« Morale juive, morale chrétienne »

Colloque judaïsme christianisme et droits de l’homme
Je veux commencer par dire ma gratitude et mon émotion d’être ici, au Consistoire israélite de Paris, émotion aussi pour tout ce que vient de dire Gilles Bernheim, avec ce tact et cette simplicité, cette sobriété de parole, je dirais même cette timidité de parole qui nous manque tellement.

Moi-même, je ne vais apporter que des propos très fragmentaires : ce sera ma forme de timidité, malheureusement moins agréable sans doute, dans une sorte de survol à rebrousse-thème. Et il est vrai, je suis toujours étonné du mélange de proximité et de distance dans les concepts, ainsi que par le fait que nous puissions utiliser les mêmes mots dans des significations qui appartiennent parfois à des mondes différents. Il faudrait sentir pour chaque mot à la fois la proximité et la distance. Il faudrait les éprouver, presque physiquement, pour à chaque fois les recharger d’émotion, pour éviter le tragique, le tragique de penser que l’on parle de la même chose, alors qu’on ne parle pas de la même chose ; et le tragique de penser que l’on ne parle pas de la même chose, alors que l’on parle de la même chose. Éprouver, justement, ce mélange de distance et de proximité.

Mon intervention comportera cinq séries de remarques.

Tout d’abord, je voudrais commencer par dire que je ne suis pas sûr que l’on puisse facilement parler de morale chrétienne. Ensuite, je préciserai ce qu’est l’enjeu de cette question des Droits de l’Homme aujourd’hui dans le monde, après le 11 septembre. Où en est-on en ce moment ? En troisième lieu, je pointerai quelques dangers, des inspirations ou des implications théologiques des Droits de l’Homme pour le côté chrétien. Je voudrais, quatrièmement, faire quelques plaidoyers pour les Droits de l’Homme. Et je terminerai par la condition fragile et timide des Droits de l’Homme. C’est là que je reprendrai ce que vient de dire magnifiquement Gilles.

Y a-t-il une morale chrétienne ?

Sur le premier point, en ce qui concerne la morale chrétienne, chacun puise dans sa tradition, son noyau, dans sa forme de vie, les inspirations avec lesquelles il interprète l’histoire et le droit. Il y a peut-être une morale chrétienne, mais en même temps on peut dire que les facteurs d’ordre culturel, anthropologique, géographique, etc, sont tellement imbriqués les uns dans les autres, qu’il y a véritablement un entremêlement de tous ces facteurs. Autre le christianisme latin, autre le christianisme scandinave. La morale chrétienne n’est pas la même dans le monde orthodoxe, dans le monde catholique, dans le monde protestant. Et dans le monde protestant, entre les Luthériens et les Calvinistes ; par exemple, je ne pense pas que Luther accepterait de parler de morale chrétienne. Il y a une séparation très grande de la morale et de la foi, chez Luther.

Alors que chez Calvin, aimer Dieu et son prochain, c’est le fond moral qui demeure, quelles qu’en soient ensuite nos interprétations religieuses ou politiques. Car on interprète l’amour de Dieu diversement. Et les formes concrètes de l’amour du prochain varient dans la géographie et l’histoire. Calvin va jusqu’à dire qu’il faut adopter la morale de son prochain, qu’il faut lui faire de la place. Autrement dit, la loi morale consiste tellement à faire place à l’autre homme, au point de vue de l’autre à l’intérieur de mon propre point de vue, qu’elle consiste éventuellement à épouser sa morale même. A la limite, on pourrait reprocher à un « Chrétien » au sens qu’en donne ici Calvin, et c’était peut-être déjà un problème pour Paul, de n’avoir pas assez de morale propre, de trop épouser la morale de tous ceux qu’il aborde successivement, de trop se plier à la diversité des régimes et des formes de vie qu’il rencontre.

