. Et qui passe son temps peut être dans la guerre, dans le conflit perpétuel, mais qui remet sans arrêt en question ses propres valeurs… il y a quelque chose comme une quête mystique passionnée. Il nous faut accepter nos propres valeurs et les revendiquer fortement. Alors pour cela, il faut aussi libérer la multiplicité des héritages.

Troisième angle, libérer la multiplicité des héritages

Je vous lis un petit fragment de Ricoeur, pour lequel il nous faut “Reconnaître que nous appartenons à une société qui a tendance à saper les bases de sa propre légitimité “constitue un acte de véracité qui conditionne toutes les démarches ultérieures. La seconde tâche est de prendre une mesure plus relative de la forme de société qui est aujourd’hui l’objet d’une confiance minée. Après tout, cette forme de société n’est advenue en Occident qu’a une date relativement récente. Cette relativisation doit aller plus loin, me semble-t-il, qu’un retour à l’héritage de l’Aufklärung, simplement délivré de ses perversions. (…) Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire, enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Evangile de l’Eglise primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de tous les commencements et recommencements, et de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle. C’est dans la réactualisation d’héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung — et aussi peu épuisés que ce dernier – que l’identité moderne peut trouver les correctifs appropriés aux effets pervers qui aujourd’hui défigurent les acquis irrécusables de cette même modernité.” (Lectures 1, p. 173).

À partir de ce que dit Ricoeur , je demanderai quel est le noyau de l’héritage européen ? Est-ce que c’est le christianisme ? Oui sans doute. Platon aussi on l’a dit, mais également le droit romain, l’individualisme germanique, la grande reconstruction médiévale, le doute cartésien, le rationalisme des Lumières, l’humanisme magique de la Renaissance, la désacralisation et les ruptures de la Réforme, l’entreprise des financiers et des marchands, la tradition du catholicisme social, le sens héroïque de la citoyenneté grecque. Pêle-mêle, il faut rouvrir toutes ces figures, et d’autres dont nous n’avons pas encore conscience, qui sont toutes aussi peu épuisées les unes que les autres, qui sont toutes des promesses encore non tenues. Et comment faire vivre tout cela ? Si l’Europe est un fleuve issu de toutes ces sources, comment porter tout cela ensemble? Si on rouvre telle ou telle source, on ne fera pas la même Europe. Si on les rouvre toutes ensemble, quelle Europe est-ce qu’on va faire? Si l’Europe est un projet inachevé, si on doit rappeler à l’Europe ses intentions oubliées, ses potentialités jamais réalisées pour la faire re bifurquer, je dirai, autrement : Eh bien, il faut sentir que les promesses peuvent être en conflit les unes avec les autres. Et que le conflit des promesses peut dynamiter l’Europe. Aujourd’hui, si on a souvent très peur de rouvrir les héritages, c’est que l’on a peur non seulement de rouvrir des querelles passées mais de réveiller les querelles de promesses, la guerre des promesses entre elles. Parce que les promesses, c’est dangereux. C’est dangereux les Terres promises ! Cela peut faire du mal. Il faut l’accepter. C’est cela une promesse. Et pourtant, comme Cioran le disait, il n’y a pas d’histoire sans promesse.

Quatrième angle et conclusion

Je terminerai en disant qu’il nous faut donc honorer les désaccords fondateurs de l’Europe. Je reprendrai un mot de Leibniz, un autre philosophe qui lui aussi avait des grandes idées européennes, et qui parlait de “compossibilité”. Penser des possibilités ensemble. La passion d’augmenter la “compossibilité”, c’est la passion de mettre ensemble ce qui normalement ne va pas ensemble. Voilà, à mon avis, la passion proprement européenne. Voilà l’éthique européenne, l’éthique politique, l’éthique culturelle européenne qui nous manque. Ma thèse, c’est que l’Europe rouvrira sa vocation en acceptant qu’elle peut être fondée, de manière épique, sur un désaccord durable. De la même manière que, quelque part, l’histoire est la mêlée de plusieurs mémoires dans lesquelles, comme dans l’Iliade, on traite Hector comme on traite Achille. Il y a dans l’Iliade, comme disait Simone Veil, un amour des ennemis, un respect, un honneur prêté à l’ennemi. De la même manière, il nous faut une histoire plus épique, fondée sur un désaccord accepté, institué, honoré. Un désaccord qui crée un espace de passion démocratique, de passion politique, de passion civilisatrice qui, à mon avis, manque à l’Europe. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre l’Europe sans débat.

Car alors il n’y a plus de noeud, de tension, il n’y a plus justement de passion pour la différence ni pour la ressemblance. Mais accepter de différer ensemble, c’est accepter que l’on ne peut trouver nos ressemblances qu’en nous distinguant, et c’est accepter que l’on est d’autant plus différent que l’on diffère ensemble. Ce ne sont que les proches qui peuvent différer les uns des autres. C’est pourquoi penser l’Europe suppose, à mon avis, de sortir de l’alternative entre la juxtaposition de traditions, notamment religieuses, et la formation d’un espace culturel homogène ou l’on se promène comme des touristes, consommant des héritages définitivement morts. Cette espèce de nihilisme touristique me semble tout à fait effrayant par rapport à nos propres racines culturelles. Non, il faut confronter nos héritages dans leurs désaccords. L’idée, c’est que les traditions n’ont pas encore accompli leur meilleure variation, que les universaux que nous portons ne sont pas encore parvenus à se rendre traduisibles pour d’autres contextes. Il nous faut encore les travailler ensemble.

Pensez à Arte par exemple ; à la difficulté d’Arte pour faire des programmes qui plaisent complètement en même temps aux Français et aux Allemands : ce genre d’expérience concrète est tout à fait passionnant. C’est ce qu’il faut pour l’histoire. C’est ce qu’il faut aussi pour les religions. Ce sont des réservoirs extraordinaires non seulement de différences déjà accumulées mais de possibilités de réinvention à plusieurs de nouvelles différences partagées.

Pourtant, parfois, et nous ne devons pas sous-estimer cela, la confrontation est impossible. Parfois, il faut être sourd aux autres, aux autres héritages, aux autres valeurs, aux autres cultures, aux autres langues pour pouvoir continuer à être créatif. C’est une remarque de Lévi-Strauss, quelque part, dans “Race et histoire” ou dans “Race et cultures”, et je la crois profondément juste. Il y a des moments où pour survivre, on a besoin de fermer les oreilles. Il y a des moments où pour être créatif, un artiste a besoin de fermer les yeux, de ne plus rien entendre, de ne plus rien écouter. Nos cultures pour être vivantes ont parfois besoin de cela. Elles ont besoin de surdité. Et donc dans le bruit, l’accélération du bruit et des échanges, on peut avoir envie de dire stop et d’arrêter les échanges, même les gentils échanges.

En tout cas, l’Europe ne sera à la hauteur de sa vocation que si elle sait faire cercle, pour reprendre le drapeau européen, autour d’une question commune, plus vaste que les différentes réponses qu’elle a apportées jusqu’à présent. C’est alors que l’Europe sera à la hauteur de sa vocation prophétique, de faire du doute et de l’ébranlement sa mystique discrète, sa fondation, le lieu même de sa confiance, de sa crédibilité.

P.Rolland: Bien B. Geremek pour nous parler de l’histoire d’un attachement à l’Europe.

Olivier Abel