Absurde, Avortement, Désespoir, Dilemme, Fidélité, Mal, Plaisir, Responsabilité, Théodicée

Entrées pour le Grand dictionnaire de la philosophie

Absurde

Latin : absurdus, discordant
(adj. et n.m.)
Littérature, Morale, Logique.

Contraire au sens commun, ou qui comporte une contradiction logique. Par extension, sentiment que le monde, la vie, l’existence n’ont pas de sens (XXes.). Pour Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les clameurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de clarté », entre son silence et notre appel1. Et pour Sartre, tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de hasard2.

Une première source du thème est issue de la prédication protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner le sentiment que nos existences sont superflues, et l’inquiétude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande Kierkegaard, et d’une certaine manière Emerson. Une seconde source apparaît avec l’idée de Schopenhauer que le vouloir-vivre n’a aucun sens sinon sa propre prolifération aux dépens de lui-même : l’absurde et la contradiction nous conduisent alors au détachement, éventuellement accompagné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sentiments : l’acceptation de l’absurde et de l’insensé, loin du renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence seconde. L’absence de finalité, la mort de Dieu, nous renvoient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons, faisons et disons. C’est ce que fait le héros mythique de Camus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si pour Sartre le sens n’est pas donné, c’est qu’il est à construire. Le problème est alors que cette augmentation infinie de la responsabilité peut s’accompagner d’une angoisse infinie, celle de la liberté.

Mais il y aussi une source littéraire, et l’atrocité des guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur est insoutenablement injuste et plus encore absurde (Job), et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil (l’Ecclésiaste). Cette veine biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare (« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et quine veut rien dire »3) et chez Calderon4, mais elle prend toute son expansion avec Kafka5 et le théâtre de l’absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au langage ordinaire et à l’humour de l’absurde quotidien, les auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues6, et comme le dit Prévert, « pourquoi comme ci et pas comme ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler de ce qui leur importe. Ils explorent l’impossibilité de communiquer l’incommunicable ou d’expliquer l’inexplicable.

La crise de l’absurde n’est pas par hasard contemporaine d’une crise du langage, et de la confiance au langage ordinaire. La réponse à l’angoisse de l’absurde pourrait d’ailleurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire et comique de l’absurde, manière de l’apprivoiser. Le modèle en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse dans des situations dont le sens nous échappe et nous menace d’autant plus, comme si les réponses et les questions ne correspondaient jamais. Peut-être que le sentiment de l’absurde, où le fait le plus ordinaire n’a plus de sens commun et ne va plus de soi, et où l’on est plus sûr ni d’exister soi-même ni de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient d’un trop grand désir de clarté ? Reste alors à multiplier les voyages et les déplacements, pour se faire croire que la vie a un sens.

Raisonnement par l’absurde

Argumentation qui établit la vérité d’une proposition en montrant que sa contradictoire est absurde, impossible, ou d’une fausseté évidente.

Bibliographie:

1. Camus A., Le mythe de Sisyphe (Paris : Gallimard,1942), L’homme révolté (Paris : Gallimard,1951).
2. Sartre J.P., La Nausée (Paris : Gallimard, 1938), L’existentialisme est un humanisme (Paris : Gallimard, 1946).
3. Shakespeare W., Macbeth V-5 (1605).
4. Calderon P., La vie est un songe (1636, cf. édition Garnier-Flammarion).
5. Kafka F., Le procès (1914), Journal.
6. Joyce J., Ulysse (1922).

Corrélats: existence, existentialisme, sens, cohérence.

Olivier Abel

 

Avortement

Latin XIIès.: abortare, avorter.
n.m.
Médecine, Éthique, Droit.

Au sens propre ce qui avorte est quelque chose de déjà vivant mais qui meurt avant de voir le jour (un foetus, par ext. peut se dire d’un projet, d’une insurrection, etc.). Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en elle cette vie interrompue), l’interruption de la vie pouvant être spontanée ou provoquée.

À vrai dire chacun des termes de cette définition a pu être discuté, dans un conflit intense d’arguments et d’émotions, qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l’avortement dans la plupart d’entre eux, les pays culturellement marqués par le monothéisme et notamment le christianisme catholique romain ; mais pas seulement.

La position « libérale » insiste d’abord sur le fait que la grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S.de Beauvoir1). Dans la tradition issue de Locke et du droit britannique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé, sa liberté, son bonheur), l’embryon est un « intrus » dont les droits ne s’imposent pas à la mère sans son consentement (Rothbard). Et ce d’autant moins que l’embryon n’a pas de conscience de soi, ni de son éventuelle douleur (M.A.Warren). Selon le célèbre apologue de J.Javis Thompson2, on ne pourrait imposer de force le branchement d’un célèbre violoniste dans le coma sur le rein d’un « prêteur », même s’il était le seul « compatible » et si c’était pour seulement neuf mois. Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs publics la légalisation de l’IVG (interruption volontaire de grossesse) à cause du drame des avortements clandestins, et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui veulent interdire l’avortement veulent identifier leur morale et le droit.

