Comme beaucoup d’autres, dans ce monde rétréci ou accéléré, je prends de plus en plus souvent l’avion. J’adore cela. Quelle merveille de pouvoir décoller, s’arracher au sol, à la gravité du lieu, à l’horizon, et de tout voir s’amenuiser ! Quelle merveille de planer parmi les nuages qui savent si bien se faire tout en se défaisant : nous avons tellement de mal, nous, à démolir doucement pour refaire autre chose ! Quel émerveillement de regarder d’en haut cette perfection géographique où chaque chose enfin est à sa place et pas plus !
Et qu’elle est merveilleuse, la petite sympathie avec laquelle on se retourne vers le voisin, au risque de renverser son jus d’orange sur ses genoux, dans le sentiment essentiel à l’humanité qu’on est embarqué ensemble, et qu’on pourrait mourir aux côtés de cette personne. Quelle merveille aussi de pouvoir atterrir, avec ce petit serrement sur notre siège au moment où, comme Ulysse à Ithaque, nous touchons le sol et revenons à notre bonne vieille terre.
Oui, le vol d’un avion me semble un miracle, et je redoute presque, en pensant trop, de brouiller les instruments de bord. Je me dis parfois que cela ne saurait durer. Je regarde les autres passagers avec surprise : je ne parle pas de la surprise narquoise de l’oiseau qui se serait assis dans l’avion pour demander à son voisin humain : « Alors, c’est ça que vous appelez voler ? »
Je suis étonné du fait qu’ils ont l’air de trouver cela normal, comme si cela pouvait durer éternellement. Et je ne parle pas du fait que l’avion tienne en l’air, qui bien sûr ne saurait durer très longtemps. Mais je parle de la prodigieuse dépense énergétique que nous faisons à chaque envol, et de maintenir ainsi, heure après heure, jour après jour, année après année, une partie notable de l’humanité dans cette situation au-dessus du lot commun, et si extraordinaire, de vivre dans l’air. C’est cette somptueuse dépense qui ne saurait durer éternellement, comme si on augmentait exagérément le nombre de tigres parmi les animaux. Or nous sommes de tels tigres, de plus en plus nombreux, et nous sommes en train de brûler, en quelques décennies, pour l’avion et pour le reste, le trésor de vie fossile accumulé pendant des millions d’années, et dont nous ne voyons pas l’ombre de ce qui pourrait le remplacer. Oui, cela ne saurait durer.
Au fond, l’humanité tout entière me semble soudain embarquée dans cet avion. Plus tard nous dirons (ou d’autres diront de nous) : « Il fallait s’y attendre. » Il faudrait avoir décollé assez, avoir assez mis le paquet sur la recherche énergétique, tous ensemble, pour trouver une solution durable, modifier en vol nos moteurs, les démonter doucement tout en ayant déjà mis en place les nouveaux, et négocier le virage délicat qui nous attend d’ici à quelques décennies, d’ici à un siècle. Mais non. Notre bel avion magique, impavide, résolument, va droit dans le mur. Nous y allons avec la sérénité fanatique de ceux qui pensent qu’il y a une solution à tous les problèmes. Nous n’avons pas encore compris que nous devons accepter de revenir au monde ordinaire et de vivre durablement avec ce problème. Cela ne saurait durer.
Publié dans La Croix du 5/3/2002
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)