« Le débat européen sur la Turquie. Quel projet ? Quelle Europe ? Quelle périphérie ? »

ESPRIT – Depuis un ou deux ans, la Turquie est au centre d’un débat important, peut-être le premier vrai débat européen qui ne soit pas institutionnel et technique mais économique, culturel, historique et géopolitique. Cependant, il s’agit aussi d’un débat confus, comme on a pu le remarquer au moment du référendum. Quelle est l’évolution des différents argumentaires sur l’entrée ou non de la Turquie dans l’Europe?

Michel Marian – La relation a été longtemps cantonnée à la diplomatie. Ce processus diplomatique s’est accéléré, lorsque la Grèce a changé de position. Jusqu’en 1999, la Grèce bloquait tout approfondissement de la relation avec la Turquie. Cependant certaines avancées avaient pu être décidées comme celle de l’union douanière. Puis, la Grèce a changé de position, sous l’impulsion de Georges Papandréou, pour considérer qu’il était plutôt de son avantage que la Turquie entre dans l’Europe. L’Europe se retrouvait alors privée de l’écran grec vis-à-vis de la Turquie. II a fallu décider d’ouvrir un calendrier de prénégociations, cela a été fait en 1999 sous la cohabitation. La question est alors passée des décideurs à l’opinion publique, en France par exemple de l’opposition de Giscard au débat passionné qui a entouré la décision du 6 décembre 2004 de fixer une date d’ouverture des négociations proprement dites

Olivier Abel – Nous nous trouvons au moment d’une sorte de crise de croissance de l’Europe, qui détermine aussi une crise de son identité. La question turque, dans le contexte de l’adhésion des pays de l’Est, soulève et accentue ces questions en Europe, et y révèle une véritable crise de confiance, on y reviendra. Mais cette question de l’identité est présente depuis les premières démarches de la Turquie pour entrer dans l’Europe. Or elle a été davantage travaillée en Turquie qu’en France, qui arrive avec un agenda beaucoup plus tardif à des questions voisines. En effet, l’opinion turque est travaillée par la
question de son entrée dans l’Europe depuis très longtemps et de manière complexe: les partis musulmans ont longtemps été réticents à l’Europe, ce qui a provoqué une série de va-et-vient des opinions. La société turque a davantage étudié ce que pouvait représenter l’adhésion à l’Europe et le rapport n’est pas du tout aussi instrumental qu’on ne le croit ici. Il touche à un travail d’identité ancien et trouve ses racines dès avant Ataturk, au XIXe siècle, dans une marche vers l’Europe et vers l’occidentalisation alors synonyme de modernisation.

Un autre décalage apparaît simultanément. La Turquie a connu l’effondrement de la puissance impériale bien avant l’Europe – elle a longtemps été «l’homme malade de l’Europe », comme on disait avant la chute de l’Empire Ottoman, dont on oublie qu’il a mis ses pieds dans les empreintes de l’Empire romain. Les pays européens, eux, ont encore le sentiment d’être des grandes puissances mondiales. Ce qui est en jeu dans l’entrée de la Turquie n’est pas seulement la peur ancienne du Turc, mais l’effondrement d’une image encore impériale, universelle. Cette crise du déclin, qui touche l’Europe, a déjà été vécue par la Turquie.

ESPRIT – Dans de nombreux argumentaires, il semble y avoir un rapport entre la possibilité d’adhésion de la Turquie et la définition de la nature du projet européen lui-même. Si l’on suit l’argumentaire géopolitique, l’idée de la stabilisation par l’Europe est le projet majeur. Intégrer la Turquie serait alors un atout dans cette réalisation de la stabilisation de ses marges. Néanmoins, il y a un malentendu sur la question de l’islam. L’argument de Joschka Fischer, ancien ministre des affaires étrangères allemandes, considère que l’Europe doit intégrer un grand pays musulman. Mais cela fait sursauter les autorités turques qui veulent présenter leur pays comme un Etat laïc. La Turquie d’autre part n’est pas un pays arabe. Ayant été une puissance impériale, la Turquie n’a pas toujours une image uniquement positive dans le monde arabe.