La position que l’on peut appeler « conservatrice » est d’abord celle qui a été soutenue par les différents Papes, et qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine doit être absolument respectée dès la conception3. Cette doctrine s’appuie sur un fait évident, qui est l’identité biologique de l’individu, sa « persévérance dans l’être ». Elle développe l’idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience de soi, de l’autonomie ou de la responsabilité de la personne, mais qu’elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne d’être vécue. Elle pointe le risque d’eugénisme attaché à l’IVG pratiqué à la suite d’un diagnostic anténatal. Elle s’appuie aujourd’hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant, et sur l’idée que leurs adversaires sont aussi impuissants à voir que les embryons humains sont des humains, que jadis les maîtres à voir l’humanité de leurs esclaves (R.Wertheimer4). Ils leur reprochent enfin de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait passer d’un coup d’une pratique quasi-contraceptive à un homicide.

Dans ce dilemme, la difficulté d’une position intermédiaire est de penser un conflit tragique des droits, selon que l’on accorde plus ou moins à l’enracinement biologique ou à la reconnaissance sociale, à l’idée que l’embryon est vraiment une personne, ou à celle qu’il existe selon la manière dont il sera « traité » : car il est entre nos mains, et d’abord entre celles de la mère, qui est responsable de sa fragilité (J.English5). Si l’avortement est un drame horrible que l’on ne saurait banaliser, ni pour l’embryon, ni pour la mère (séquelles physiologiques ou psychiques), il vaut mieux admettre qu’il puisse être, dans certains cas, un moindre mal, et on sait qu’une femme décidée à avorter, à qui on refuse le secours médical, est prête à risquer sa santé et sa vie dans des manoeuvres abortives à hauts risques. Il vaut d’ailleurs mieux, comme le propose S.Cavell, retourner le problème, accepter que l’avortement soit l’échec de notre droit de l’adoption, de nos mesures sociales d’accompagnement de la parentalité, de l’éducation contraceptive, de l’amour conjugal, de la responsabilité parentale envers les mineures: « plus on juge effroyable la chose, plus on devrait juger effroyable l’accusation qu’elle porte sur la société »6.

Bibliographie:

1. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949.
2. J.Jarvis Thomson, « abortion » The Boston Review, vol.XX n°3 1995.
3. Jean-Paul II, encyclique « Humanae vitae ».
4. R.Wertheimer, « Understanding the abortion argument », Philosophy and public affairs, vol.1, n°1, automne 1971.
5. J.English, « abortion and the concept of a person », Biomedical Ethics, 1991.
6. A.Fagot-Largeault et G.Delaisi de Parseval, « les droits de l’embryon humain et la notion de personne humaine potentielle », Revue de métaphysique et de morale 1987/3.
7. S.Cavell, Les voix de la raison (1979), Paris : Seuil, 1996.
Autres: J.Risen, Wrath of Angels: The American Abortion War (1998).

Corrélats: Bioéthique, eugénisme, sexualité.

Olivier Abel

 

Désespoir

n.m.
Latin: spes, attente.
Éthique, psychologie, métaphysique, religion

Désigne l’état de celui qui n’a plus d’espoir, qui n’attend plus rien de favorable. Élément central de l’œuvre de Kierkegaard, où il caractérise à la fois l’excès et le défaut de « possible », le désespoir peut être rapproché de la « fatigue » selon Nietzsche et de la mélancolie selon Freud.

Le sentiment que « tout est vanité » et qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil » n’est lui-même pas nouveau, et la figure de Hamlet ne sachant s’il vaut mieux être ou ne pas être (oscillant ainsi entre la fatigue d’exister et l’angoisse du néant) renvoie aux tragiques grecs : non seulement Ulysse aurait pu être assassiné, et Pénélope trahir, mais Hamlet pourrait avoir lui-même à son insu tué son père et épousé sa mère. On peut ainsi transformer l’épopée en tragédie, juste par un ratage, et il n’est pas rare que les plus grandes figures de l’espérance se transforment en celles du découragement et du désastre. D’où la question cruciale de Kant, « que m’est-il permis d’espérer ? », hantée par la question du mal radical, et qui vise à dissocier l’espérance du bonheur des pratiques qui prétendraient nous le mériter, car elles sont vouées à l’échec et au pire.

C’est dans La maladie à la mort (longtemps traduit sous le titre de « traité du désespoir »1) que Kierkegaard propose son analyse du désespoir comme maladie existentielle, comme l’impossibilité du bonheur qui se cache dans le bonheur lui-même, comme le « ne pas pouvoir mourir » (et mourir vivant de cette impossibilité), comme le malheur absolu parce que révélant un malheur toujours déjà là. Le désespoir boîte entre l’impossibilité de se débarrasser de l’étroitesse de soi pour devenir un autre, et l’impossibilité de devenir complètement soi-même, cet individu précis que je pourrais oser être « devant Dieu » (Kierkegaard pense Dieu comme celui qui nous permet d’être seuls, et le « chrétien » comme une figure radicale et tremblante de l’anticonformisme). Le désespoir dévoile cette disproportion intime, ce rapport de soi à soi où le désespéré oscille entre la faiblesse et le défi, entre le fini et l’infini, entre la nécessité et le possible, entre la tentation de condamner le soi comme on condamne une porte risquée et l’émiettement du temps dans l’infinie virtualité des petits devoirs. Le désespéré ne peut même pas s’en prendre à soi-même de son désespoir, car la responsabilité supposerait que quelque chose soit encore possible. Seulement il n’est pas possible de savoir jusqu’au bout que l’on désespère sans devenir soi-même, et si la réalité vécue du désespoir est une perdition atroce, la possibilité de désespérer est tout simplement la faculté d’exister.