On peut cependant parler globalement ou tendanciellement dans le christianisme d’une relative séparation. Cette séparation de la morale et de la religion, mais aussi de la morale et de la politique, de la religion et de la politique, implique toujours une réarticulation. Il n’y a jamais de pure séparation, il n’y a de séparation qu’en réarticulant autrement. J’ajouterai, c’est là mon sentiment personnel, que comme toute morale, s’il y a une morale chrétienne, elle répond bien à certaines questions, mais mal à d’autres. Je dirais qu’elle répond bien à certains types de problèmes, mais qu’elle en soulève d’autres auxquels elle répond mal.

L’enjeu des Droits de l’Homme aujourd’hui

Ma deuxième série de remarques portera sur l’enjeu contemporain autour de la question des Droits de l’Homme. Il me semble qu’aujourd’hui nous sommes dans une période très dangereuse et passionnante, une période où se défait, et se refait autrement, le nœud du théologico-politique. Pourquoi ? Nous ne savons pas exactement, mais comme à la grande époque de la Renaissance, de la Réforme, de la Contre-Réforme, il y a des guerres de religions qui menacent, une peur un peu semblable, comme si l’on avait ébranlé l’équation du rapport entre religion et politique qui s’était alors mise en place — et l’on ne peut pas toucher à ce nœud du théologico-politique sans risquer la guerre de religion. De même, il y a probablement un noeud du théologico-psychique, qui complète le triangle aujourd’hui ébranlé. Qu’est-ce qu’un sujet de droit ? Qu’est-ce que le citoyen aujourd’hui ? Quels sont les droits de la conscience, rapportés à ses obligations religieuses et à ses obligations politiques ? Même les formes de la folie sont en train de changer. Et ces changements dans les formes de la subjectivité et du psychisme affectent aussi les rapports entre l’éthique et la politique.

Or les Droits de l’homme sont un des lieux où s’éprouve cet ébranlement. Car ils ont été portés par le grand discours de l’émancipation, qui est le fond de la modernité tant théologique que politique et morale. Mais ce discours de l’émancipation, du progrès, de la sortie de la minorité, a aussi été celui du Developpement, et il a aussi amené la mondialisation, la globalisation. Et soudain on prend conscience que ce grand discours de l’émancipation universelle, du libre-choix, de la liberté, que Gilles Bernheim vient d’analyser à rebours si justement, s’il a pu être libérateur en son temps, peut s’avérer aujourd’hui dangereux. C’est ainsi que face à ce grand discours de la mondialisation, du développement, de l’émancipation, un deuxième discours s’est développé, qui aujourd’hui se radicalise, sur le droit à la différence, sinon le droit à l’intraduisible, au non-communicable.

Nous sommes ainsi presque écrasés entre, d’un côté, des forces qui uniformisent, et de l’autre des forces qui « balkanisent » notre monde. Le passage du régime Etat-nation, qui avait trouvé une sorte d’équilibre entre les deux tendances, à la mondialisation actuelle, est un moment très périlleux comme le régime des passages impériaux de jadis aux régimes de l’Etat national a été un moment sans nul doute très difficile. Quelque chose se cherche, un peu à tâtons. Comme s’il s’agissait de faire coexister dans la même mégapole des cités différentes, des conceptions différentes de droits civils. Peut-être même faut-il aller jusqu’à penser plusieurs Etats pour le même territoire. Nous sommes arrivés à un moment où l’idée d’Etat-nation est sans doute devenue trop étroite face, par exemple, aux mafias mondiales.

Les Droits de l’Homme sont nés à l’époque des totalitarismes. Ce n’est pas un hasard, parce que le totalitarisme, c’est l’idée que l’on peut tout refaire, que l’homme est entièrement malléable, et que l’on peut tout refaire à volonté. Il y a donc face à cela, tout d’abord, un droit de l’inaliénable, du non-changeable, du non-modifiable, des racines, de l’identité non échangeable : on ne peut pas changer d’identité comme de chemise. Et de l’autre côté, le totalitarisme, c’était le crime de naissance, le crime d’être né, d’être incarcéré dans sa condition de naissance quelle qu’elle soit (race, religion, langue, etc). C’est ce qui est arrivé aux Juifs avec la Shoah. Les Droits de l’Homme déploient un droit de naissance, en quelque sorte, à exister. Un droit à habiter, un droit à passer. Un droit de citoyen mais aussi un droit de l’exilé, je vais y revenir tout à l’heure.