Michel Marian – Au cours des six dernières années, où le débat est entré dans l’opinion publique, deux mouvements contrastés ont joué. On est passé, d’une part, à une connaissance de plus en plus précise de la Turquie, car les opinions publiques étaient concernées et les discours schématiques devaient être dépassés mais aussi parce que l’arrivée de l’AKP au pouvoir a contribué à donner une image beaucoup plus complexe de la Turquie. Par ailleurs, le mouvement inverse opérait: on savait de moins en moins ce qu’était et ce que voulait l’Europe. En 1999, lorsque la question de l’adhésion a succédé à l’union douanière, deux idées sous-tendaient la proposition des gouvernements : des négociations existaient depuis très longtemps pourquoi ne pas les continuer? – et de plus la Turquie est un Etat-laïc. Progressivement, ces deux critères sont apparus insuffisants, alors qu’émergeaient des oppositions. Le problème turc posait la question des frontières, et dans ce sens, il a été, en partie, un déplacement des interrogations sur l’extension en cours vers l’Europe de l’Est. Par ailleurs, l’image de l’État laïc était démentie, ou au moins brouillée avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir, qui demandait que la Turquie soit reconnue comme un Etat musulman en Europe. La dimension de l’islam en géopolitique devenait essentielle.

Une deuxième phase peut être distinguée: l’argumentaire favorable à l’entrée de la Turquie s’est servi de l’ancienneté des négociations pour insister cette fois sur le fait qu’après avoir donné tant d’espoir, une réponse négative risquerait d’entraîner des conséquences négatives. Il s’agissait aussi de dire, petit renversement, que c’est justement parce que la Turquie est un pays musulman – qui a une évolution occidentale depuis des décennies – que l’Europe a intérêt à l’intégrer. Plusieurs réponses ont été avancées. D’abord, des réponses de principe: la Turquie n’est pas un pays européen. Il y a eu des expériences historiques communes dans cet ensemble mal défini qu’est l’Europe, une certaine homogénéité, que la Turquie n’a pas partagées. La deuxième réponse, implicite mais très présente, consistait à penser que face à la dégradation des relations entre l’Occident et une partie du monde musulman, il était plus dangereux d’avoir une collectivité musulmane ce cette importance à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le pari est celui-ci: l’adhésion va-t-elle entraîner une pacification des rapports avec l’islam ou au contraire accroître les problèmes au sein de l’Europe?

Il semble que, depuis l’ouverture des négociations, le 3 octobre dernier, on passe à une troisième étape des argumentaires. La Turquie posant des problèmes particuliers, les critères d’adhésion ne peuvent pas seulement être ceux, formels, définis par Copenhague et appliqués comme conditions des adhésions antérieures. Des critères plus réels doivent être appliqués et la dernière condition, psychologique ou interactive, est de savoir si les peuples sont prêts, ou non, à accepter l’adhésion de ce pays immense. S’y ajoute un deuxième implicite: si l’on considère que l’enjeu de l’entrée de la Turquie n’est pas seulement la Turquie mais l’ensemble des relations avec le monde méditerranéen, alors pourquoi faut-il créer, par l’adhésion, un statut différent de tous ceux-là pour la Turquie et surtout qu’est ce que cela implique sur l’architecture de l’Europe et de son environnement? On rejoint le débat sur la Turquie et le monde arabe, mais aussi au-delà l’Afrique. L’Europe est à la fois la tentation d’un noyau dur, de plus en plus difficile à mettre en oeuvre en tant que tel, et un appel pour l’ensemble du monde hors les Amériques et les mondes indien et chinois. Après avoir subi le contrecoup de l’ouverture à l’Europe de l’Est, la Turquie devient porteuse de ce que l’Europe doit moralement offrir à toute cette partie centrale du monde, incapable et surtout non désireuse de s’organiser sur des bases régionales. Ni le Maghreb ni l’Afrique ni l’ex-Union soviétique n’ont assez confiance en leur voisinage pour se lier fortement. En revanche, ils sont travaillés par des forces d’appel vers l’Europe.

La façon dont M. Erdogan a commenté l’ouverture des négociations le 3 octobre ouvre à quelque chose d’assez nouveau. L’Europe à venir serait pour lui une alliance de civilisations le terme n’est pas de lui – entre les peuples européens et le peuple turc. On dépassait la banalisation de 1999 – la Turquie est un pays laïc – pour arriver à une association à deux piliers, une sorte d’Autriche-Hongrie. Cette idée peut aussi servir de porte de sortie honorable, au cas où la Turquie aurait de vraies difficultés à remplir toutes les conditions.