Dans un tout autre ordre d’idée, il y a chez Schopenhauer2 (qui pense aussi que la mort même ne saurait être une délivrance parce qu’elle n’est pas même un anéantissement, et que, comme le remarque Pessoa, rien ne pourra faire que je ne sois pas né, que je n’aie pas existé) le sentiment aigu qu’il n’y a rien de nouveau, que tout revient au même, que le destin ne nous en veut même pas, que lorsqu’on a atteint son but soi-même on a changé et l’effort était vain, que les chagrins comme les plaisirs viennent à leur heure et qu’alors n’importe quoi fait l’affaire, et qu’il faut bien se guérir de ce cadeau empoisonné qu’est l’espérance. Pour Nietzsche3 au contraire, c’est cette grande fatigue de vivre, ce grand dégoût, qui est nihiliste et qui est la maladie mortelle, non seulement volonté de dormir mais volonté de néant, non seulement fatigue du sentiment, de la faculté de donner sens, mais que le rien devienne l’idéal. Et il faut être fatigué de la fatigue humaine pour aller jusqu’au bout du nihilisme et en finir avec son incapacité à rien finir. On peut rapprocher ces figures du désespoir de la notion de mélancolie chez Freud4, dans laquelle la perte d’un être encore aimé, qu’il soit mort ou vivant, entraîne la perte temporaire de la possibilité d’aimer en général : non seulement le monde est endeuillé, mais le moi est vide. Tout le travail de la mélancolie consiste à cesser de se reprocher ce qu’on reproche à l’objet de l’amour perdu, et à rompre avec ce dernier pour retrouver la vie : mais la jubilation orphique de ce retour peut être aussi hyperbolique, excessive et imaginaire, que le désespoir lui-même.

Bibliogaphie:

  1. Kierkegaard, S., La maladie à la mort (1849) Paris : . Le concept d’angoisse (1844), Paris : .
  2. Schopenhauer, A., Le monde comme volonté et comme représentation (1819), Paris : . L’art d’être heureux, Paris : Seuil, 2001.
  3. Nietzsche, F., La généalogie de la morale (1887), Paris : .
  4. Freud, S., « Deuil et mélancolie » (1915) in Métapsychologie, Paris : Gallimard Folio-essais, 1968.
  5. Chrétien, J.L., De la fatigue, Paris : Minuit, 1996.
  6. Ehrenberg, A., La fatigue d’être soi, Paris : O.Jacob, 1998.

 

Corrélats: Espérance, Absurde.

Olivier Abel

 

Dilemme

Grec: di-lemma, double proposition
n.m.
Logique, Éthique.

Raisonnement dont les stances du Cid donnent l’exemple (Rodrigue perd Chimène quoi qu’il fasse), et qui se présente sous la forme logique: p ou q, si p alors q, et si r alors q, donc q. Le dilemme a une dimension éthique et tragique, parce qu’il oblige à choisir entre deux solutions contradictoires, mais dont l’issue est fatale. La philosophie morale, de Thomas d’Aquin à Kant1, a le plus souvent estimé que les conflits de devoirs sont impossibles, car les devoirs ne seraient pas universalisables. Ces dilemmes apparents n’auraient pas été bien résolus (J.S.Mill2).

La controverse anglo-saxonne pour ou contre l’existence de dilemmes moraux a été introduite par des auteurs comme E.J.Lemmon3, ou comme B.Williams4. Ce dernier propose une distinction qui a joué un rôle important. D’un côté nous avons les conflits solubles, parce qu’une des obligations est quand même plus forte que l’autre; c’est par exemple la logique de la résultante entre plusieurs « obligations non qualifiées » selon W.D.Ross. De l’autre, les dilemmes véritablement insolubles, où les deux obligations sont aussi impérieuses l’une que l’autre et impossibles à réaliser conjointement, comme de savoir qui sauver entre deux embryons jumeaux si les deux ne peuvent être sauvés ensemble. Dans une telle situation, quoi qu’il fasse, l’acteur manquera à l’une de ses obligations. Certains estiment alors que l’autre obligation disparaît; ce n’est pas l’avis de B.Williams qui pense qu’elle demeure, sous la forme du regret sinon du remords (lesquels montrent que le conflit est dans le sujet, et non dans l’objet d’une croyance morale comme le supposerait un réalisme moral).

Ceux qui s’opposent à l’existence de dilemmes moraux s’appuient sur l’existence de principes implicites à toute argumentation morale, comme le « tu dois donc tu peux » de Kant (on ne peut pas obliger quelqu’un à l’impossible), ou comme le principe d’agglomération (si je dois p et si je dois q, alors je dois p et q), pour montrer que des dilemmes insolubles ruineraient ces principes. Et que l’on a affaire à des contradictions pratiques dûes à l’impossibilité de répondre simultanément aux deux obligations, mais non à des contradictions logiques. On peut répondre avec T.Nagel5 qu’il existe une « fragmentation des valeurs », c’est-à-dire une incommensurabilité des obligations: elles ne sont ni plus fortes ni moins fortes, mais incomparables (plus de justice d’un côté, par exemple, et plus de bonheur de l’autre).