Une théologie des Droits de l’homme ?

Avec ce concept des Droits de l’Homme, et dans cet espèce d’étau dans lequel il se trouve aujourd’hui, il y a quelques vieux thèmes de théologie chrétienne qui portent en eux quelque chose de menaçant. Dans « Droits de l’Homme », il y a d’abord l’idée de l’image de l’Homme. On a parlé déjà de cette idée de l’Homme à l’image de Dieu. Mais justement le danger, c’est d’être persuadé de savoir ce que c’est que l’Homme. On a alors un savoir, une maîtrise, on sait ce que sont les Droits de l’Homme parce que l’on sait ce que doit être l’Homme. Et du coup, on s’est donné une conception qui permet de couper tout ce qui dépasse ce que l’on estime être les Droits de l’Homme. La tradition juive peut nous aider, de ce point de vue-là, par cette absence d’image qui nous interdit de nous faire une image de l’Homme, une image définitive, une image sur laquelle on puisse mettre la main. Elle nous aide à critiquer ce qu’il pourrait y avoir, dans la christologie chrétienne, d’une conception anthropologique trop unifiée. Lorsqu’on croit savoir ce que c’est que l’Homme, au-delà du « juif », du « grec », etc. Je crois que cette conception-là de la christologie est dangereuse. Je pense que théologiquement, nous avons, nous Chrétiens, un besoin vital de remettre sur le métier notre idée christologique dépendant d’une certaine conception anthropologique.

Une seconde catégorie me semble devoir être travaillée. Je parlais tout à l’heure du grand récit de l’émancipation, selon lequel les Droits de l’Homme surviendraient au bout d’une immense épopée de la libération, qui plonge dans une sorte de grande mémoire. On fait alors comme si les Droits de l’Homme n’avaient qu’une seule fondation et qu’un seul récit. En même temps, cela prolonge un geste magnifique de la Torah, l’idée qu’il n’y a pas de Loi sans récit, et que l’on ne peut pas séparer la Loi et le récit. Mais je me méfie de la conception selon laquelle il n’y aurait qu’un seul récit. Nous reviendrons plus loin sur cette conception pluraliste et réitérative : il y a plusieurs récits des Droits de l’Homme, ils viennent de plusieurs histoires, de plusieurs commencements. Ils coulent de plusieurs sources. Et nous devons laisser cette histoire inachevée. Nous ne pouvons pas faire la synthèse, raconter d’un seul coup toute l’histoire des Droits de l’Homme. Nous n’y arriverons pas. Et heureusement.

Une troisième figure me semble justement particulièrement périlleuse. C’est la figure des Droits de l’Homme comme venant à la fin de l’histoire, dans une sorte de synthèse. On serait là au-dessus de tous les droits locaux, régionaux, historiques, etc. On arriverait enfin à une conception adulte, majeure, émancipée, de l’humanité, dans une figure qui serait finalement déjà une figure du Jugement dernier, au-dessus des lois humaines, au-dessus du conflit des lois humaines, des nations humaines, et de leur diversité. C’est une des critiques que je trouve légitimes des Droits de l’homme comme fin de l’histoire, avec caractère gentiment totalitaire d’un Jugement dernier qui viendrait d’en haut pour réconcilier les vivants et les morts, et qui mènerait à une synthèse des droits, une sorte de concorde universelle.

