« le catholicisme est essentiellement féminin »

LE FIGARO.- Le retour en grâce du culte marial, éminemment maternel, traduit-il aussi la chute des grandes idéologies masculines qui ont marqué le XXe siècle ?

Olivier ABEL.- Le retour en grâce du culte marial révèle avant tout l’essence – et le grand génie – du christianisme catholique qui a su se construire non pas contre le polythéisme mais en prenant sans cesse appui sur ses contreforts, sans jamais détruire son alter ego paganiste. Au lieu de persévérer dans un monothéisme radical et d’aiguiser l’image d’une figure patriarcale toujours plus intransigeante, plus transcendante et plus lointaine, l’Eglise a su enrichir son tropisme paternaliste d’un rapport au multiple, et assurer la coexistence d’une alma mater prégnante d’une charité toute mariale. Le culte de Marie témoigne de cette généalogie du multiple peut-être héritée d’un Platon qui ne pouvait penser l’un en dehors d’une référence au multiple. J’ajouterais que ce «retour aux sources» est d’autant plus remarquable qu’il intervient dans une époque marquée par un retour aux monothéismes les plus intolérants.

Finalement, le culte de la vierge Marie confesserait un besoin irrépressible d’une bienveillance symboliquement quasi-«amniotique»?

Le culte de Marie, relativement récent dans l’histoire de l’Eglise puisque ses grands dogmes ont été définis en 1854 (Immaculée conception) et 1950 (Assomption), se situe dans cette ambivalence catholique nouée entre l’intérieur et l’extérieur. Rendre grâce à Marie, c’est revenir au sein maternel, ce lieu où toutes les langues se mêlent harmonieusement, dans la bienveillance, dans la sororité.

Voulez-vous dire que le catholicisme produirait symétriquement des «frères d’armes» et des «âmes soeurs» ?

On peut dire que si la «fraternité» masculine s’exerce au regard de la loi, de la règle dans l’horizon du père, la sororité, quant à elle, génère la communauté des âmes où la bienveillance et la protection de la vie importent plus que l’émancipation — problématique, quant à elle, bien protestante. De telle sorte qu’on pourrait dire que là où le catholicisme cherche à regagner la terre mère – créatrice de liens familiers – le protestantisme veut s’en libérer, dans une perspective peut-être plus individuelle.

Vous évoquez là le phantasme de l’avènement d’une «big mother» !

J’y vois plutôt la révélation d’un paradoxe: l’intuition catholique, que l’on croit souvent en décalage avec la réalité, s’avère au contraire une excellente boussole des grands mouvements civilisationnels contemporains. D’autant que le catholicisme s’avère, essentiellement et structurellement, très fortement réceptif à l’imaginaire. Un imaginaire très féminin. Le protestant que je suis perçois les fondements du catholicisme plus essentiellement féminins que masculins.

Pouvez-vous préciser ?

S’il me semble excessif de juger l’Église paternaliste, c’est qu’aucun des hommes de la hiérarchie catholique n’a expérimenté une paternité autrement que symbolique ou spirituelle. Etre un père charnel, c’est entrevoir la dureté de la condition paternelle. C’est en se désaisissant de tous pouvoir que l’on parvient à l’autorité, celle qui autorise ses propres enfants à grandir. Les hommes qui ont expérimenté la charge paternelle savent très bien que les enfants s’émancipent bientôt, accèdent très rapidement à l’autonomie, et que chaque acte de docilité de leur part se lit davantage comme un mouvement de gratitude que comme un phénomène d’obéissance. Un processus que le célibat des prêtres interdit probablement de percevoir.

Pensez-vous qu’un aggiornamento de l’Eglise catholique permettant aux femmes d’accéder à la prêtrise soit nécessaire ?

Si on parvenait à une réforme abolissant le célibat des prêtres, l’exclusivité masculine du sacerdoce, le protestant que je suis ne pourrais qu’applaudir. Mais j’ai la faiblesse de croire que le catholicisme, avant de procéder à cet aggiornamento, a encore de belles «cartouches» à brûler selon son propre génie. Je préfère notre actuelle complémentarité réunissant – plus qu’opposant – des postures parfois divergentes à une unification qui ferait une synthèse hâtive et appauvrissante des apports de chacun.

Pour revenir au culte marial, lieriez-vous son renouveau à la crise du masculin, c’est à dire à la préférence radicale du lien de filiation au détriment de l’altérité ?

Que l’occident chrétien se peuple d’un nombre toujours croissant de mère célibataires signe cette réduction contemporaine des liens familiaux au lien filial, et la relative élimination des liens masculins-féminins. Il me semble que les formes historiques de la famille ont joué dans l’horizon de cette intrigue prophétisée par la rencontre entre Adam et Eve, allégorisant une possible conciliation des différences sexuelles sans les anéantir. Or, la généralisation du couple moderne mère-enfant ne dit rien d’autre, dans sa simplification radicale, qu’un refus de cette intrigue. Les hommes sont menacés de n’être plus que des «Joseph», d’une gentillesse un rien pâlotte. Et c’est peut-être cette situation contemporaine que le discours catholique interprète, comme enregistreur des imaginaires collectifs, et dont il témoigne comme malgré lui, ou en tout cas à l’envers même de sa prédication morale.