Du côté continental, Hegel déjà avait contesté l’impossibilité d’un conflit des devoirs, et toute sa dialectique du tragique est au contraire destinée à montrer que les dilemmes moraux sont essentiels à la vie de l’éthique. La controverse entre B. Constant et Kant sur le droit de mentir tourne également autour de ce thème. À vrai dire, dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant avait aussi introduit l’idée d’incommensurabilité morale, et le néo-kantisme (C.Renouvier) fait souvent appel à la notion de dilemme. Par ailleurs Kierkegaard6 et toute la tradition de style existentialiste, insistent sur cette situation tragique d’un conflit éthique intérieur au sujet, placé « devant » des choix, dans un conflit des responsabilités, comme on le voit chez Sartre7. Ce que Ricoeur appelle la « sagesse pratique »8 est issu de ce tragique de conflit ou de « différend », où les personnages de l’alternative (Créon et Antigone) ont autant raison l’un que l’autre, mais ne peuvent sortir de l’étroitesse mortelle de leur angle d’engagement; tout ce qu’ils peuvent, c’est reconnaître cette étroitesse, et la possibilité de l’autre point de vue. Les exemples qu’il donne, de l’embryon humain ou de la vérité due aux malades, comme du conflit proprement politique entre des grandeurs incommensurables (liberté, solidarité, égalité, sécurité..), rejoignent l’emploi maintenant usuel de l’expression de dilemme pour parler de l’avortement, de la condition féminine parfois déchirée entre vie professionnelle et vie familiale, des choix énergétiques ou de santé publique dans un contexte de ressources limitées, de l’humanitaire, etc.

Bibliographie :

1. Kant E. Métaphysique des moeurs II (1797).
2. Mill J.S., L’Utilitarisme II, 25 (1861).
3. Lemmon E.J., « Moral dilemmas » (1962) in C.W.Gowans Moral dilemmas 1987.
4. Williams B., « Ethical consistency » (1965) traduit in J. Lelaidier, La fortune morale, 1994.
5. Nagel T., Questions mortelles (1979), Paris: PUF, 1985.
6. Kierkegaard S., L’alternative (1843).
7. Sartre J.P. L’existentialisme est un humanisme (1946).
8. P.Ricoeur,  Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990.

Corrélats: tragique, conflit.

Olivier Abel

 

Fidélité

n.f.
Latin: fides, confiance, crédit, loyauté.
Morale, religion

Qualité de constance du dévouement d’une personne à une autre, ou à quelque chose qui oriente durablement sa vie (on parlera de fidélité d’un engagement amoureux, politique, ou religieux). Mais aussi, à partir de cette signification de loyauté, de crédit en la parole donnée, qualité d’exactitude, de véracité.

La fidélité apparaît comme thème éthique lorsque le lien féodal (féalté) d’attachement cesse d’être une allégeance de vassalité ou de servilité pour devenir un libre-attachement, une alliance entre des égaux. Qu’est-ce qu’être librement fidèle ? La question est sans doute plus ancienne, puisque Paul la rencontre avec sa conversion qui est une abjuration, une trahison, et qu’il qualifie pourtant comme un acte de plus grande confiance. Mais c’est avec la réflexion sur le divorce de J.Milton1 c’est à dire avec la possibilité de rompre l’alliance ou le contrat, qu’il soit conjugal ou politique, qu’apparaît le thème moderne de la fidélité, contemporain d’une nouvelle réflexion sur le statut de la parole et de la confiance que l’on peut lui accorder. Il soulève plusieurs questions.

Comment faire entrer dans le cadre d’un engagement fiable et durable un sentiment ou un événement qui échappe à la contrainte purement extérieure et physique, mais aussi au commandement intérieur de la volonté ? C’est la question que pose Bayle pour la foi dans son traité sur la tolérance religieuse2, mais qui vers la même époque se pose aussi sur le plan amoureux et politique. La fidélité soulève la question de la sincérité de la personne devant les autres, devant elle-même ou « devant Dieu », qui devient centrale chez Kierkegaard. Mais ici encore la fidélité, au stade éthique (par excellence le mariage, que la durée distingue de l’éphémère esthétique et de l’éternité religieuse), dépend d’une rupture et d’un re-commencement, d’une nouvelle alliance, de la possibilité d’une reprise : « l’amour selon la reprise est le seul heureux »3. Dans cette ligne, Emerson écrit de la « confiance en soi » qu’elle n’a rien à faire du souci de cohérence (« autant se préoccuper de son ombre sur le mur »4).

Ainsi le thème de la fidélité est-il peu à peu écartelé entre celui de la sincérité individuelle, de la véracité impartiale, et celui de la loyauté des appartenances. Il est possible que la fidélité soit maintenant excessivement chargée du poids d’une morale sexuelle rigide, qui l’a peu à peu vidée de son contenu révolutionnaire pour subordonner l’attachement amoureux et l’alliance conjugale à une fidélité entièrement reportée sur l’ordre de la filiation, de la transmission et de la tradition. Mais les travaux récents de S.Cavell sur les comédies du remariage5 permettent de rouvrir la question de la libre-alliance, dans un temps où, la fidélité ayant mauvaise presse, la sociologie montre cependant l’importance des figures de l’attachement, de la fidélisation, de la confiance, du crédit (et pour les plus démunis la ressource de contestation véhiculée par elles). Enfin A.Badiou place la fidélité au centre de son éthique6, où elle consiste à se rapporter à la situation selon l’événement qui l’oriente, à inventer l’attitude qui permet de ne pas trahir, de ne pas céder sur une vérité au nom de son intérêt.