Plaidoyers pour les Droits de l’Homme

Vous me permettrez néanmoins de proposer un petit plaidoyer qui constituera ma quatrième partie. Mon premier élément de plaidoyer partira de l’idée qu’il y a un conflit des droits. Dans « Droits de l’Homme », il y a « droits ». Donc il y a, comme disait Gilles Bernheim tout à l’heure, un conflit entre des droits. Il y a un entredeux. Personnellement, je pense qu’il y a réellement un conflit. Il y a droit parce qu’il y a conflit. Il faut honorer ce conflit. Les Droits de l’Homme, leur force, leur honneur, c’est justement d’honorer la contradiction insurmontable qu’il peut y avoir entre des droits de l’Homme éventuellement contradictoires, conflictuels. Et cette conception-là est une conception qui fait place au politique, qui n’évacue pas trop vite la dimension proprement politique, comme on le voit souvent dans une conception des Droits de l’Homme a-politique. Nous sommes de part en part pris dans la dimension du politique, il faut faire avec et à travers des figures du politique, et donc des institutions réelles.

De ce point de vue-là, il me semble que les Droits de l’Homme tirent le politique dans deux directions. Ici, je suis un fidèle lecteur de Paul Ricoeur. On peut discerner plusieurs contributions et traditions de pensée qui, positivement, de l’intérieur, mais aussi négativement, de l’extérieur, définissent un rapport au politique au travers d’histoires différentes. Et aucune n’est en posture d’avoir le dernier mot. D’une part, en effet, il faut sans cesse, refonder la rationalité du politique sur des intentions proprement éthiques du politique, c’est-à-dire les droits du citoyen, « les Droits de l’Homme et du Citoyen », les droits de l’habitant en quelque sorte. Il faut ainsi affirmer, avec John Locke, qu’il y a un inaliénable un droit de propriété, non au sens de la vanité de l’avoir, mais au sens d’un droit d’habiter inaliénable, un droit de sécurité matérielle, sinon de prospérité. Il y a ainsi plusieurs traditions positives du politique qui essaient de donner un sens de l’intérieur du politique, et l’orientent par une éthique de l’égalité, ou de la liberté, ou de la sécurité, de la solidarité, etc. La question est alors celle de la syntaxe entre ces orientations fondamentales, et aucun ordre n’est à tous égards le meilleur : il y a une instabilité constitutive du politique.

D’autre part, il faut, de l’extérieur, au contraire, sans cesse résister aux abus du pouvoir. C’est une autre direction des Droits de l’Homme. Les Droits de l’Homme résistent au politique, là où le politique abuse, au nom même de la Liberté, de l’Egalité, de la Sécurité, de la Fraternité, de la Propriété, etc. De ce point de vue là, ce sont les droits du non-citoyen, les droits de l’âme en peine et de l’exilé. Ce sont les droits de celui qui vient de dehors et qui voudrait rentrer, ou de celui qui est dedans et qui voudrait sortir — ces droits sont certes assortis à chaque fois de devoirs. Le problème sur ce versant là n’est pas tellement de faire une société juste, mais de faire une société qui n’humilie pas, dont les institutions ne soient pas humiliantes, comme le propose Avishai Margalit dans La société décente. Ce sont aussi pour moi, des recherches sur les Droits de l’Homme que je trouve dans ma propre tradition. Je trouve la figure de Pierre Bayle, qui a longuement pensé les droits de la conscience errante, le droit de sortir, de partir, le droit de ne pas être enfermé.

