Préface aux poèmes de Denise Degaert.

Qui suis-je pour introduire un tel recueil ? D’ordinaire mes propos ont une forme « philosophique ». Les textes qui suivent, eux, ne sont pas des démonstrations philosophiques, ni des reportages journalistiques, ni des récits ni des lettres ni des sermons ni des romans. Ce sont des poèmes. Je voudrais ici m’attacher à montrer ce qui les distingue radicalement de tout autre genre littéraire, et les règles du jeu qu’accepte tout lecteur de poème. Lors d’une discussion sur un sujet de société par exemple, s’affrontent des arguments qui permettent éventuellement de conforter ou d’affaiblir une conclusion, une position. Mais qui ne bougent pas d’un pouce l’ordre des présuppositions admises. La poésie n’argumente pas, elle, mais elle peut ébranler l’horizon des choses admises, bouleverser l’imaginaire. Comme si la vie dans la paume de la main soudain « roulait jusqu’au bord un matin ». Quand les débats s’épuisent, que les mots deviennent comme des murs indéplaçables et que les paroles se dévaluent et ne croient plus en elles-mêmes, la poésie rouvre une parole autrement souveraine, qui fait voir dans le monde la possibilité de sentir, de parler et d’agir, qui redonne confiance à la parole.

Or ce qu’il y a de plus étonnant et merveilleux, c’est que la poésie n’impose rien. Sa communicabilité, à la différence d’une démonstration scientifique, n’est pas vérifiable ni imposable à un esprit récalcitrant. Le sentiment que « rien ne te retient » n’a pas le même genre de communicabilité qu’une donnée géologique. Et lorsqu’en voiture on est perdu, il n’y a pas grand sens à dire que « je suivrai le chemin de ta rivière » ! Les poèmes sont comme toutes les plaisirs (mais aussi comme toutes les plaintes et toutes les prières) quelque chose qui a un sens mais on ne sait pas bien lequel, quelque chose à quoi on ne peut obliger personne. Mais ils ne sont pas non plus de simples « expressions » de subjectivités privées, ils sont curieusement communicatifs. Quand je lis « elle lave les vitres elle voit mieux ce qui s’est passé » ou « j’ai rangé les photos je te vois même dans le noir », quelque chose de la subjectivité intime de DD me traverse, mais sans qu’elle m’ait rien raconté de sa vie. La poésie, ni roman ni chronique historique ni biographie, ne raconte rien. Elle transmet cependant une charge de singularité plus intense, et dit plus de l’intimité de la vie d’un individu que de longues narrations.

Et pourtant, mais c’en est peut-être justement la raison, tout poème est anonyme. Son auteur s’y efface entièrement, et comme au passant qui chante on reprend sa chanson au poète on reprend sa métaphore qui appartient comme toujours déjà à la langue de tous. Le poème ne se communique qu’en oubliant son auteur. Mais il en est de même pour chaque lecteur. Le poème me fait oublier qui je suis, dans quel monde je suis, et m’offre la possibilité d’une subjectivité neuve, d’un nouveau monde en germe. Quand je lis un poème, je tiens dans mes paupières closes, dans ma voix déjà fredonnant, de quoi ébranler le monde.

Olivier Abel