Ne pas manquer à la foi donnée, à l’engagement pris, à sa propre parole (« notre parole c’est notre engagement »7) : cette signification profonde de la fidélité montre bien que le problème central est celui de l’inconstance, des intermittences du cœur, et plus généralement celui du temps, du maintien d’une certaine cohérence de soi dans les vicissitudes de la vie. Mais le problème apparaît parce que le soi n’est pas assuré de son identité, et ne la découvre qu’au travers de ses altérations, et sur les limites de ses variations mêmes, comme le montre Ricoeur8. C’est sans doute que la fidélité ne se comprend pas, à la limite, sans la trahison, et que la rupture de l’alliance fait partie de son histoire.

Bibliographie:

1. Milton, J., Doctrine et discipline du divorce, (1644) Paris : Belin, 2003
2. Bayle, P., Sur la tolérance, (1686) Paris : Presses-Pocket, 1992.
3. Kierkegaard, S., La reprise, Paris: Garnier-Flammarion, 1990, p.66.
4. Emerson, R.W., La confiance en soi, Paris : Rivages-poche, 2000, p.97.
5. Cavell, S., A la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris : Cahiers du cinéma, 1993.
6. Badiou, A., L’éthique, essai sur la conscience du mal, Paris : Hatier, 1993, p.38.
7. Austin, J.L., Quand dire c’est faire, Paris : Seuil-Points essais, p.44.
8. Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990.

Corrélats: Promesse, Foi,

Olivier Abel

 

Mal

Latin: Malum  mal, malheur, violence, maladie et malus, mauvais, malheureux, méchant.
adj. et n.m.
Éthique, métaphysique, religion

Désigne à la fois comme mal physique ce qui peut faire souffrir quelqu’un (insoutenable, irréparable) et comme mal moral ce qui peut être l’objet d’une réprobation (injuste, injustifiable, ce qui ne devrait pas être et contre quoi il faut lutter). Leibniz parle également d’un mal métaphysique (imperfection nécessaire des êtres finis).

Longtemps tenu dans l’Antiquité pour une opinion ou un sentiment dont il faudrait se délivrer, le mal devint un problème philosophique avec les doctrines dualistes (Plotin) et la rencontre entre le monothéisme et le manichéisme. Dans le contexte moderne, où il faut remarquer que les drogues médicales et les techniques desserrent l’étau millénaire de la souffrance, on le retrouve avec le dilemme de Bayle1, que Dieu est soit méchant (c’est l’hypothèse de Nietzsche quand il dit que seul le Dieu moral est réfuté) soit faible (c’est l’hypothèse de H.Jonas dans Le problème de Dieu après Auschwitz). Dans ses Essais de théodicée (I §21) Leibniz répond en distinguant entre le mal métaphysique (imperfection nécessaire des créatures), le mal moral (péché), et le mal physique (souffrance), et en cherchant 1) non seulement à réduire le mal physique au mal moral (l’homme souffre parce qu’il est coupable), mais 2) à montrer que l’un et l’autre tiennent à la finitude et à l’imperfection des créatures: tout n’est pas compossible, et le monde actuel est le meilleur possible. La force de ces deux arguments est d’abord de montrer, en distinguant la face active (responsable et éventuellement coupable) et la face passive (souffrante et éventuellement impuissante) de l’humanité, que le mal subi correspond à un mal agi, et qu’il faut tout faire pour agir contre ce que l’homme fait (ou laisse faire) à l’homme, c’est à dire contre l’injustice. C’est ensuite de le décentrer de son point de vue, pour rapporter sa plainte (mais aussi son accusation, son plaidoyer, son récit, etc.) à la mesure du monde, et à la possibilité d’autres points de vue.

Toutefois, l’échec spéculatif d’une telle justification (même si comme le dit Nabert l’injustifiable continue à appeler une justification) tient: 1) d’abord à l’objection, que l’on trouve de « Job » à Bayle, Sade ou Dostoïevski, que les humains sont à la fois plus méchants que malheureux et plus malheureux que méchants, que la méchanceté peut réussir et la vertu n’être jamais récompensée ; avec cette double disproportion, toute vision morale et pénale du monde s’effondre. C’est d’ailleurs pour Kant l’une des formes de ce qu’il appelle « le mal radical »2, qui touche à la racine même de la volonté, que de faire croire à une possible synthèse du devoir et du bonheur. 2) Il tient ensuite à la difficulté de penser un ordre naturel (Marc-Aurèle: « rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature ») ou historique (Hegel) globalement heureux : soit que le monde politique entier et l’État bascule dans le mal, soit que la souffrance singulière de celui qui est sacrifié à cet ordre globalement préférable ne puisse être par lui commensurée ni compensée.

Reste à agir contre le mal que l’on ne peut justifier. C’est difficile, d’abord à cause d’un « malaise dans la civilisation », déjà pointé par Rousseau: qu’en se dotant des moyens de réduire les malheurs naturels, les humains ont augmenté les moyens de se faire du mal les uns aux autres. La difficulté tient plus généralement à ce sentiment tragique que les conséquences de nos actions nous échappent et que l’enfer est « pavé de bonnes intentions ». Comme si toute société comportait une « part maudite » de destruction égale à sa capacité de construire et d’accumuler (Bataille3). Mais l’action suppose que l’on puisse recommencer autrement, ne pas réagir au mal par le mal, que l’on puisse approuver le bien et faire ce qui doit être, et non pas se borner à éviter le mal, à empêcher ce qui ne doit pas être. Elle suppose aussi que l’on accepte que face au mal les humains diffèrent au moins autant que dans leurs visées du bien. Car ces différences d’attitudes et d’interprétations, jusque dans l’obscurité du malheur qui voudrait les confondre dans la même fraternelle compassion, constituent l’intervalle même de la cité, d’un monde proprement politique (Arendt). Le point délicat est que le mal joue sur les deux tableaux de la douleur physique et de l’impuissance morale à communiquer sa douleur aux autres (on peut seulement leur faire mal), ou à partager leur douleur: le mal n’est pas seulement le malheur irréparable, insubstituable (Lévinas4), mais que l’on ne puisse pas partager le malheur. C’est alors en acceptant que l’action contre le mal laisse un reste non-imputable, non-justifiable pour l’entendement, non-communicable par l’agir et la parole, en sachant que la fin de toute violence ne serait pas la fin de la souffrance, que la plainte devient sagesse (Ricoeur5).