Deuxième remarque pour un plaidoyer pour les Droits de l’Homme, mais là encore pour des Droits de l’Homme différents, corrigés de leurs présomptions : car ceux-ci ne sont pas an-historiques, universels, ils ne tombent pas du ciel, ils ont une histoire. Ils sont justement enracinés dans des histoires, des intrigues, des traditions, elles-mêmes sédimentées dans des croyances, des cultures, des langues, des préjugés, toute une archéologie très concrète. Bien souvent, ce que l’on reproche aux Droits de l’Homme, c’est leur abstraction, et par là leur inefficacité. Je prendrai un exemple : à chaque fois que je passe à la station de métro Concorde, je suis consterné de voir d’un côté les lettres qui épèlent la déclaration des Droits de l’Homme, et en-dessous, des bancs intentionnellement designés et fabriqués pour que les vagabonds ne puissent pas s’asseoir longuement dessus. C’est une contradiction que je trouve épouvantable. Nous sommes habitués à mettre les Droits de l’Homme tellement loin et haut, que nous ne voyons même plus la contradiction que nous pratiquons. Nous manquons un véritable enracinement dans le concret des mœurs, des traditions. Et le fait que chacune d’elle peut apporter quelque chose de vécu et d’expérimenté aux Droits de l’Homme.

Troisième plaidoyer pour les Droits de l’Homme : les Droits de l’Homme doivent refuser la séparation entre un droit idéal et un droit instrumental. Un droit, pour moi, ne doit pas être un droit idéal, ce doit être un droit concret : les droits concrets de l’habitant, les droits du passant. Car sans cela, on a justement cette conception d’un droit instrumental, ou le droit des commerces, le droit international, etc., ne sont traités que comme des moyens. Alors les Droits de l’Homme viennent comme une préface, et le droit concret n’a plus rien à voir avec cette préface, cette lointaine préface. De ce point de vue-là, l’auteur qui nous aide à sortir de cette conception purement technique du rapport de force, c’est Kant. Emmanuel Kant est important parce qu’il nous aide, par ses circulations subtiles, à voir comment le droit fait mesure, marque la limite, et interprète ces parages limites et cette différence : l’écart entre les lois de la nature, les lois physiques, les lois techniques qui sont imposables, et la loi morale qui est la loi de la liberté, de la pure raison pratique. Entre les deux il y a les lois politiques et judiciaires, qui sont des lois de la liberté mais imposables par la force publique ; et qui sont des lois imposées par la puissance publique, mais que l’on peut physiquement transgresser —à la différence de la loi de la gravitation ! Kant marque soigneusement ces écarts successifs entre la sphère de l’éthique, la sphère du politique, la sphère de l’économique ou du géographique, de la physique.

Précisément, il ne faut pas trop séparer l’éthique et le politique, mais aussi ne pas trop les confondre, parce que ce serait dangereux. Il ne faut pas trop les séparer. Car il faut qu’il reste une intention éthique au politique. Je parlais plus haut de l’intention vers la Liberté, vers l’Egalité, vers la Fraternité, et du fait que la syntaxe entre ces valeurs éthiques peut changer. La syntaxe des Droits de l’Homme change, il y a des périodes où les Droits de l’Homme doivent mettre en avant la Liberté, et d’autres moments où les Droits de l’Homme doivent mettre en avant la Fraternité. Il y a des moments où les Droits de l’Homme doivent mettre en avant la Sécurité —c’est la thèse actuelle de Blandine Kriegel. Mais justement il y a des périodes différentes, il n’y a pas de hiérarchie définitive entre ces ordres de valeurs éthiques. En même temps, il ne faut pas trop confondre l’éthique et le politique, parce que sinon on prétendrait faire la synthèse, et trouver quelque chose comme une synthèse juridique du bien, du bon, du juste. Il faut se méfier de cette synthèse. Le droit doit rester de l’ordre d’un consensus minimal et pragmatique sur ce qui nous permet de vivre ensemble. Voilà quelques conditions, quelques lignes d’un plaidoyer que l’on pourrait faire pour les Droits de l’Homme. Mais ce plaidoyer lui-même suppose trois conditions, trois modifications profondes dans notre conception morale des Droits de l’Homme.