Quel regard l’intellectuel protestant que vous êtes porte-t-il sur les acquis du féminisme ?

 Un certain féminisme, affirmant une sorte de différence suffisante à elle-même, a fini par ruiner l’enjeu de l’égalité des sexes et donc de l’obligatoire alliance pour construire, non seulement une famille, mais aussi une société. Ce sont ces promesses morales et politiques de l’égalité qui se fracassent aujourd’hui, faute sans doute d’avoir été tenues. Nuançons: le féminisme comme combat pour l’égalité entre les sexes, comme lutte pour que la femme puisse s’émanciper de sa seule fonction de génitrice et d’éducatrice, me semble avoir joué un rôle de libération, également pour les hommes. Outrepasser ce seuil, c’est à dire accepter que la femme reprenne à elle seule tous les droits sur sa maternité déséquilibre les acquis d’une émancipation pourtant essentielle.

Les positions du pape relatives à l’avortement et à la contraception vous semblent donc fondées …

l’avortement comme le divorce nous ont placés dans une situation d’autant plus vertigineuse qu’elle est irréversible, dans la mesure où la remise en cause de ces acquis semble tout proprement impensable. Nous avons, d’une certaine manière, goûté à ce fruit terrible qu’est la possibilité de tout choisir. Et puis, préserver la cellule de la filiation mère-enfant au détriment de toute autre relation, s’illustre par un étrange paradoxe: il a fini par constituer un lieu où se rejoignent les féministes les plus radicales et la doctrine pontificale. Seulement, réclamer l’omnipotence de ce lien de filiation exclusif me semble dangereux en ce qu’il l’alourdit d’une demande trop lourde et qu’il ruine la pluralité des autres attaches. Il me semble pourtant moralement indispensable de respecter la pluralité des liens existants, quelles que soient leurs valeur ou leur nature, qu’il s’agisse de liens de paternité, de conjugalité, de parenté au sens large, de camaraderie voire de voisinage ou même d’adultère ! Toute réduction des liens ouvre la voie à une sorte de déni du réel, toujours dangereux.

Quel regard le protestant que vous êtes porte-t-il sur les acquis du pontificat de Jean-Paul II ?

Je reconnais avant tout son grand sens social. Jean-Paul II a su incarner au plus haut point ce sens de la sororité, de la charité contenues dans l’idée d’un culte marial. Son seul tort est peut-être d’avoir trop exclusivement centré son discours sur une idéologie de la Vie, dans l’ordre de sa continuité «maternelle», et écarté de sa théologie les figures plus individuelles de la mort et de la naissance. Avoir sacralisé ainsi la Vie constitue, à mon sens, la force et la limite de son discours.

Pourquoi?

Il me semble, d’un point de vue théologique, peu souhaitable de diviniser la Vie. La doctrine chrétienne s’appuie sur le principe de la résurrection, davantage que sur le primat de la vie. Le danger du catholicisme aujourd’hui réside selon moi en ce primat d’une vie continue, concept ultramoderne bien éloigné de la vie humaine, tant dans son historicité que dans son aspect politique.

Quel regard le protestant que vous êtes porte sur le culte marial catholique ?

L’idée qu’on se forme des rapports tissés entre Marie et le protestantisme est trop souvent frappée d’erreur. J’en veux pour preuve le très beau commentaire du Magnificat écrit par Luther en 1520, expliquant que toute la beauté et la force de Marie est d’avoir su interpréter sa vie entière en terme de grâce, antienne fondatrice du protestantisme. En faisant de sa vie le déploiement d’un chant de remerciement perpétuel, Marie incarne la gratitude, vertu qui devrait nous être cardinale. En effet, penser que tout nous est donné invite à prolonger ce don en offrande, à donner soi-même. Le don est le préalable indispensable à toute création future, conçu en dehors de toute «comptabilité» morale. De telle sorte qu’on peut dire que l’interprétation luthérienne si protestante – pensée en terme de grâce – de Marie fait d’elle un pilier de notre liturgie. En revanche, elle n’est pas du tout asexuée. Calvin interprétait en effet le terme de Vierge en celui d’ « une simple jeune fille ». Nimbée d’un irréductible mystère, elle ne peut cependant pour lui, qui se méfie de l’expression de «mère de Dieu», être considérée comme une matrice divine. Marie n’est qu’une jeune fille toute ordinaire, dont la simplicité se trouve transfigurée par la gratitude, et par cette très belle docilité qui n’est rien d’autre que le prolongement de la confiance.

Olivier Abel

Publié dans Le Figaro, 16 août 2004