Bibliographie:

1. Bayle P., articles « Xénophanes » et « Manichéens » du Dictionnaire historique et critique (1697).
2. Kant E., La religion dans les limites de la simple raison (1793), Paris: Vrin,1979.
3. Bataille G., La part maudite, Paris: Minuit, 1949.
4. Chalier C., La persévérance du mal, Paris : Minuit, 1987.
5. Ricoeur P., « le mal » Lectures 3, Paris : Seuil, 1994.
Voir encore:
Cugno, A., L’existence du mal, Paris : Seuil, 2002.
Porée J., Le mal, homme coupable, homme souffrant, Paris : A.Colin, 2000.
Badiou A., L’éthique, essai sur la conscience du mal, Paris : Hatier, 1993.
Revault d’Allonnes M., Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal politique, Paris :Seuil, 1995.

Corrélats: Théodicée, bonheur, devoir.

Olivier Abel

 

Plaisir

Latin: Placere, plaire, être agréable
n.m.
Psychologie, Éthique, Esthétique.

Le plaisir est le sentiment agréable qui accompagne une sensation ou une action, dans la satisfaction d’un besoin ou la représentation d’un désir. Sa variabilité montre qu’il tient à la rencontre entre une expérience physique et une expérience de liberté.

Platon remarque sa relativité et sa fugacité, sans doute pour le lui reprocher, mais il montre que la vie proprement humaine est un mixte de connaissance et de plaisir1, comme dans la réminiscence : le plaisir de la reconnaissance de l’oublié, des retrouvailles. Après Aristippe de Cyrène (« un mouvement doux accompagné de sensation ») Épicure en fait le centre de la morale, en le définissant comme l’absence de douleur (ataraxie). C’est le lieu d’une première bifurcation du thème, avec une tradition jusqu’à Freud2 qui voit plutôt le plaisir dans la relaxation d’une tension et le retour à l’équilibre et au contentement (le plaisir est dans la répétition), et une tradition plus nietzschéenne3 qui le voit plutôt dans la tension du désir, dans l’intensité de la joie (le plaisir est d’augmenter les variations). L’intervalle entre les deux marque un rythme majeur.

La tradition centrale est toutefois issue de l’idée d’Aristote4 que le plaisir est le couronnement d’une action accomplie, non son but mais ce qui lui advient de surcroît (toute une psychologie insiste sur le plaisir comme ce qui optimise le comportement). On peut alors le rapprocher de la définition aristotélicienne du bien comme ce qui est cherché pour soi-même et non en vue d’autre chose, car il y a dans le plaisir un indice d’autonomie : on dit « pour le plaisir » comme on dit « pour rien ». Ce qui interdit l’autarcie d’une sorte de court-circuit du plaisir (dans le narcissisme ou dans l’addiction), c’est l’insistance que met Aristote à la pluralité des biens et des plaisirs ; c’est aussi que l’éducation par le plaisir et la peine, comme chez Platon, a pour but de rendre tangible le bien et le mal mais non de s’y substituer. Quel genre de plaisir la tragédie peut-elle donner ? L’utilitarisme, à la suite de Bentham5, a cherché à introduire dans le raisonnement téléologique d’Aristote un véritable calcul des plaisirs et des peines, et donc leur quantification (le plaisir étant comme une monnaie qui rend commensurables toutes les autres valeurs et biens. J.S.Mill, et à sa manière G.E.Moore6, poursuivent la même recherche, mais sur un mode plus qualitatif. Le plaisir ici n’est pas forcément égoïste, et peut se formuler moralement (et politiquement) comme la recherche du plaisir de tous ceux qui sont concernés par nos actions, ou sous la forme négative, comme la recherche en premier lieu de ce qui fera le moins de déplaisir à tous ceux qui sont concernés par nos actions, avec les difficultés introduites par la variété (l’incommensurabilité?) non seulement des plaisirs (en voulant faire plaisir…) mais aussi des peines (il n’y a pas de consensus quant à ce qu’il faut d’abord éviter).