Les conditions du droit

Ces conditions sont toutes dans le style de la tension. Il y a une logique dangereuse, qui serait la logique de la substitution, où quelque chose viendrait remplacer quelque chose d’autre, le remplacer, le supplanter définitivement. Je pense que rien ne remplace jamais rien. C’est très important dans le dialogue judéo-chrétien. Il y a toujours tension. Il y a toujours et partout, entre nous et en nous-mêmes, des tensions. Je vais vous proposer trois figures de cette tension.

Il me semble que les Droits de l’Homme que nous pouvons élaborer, nous ne pouvons les penser qu’à la condition de les concevoir comme quelque chose que nous devons sans cesse réinventer. Michael Walzer, philosophe juif new-yorkais, parlait à ce propos d’une universalité réitérative. C’est vrai en général : nous passons notre temps à réinventer les choses élémentaires, l’amour conjugal, la cité, et nous passons notre temps à réinventer la démocratie, les Droits de l’Homme, etc. Les grandes inventions morales, culturelles, politiques, à la différence des inventions techniques, ne sont pas cumulatives. Elles ne s’ajoutent pas, elles ne se transmettent pas automatiquement. Il faut à chaque génération les réinventer. Et donc se retirer, comme le proposait Gilles Bernheim tout à l’heure, pour laisser la génération suivante réinventer. Mais il faut se retirer en ayant laissé à la génération suivante de quoi réinventer. C’est tout ce qu’il y a de plus délicat.

Deuxième figure de cette condition fragile des Droits de l’Homme et de la tension : nous n’avons accès à l’universalité, puisque c’est cela qui est en cause dans les Droits de l’Homme aujourd’hui, qu’au travers de ce que j’ai appelé tout à l’heure des socles historiques, culturels, langagiers, disparates. Nous n’avons affaire qu’à des universaux en contexte. Je dirais presque des universaux métaphoriques, car en croyant dire et formuler les concepts des Droits de l’Homme, nous ne formulons encore que des métaphores des Droits de l’Homme, des métaphores qui se situent dans un langage, une langue, une tradition culturelle particulière —et donc des métaphores qui sont parlantes pour certains d’entre-nous, mais pas pour d’autres. C’est pour cela qu’il faut le dire sous plusieurs métaphores. Il n’y a pas un concept des Droits de l’Homme définitif et satisfaisant. Il nous faut donc ouvrir une sorte de vaste conversation entre divers universaux encore métaphoriques.

Ma troisième figure de cette tension ou de cette condition fragile des Droits de l’Homme, c’est que leur universalité ne tombe pas d’en haut, n’est pas imposable par démonstration scientifique indiscutable, ni par une sorte de transparence morale indubitable : elle se communique de proche en proche, avec une sorte de force de proposition. C’est une idée de Kant encore. Lorsque je tente de partager un sentiment esthétique, par exemple à travers la musique, que je voudrais partager avec un ami, ou avec mes enfants, j’accepte éventuellement qu’eux ne le partagent pas. J’accepte donc que mon sentiment reste résistible. Il me semble que nous devons développer une conception des Droits de l’Homme qui soit marquée du sceau de cette timidité, de cette résistibilité. On comprend alors que ce qui fait la faiblesse des droits de l’homme est en même temps ce qui devrait en faire la grandeur : c’est précisément qu’ils ne sont pas entièrement imposables. Il y a certes une part en eux qui est juridique, qu’il faut chercher à toujours mieux inscrire dans les codes, dans le droit international, dans le code pénal, dans la Cour de Justice internationale. Mais il y a aussi une part qui restera à jamais résistible. Une part qui n’a pas d’assurance de son succès, une part qui ne se communique que de proche en proche, et qui dépend de la manière dont elle est reçue. C’est pourquoi je pense que les Droits de l’Homme restent sous cette triple condition-là, des figures de l’ajournement, des figures du décalage, qui sont pour moi les figures d’un style pour lequel je rends vraiment hommage à cette tradition juive qui me l’a enseigné.

Olivier Abel

Colloque judaïsme christianisme et droits de l’homme,
avec Gilles Bernheim, au Consistoire de Paris, le 11/11/03