Selon un autre fil conducteur, Kant présente le sentiment esthétique7 comme le jeu de l’imagination et de l’entendement dans l’expérience du beau (et de la raison dans le sublime). Ce jeu indique certes une division (entre le corps et le monde, entre le soi et l’autre, entre la nature et la liberté), mais sous l’effet d’une animation et d’une convenance réciproque de ces facultés. C’est le sensible selon la liberté (« le plus libre et le plus doux des actes » dit Rousseau de l’union sexuelle). Or ce jeu entre le sentant et le senti, ce sentiment de ne faire qu’un avec sa vie, est lié à la possibilité d’un accord entre les humains, à la possibilité d’en partager le bonheur. Le plaisir est indissociable de sa communicabilité, et un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisque le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ». Insistant sur le fait que le jugement esthétique précède sa règle et son concept, et que le plaisir esthétique est désintéressé, Kant montre que « l’obligation de jouir est une évidente absurdité ». Le problème est alors qu’en communiquant mon plaisir, non seulement je peux produire du déplaisir (le mouchoir trop parfumé, la musique trop forte, le roi qui voudrait « forcer ses sujets à aimer le merlan » selon le mot de Bayle), mais que je peux produire de l’envie et manifester ma vanité. C’est selon le mot de S.Cavell la « tartufferie moderne », et une tyrannie, que cette vanité qui se mêle à tous nos plaisirs. Comme si ceux-ci, dans leur incommensurabilité, ne se suffisaient pas ; mais c’est justement qu’ils demandent à être partagés.

Bibliographie :

1. Platon, Le Philèbe
2. Freud S. Au-delà du principe de plaisir (1920) dans Essais de psychanalyse Paris : Payot, 1981.
3. Deleuze G., Nietzsche et la philospohie, Paris : PUF, 1973.
4. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris : Vrin, 1972.
5. Bentham J., An introduction to the principles of morals and lesgislation (1789).
6. Moore G.E.,Principia ethica (1903).
7. Kant E., Critique de la faculté de juger, (1790) Paris : Vrin, 1974.

Corrélats : Bien, souffrance, épicurisme, esthétique, économie

Olivier Abel

 

Responsabilité

Latin: respondere, répondre
n.f.
Éthique, droit, anthropologie

Faculté de répondre de soi-même, de ses actes, de ses dires. Liée à la maturité, à la faculté de bien juger, la responsabilité n’a pas le même sens selon « devant qui » elle se place. L’éthique aiguise le sentiment d’une responsabilité infinie (1), qui porte toutes les dettes du passé, envisage les souffrances possibles jusque dans le lointain et le futur. Du côté juridique, le problème serait plutôt d’arrêter la responsabilité, de l’imputer, et de couper la chaîne des conséquences d’un acte passé, par la sanction (droit pénal) et par la réparation (droit civil).

Au sens du droit, la responsabilité concerne donc les conditions d’imputation de nos actes (ou de nos omissions car il est des crimes par non-assistance délibérée à personne en danger), et les devoirs liés à un statut (parent, conducteur automobile). Or cette responsabilité juridique oscille entre deux orientations qui révèlent aussi une structure intime de la responsabilité morale (2).

La première, plus téléologique, table sur la visée éthique que le sujet a d’une vie bonne, sur l’estime qu’il a de lui-même, pour le responsabiliser et le rendre capable (capacités cognitives, volitives) de contracter un engagement. Au pénal, cela suppose une individualisation des peines, un aménagement dont le sujet soit partenaire, où l’on prenne sa parole au sérieux, où chacun ait des droits et des devoirs. Le sens de la punition est alors préventif, et se fonde sur la capacité des sujets à mesurer ce qu’ils risquent, à calculer le coût de leurs actes (il y a chez Bentham (3) une économie de la peine, et la punition doit être dissuasive sans faire plus de mal que ce qu’elle veut éviter). La seconde, plus déontologique, insiste sur une Loi morale égale pour tous : pour Kant (4) la question de l’utilité de la punition pour le coupable ou pour la société instrumentaliserait les sujets. Les punir c’est faire respecter en eux la liberté du sujet moral (responsable de soumettre ses intentions aux règles du devoir, sans entrer dans le calcul des conséquences). C’est respecter le sujet de droit (responsable de ses actes) même si le sujet de fait est abattu par ce qu’il a fait ou impuissant à faire autrement. Comme chez Lévinas, l’exigence de responsabilité est ici purement illocutoire, et ne se préoccupe pas des conditions perlocutoires de sa réception.

Ces deux orientations impliquent des anthropologies différentes. Le danger de la première, en dépit de son pragmatisme et de son parti-pris de confiance, est de croire de manière « optimiste » (sans voir la spirale du malheur) qu’on peut tout contractualiser, alors que l’on a parfois affaire à un sujet désarmé, vulnérable, irresponsable. Celui de la seconde, qui sait mettre un écran, une distance, faire passer le sujet derrière un voile d’ignorance et lui donner sa chance, est de ne pas savoir comment passer de ce sujet fragile, dissocié, à un sujet capable, dans tous les sens du terme, de répondre de lui-même, de se déplacer pour dire « me voici ». En exagérant, on obtient d’un côté un excès de responsabilisation, caractéristique d’une société où il ne devrait y avoir que des individus majeurs et consentants, capables de passer librement des contrats et de tenir leurs promesses (mais on y voit beaucoup d’individus effondrés); et de l’autre un excès de victimisation, où il n’y a que des « petits », protégés par des institutions tutélaires, et finalement jamais responsables de rien. Reste à trouver l’articulation entre la face passive et fragile de la vulnérabilité humaine, et la face active et capable de la responsabilité (5).

L’oscillation marquée plus haut, que l’on soit tous responsables de tout (Hannah Arendt a montré que le projet totalitaire du nazisme final a été d’effacer toute différence entre les criminels et les autres) ou que l’on impute toute la responsabilité à quelques individus (tandis que les autres se lavent les mains), manque aussi le problème de la responsabilité collective et politique. Qui est responsable par exemple des nuisances d’une civilisation de la voiture, de ses effets en termes d’exténuation de ressources rares, de pollution, de laminage de l’espace urbain et des moeurs? L’incontestable culpabilité des chauffards laisse intacte la responsabilité politique, les intérêts économiques et l’assentiment de tous. Ou bien peut-on imputer à une société pharmaceutique puissante, qui aurait breveté une manipulation du génome, les conséquences éventuellement catastrophiques de cette modification sur l’environnement ? La technique ayant bouleversé les modalités de l’agir humain, et parce qu’à puissance inédite responsabilité inédite, c’est à cette forme élargie de la responsabilité (on est responsable du fragile, du périssable) que nous appellent des travaux récents comme ceux de Hans Jonas (6).

Bibliographie  

1. E. Lévinas, Éthique et infini, Paris : Fayard, 1982.
2. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990..
3. Bentham J., Principles of penal law, in Works t.1 1859.
4. Kant E., Métaphysique des moeurs 1797.
5. Ehrenberg D., La fatigue d’être soi, Paris : O.Jacob, 1998.
6. Jonas H., Le principe responsabilité (1979), Paris : Le Cerf, 1990.

Corrélats : Sujet, autonomie, conviction, espérance, interrogativité,

Olivier Abel

 

Théodicée

Grec: Theos, Dieu, dikè, justice
n.f.
Métaphysique, religion, éthique

Justification de la possible conjonction entre la puissance, la bonté et l’intelligence de Dieu, par la réfutation des arguments tirés de l’existence du mal.

Terme inventé par Leibniz dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 1710, en réponse à des objections de Bayle dont il craignait qu’elles ne favorisent l’athéisme, le dualisme, ou un fidéisme opposé à la rationalité divine. Mais c’est un problème plus ancien, et central dans l’histoire de la philosophie.

Platon déjà s’opposait à une physique du hasard autant qu’à une vision tragique de la nécessité, et proposait dans ses Lois l’idée d’une économie des lois divines visant un monde gouverné par le bien. Augustin, ajoutant l’idée d’un Créateur tout-puissant (ce que n’est pas le démiurge platonicien) et d’un homme libre et pêcheur, soutient contre les gnostiques que le monde est bon, même s’il n’est pas parfait (il est fini et corruptible) et que Dieu a préféré un monde où le mal soit possible, parce qu’il contribue finalement au bien: la liberté de faire le mal est inséparable de la libre-reconnaissance de la grâce divine1. Descartes maintient cette idée d’un Dieu transcendant et incompréhensible, mais qui crée librement les vérités éternelles (il est tout puissant et vérace, et l’entendement en lui ne se sépare pas de la volonté).

Par contre, Malebranche et Leibniz adoptent la thèse que les vérités sont incréées et s’imposent aussi à l’entendement divin, chez le premier en affirmant surtout la simplicité des voies de la puissance de Dieu, chez le second en affirmant surtout la richesse des effets obtenues par ces voies naturelles (richesse qui permet de dire que Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles). L’occasionalisme de Malebranche marque davantage la discontinuité de la nature et de la grâce, et une vision désenchantée de la nature, que nous pouvons améliorer2. Alors que Leibniz prépare davantage la forme allemande de l’Aufklärung, plus optimiste. Son intelligence, qui montre dans la Monadologie comment tous les êtres cherchent à déployer le plus possible leur singularité tout en restant dans les limites du compossible, se heurte ici à la sagesse pessimiste de Bayle, qui voit dans l’histoire les humains malheureux et méchants et préfère un Dieu incompréhensible à la possibilité d’imaginer une place d’où tout serait justifié. Bayle réfutait ainsi toute théologie rationnelle3.

Avec Kant, qui critique toute théodicée4, cette dissociation entre le plan théorique et le plan pratique est consommée: on ne sait pas si Dieu existe ni s’il a choisi le meilleur des mondes, mais l’humain doit obéir à la Loi inconditionnée, tout en espérant la réunion du monde physique et du monde moral (union dont on voit peut-être des signes dans la nature, l’art ou l’histoire). Par contre, à la suite de Wolff, on a souvent réduit la théologie naturelle ou rationnelle à la théodicée (l’école éclectique dans la France du 19°siècle); et de même que la philosophie a critiqué cette ontothéologie (Heidegger), la théologie existentielle (Kierkegaard, Barth, Bultmann) a refusé toute théologie naturelle. La dialectique hégélienne est peut-être la dernière tentative de penser une théodicée, la ruse de l’histoire pouvant tirer d’un mal un bien. Mais il reste aussi quelque chose du projet de Leibniz chez un penseur comme W.Monod (Le problème du bien) ou dans l’entreprise de A.N.Whitehead (et la théologie du process). On a pu dire que ces « grands récits » se sont brisés, et la Shoah a rouvert autrement la querelle de la théodicée, avec des penseurs juifs qui s’en prennent non seulement à la philosophie classique de la nature et de l’histoire, mais à l’idée classique du Dieu de l’alliance5.

Olivier Abel

 

Bibliographie:

1. Maritain J., Dieu et la permission du mal, 1964.
2. Malebranche N., Traité de la nature et de la grâce, 1680.
3. Jossua J.P., Pierre Bayle ou l’obsession du mal, 1977.
4. Kant E., Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, 1791.
5. Greenberg I., La nuée et le feu, (1977) Paris : Le Cerf, 2000.

Corrélats: destin , providence, mal.

Olivier Abel

Publié dansle Grand dictionnaire de la philosophie, Paris : Larousse, 2003.