Olivier Abel – Un moment important de bascule de l’argumentation peut être illustré par le basculement de l’opinion de M. Delors, jadis plutôt opposé à l’entrée de la Turquie puis favorable à celle-ci. Si l’on veut compliquer le manichéisme du choc des civilisations, il faut que la Turquie entre dans l’Union européenne. Puisque des populations turques ou musulmanes sont présentes en Europe, il faut que, politiquement, cela soit marqué par l’intégration d’un pays, sécularisé et laïc à sa manière, mais de culture musulmane. Cet argument a beaucoup marqué, tout en soulevant de nombreuses réticences, lorsqu’il est dit. Mais il est important qu’il soit dit et que l’on dépasse les perpétuelles négociations sur des critères, par ailleurs beaucoup plus exigeants que pour les autres pays membres et incompréhensibles sans la prise en compte des réticences culturelles et religieuses, comme si les poids et mesures étaient différents. Pourquoi longtemps, au sud de l’Europe naguère, ou à l’est aujourd’hui, l’Europe s’est-elle donné pour mission, en intégrant de nouveaux pays, de soutenir les démocraties encore fragiles, alors que nous exigeons de la Turquie une démocratie parfaite et soumise à des normes qui ont d’ailleurs évolué entre-temps (peine de mort, etc.) ? Derrière la rhétorique des critères objectifs (juridiques, économiques, etc.), auxquels nous soumettons la candidature turque depuis 1959, on trouve simplement l’exigence interminable, impossible, d’effacer un différend presque millénaire. Certains partis d’extrême droite n’avaient pas hésité à placer le refus de la Turquie en tête de leur message électoral, assurés de caresser l’opinion dans le sens du poil. Et ils ont maintenant réussi à donner le ton à tous les autres, occultant le vrai débat sur cette Europe que nous pourrions vouloir vraiment.

Les arguments «pour» et « contre » semblent ainsi au fond se situer sur des plans tout à fait différents, avec une optique européenne différente. Les arguments «pour» insistent sur la force et l’emprise que l’Europe aurait sur son environnement en intégrant la Turquie: elle deviendrait un bloc géopolitique majeur, fondé sur un pacte de cultures et l’invention d’institutions inédites. En revanche, les arguments «contre » abritent des réticences culturelles, qui mériteraient d’être portées à un niveau d’argumentation sérieux, sous des arguments économiques qui sont non moins sérieux. D’autant plus que jusque maintenant, l’intégration européenne telle qu’elle s’est construite est largement une Europe économique. Sur le plan strictement économique, l’entrée de la Turquie pose beaucoup de problèmes, si ce n’est déjà par son étendue géographique et le nombre de ses habitants : mais la crainte de «casse sociale » me semble peu fondée, puisque l’union douanière existe déjà. Et puis, la partie occidentale de la Turquie est beaucoup plus facile à intégrer que la Pologne par exemple, car elle est capitaliste depuis longtemps. L’Espagne est entrée très facilement, par exemple, car les derniers ministres de Franco pratiquaient le libéralisme économique. Dans ce sens, la Turquie est beaucoup plus facile à intégrer que bien des pays de l’Est. En revanche, des parties de la Turquie seront plus lourdes à avaler que le Portugal ou la Hongrie, par leur taille et leur poids démographique. Mais c’est aussi globalement un pays au dynamisme impressionnant, que l’Europe aurait bien tort de laisser à sa porte, se fermant ainsi la mer Noire, le Proche-Orient et la Méditerranée orientale qui en sont l’environnement immédiat. S’il y a un problème avec l’économie turque ce n’est pas celui d’une horde de pauvres hères prête à déferler sur l’Europe, une Europe à vrai dire assez stagnante et peu attractive. C’est au contraire le mythe là-bas d’une croissance exponentielle, alors que la courbe démographique réelle est en train de rejoindre brutalement les moyennes européennes, et que les pollutions et déséquilibres écologiques vont bientôt s’avérer onéreux, sinon irrémédiables.

Mais le débat ne peut pourtant pas en rester à ces seuls aspects. Les questions culturelles doivent être davantage travaillées pour que l’Europe et la Turquie parviennent à une compréhension mutuelle. Il s’agit en autre d’avoir la force de redéfinir et d’approfondir ce que signifie la laïcité et la sécularisation en Europe. L’AKP au pouvoir, sorte de parti démocrate-musulman, a fait plus pour la « sécularisation » que la gouvernance laïque sourcilleuse de l’armée. J’appelle sécularisation le pluralisme réel de la société et la subjectivisation des croyances religieuses. Mais ce que nous devons encore demander à la Turquie, c’est de mieux découvrir et protéger le trésor de ses minorités religieuses, chrétiennes de toutes sortes, juives, musulmanes aussi, qui en font, autant qu’un réservoir d’eau pour le ProcheOrient, une immense réserve de «mémoires» pour l’humanité.

Plus globalement, la conception de l’Europe doit être repensée: ne peut-on pas penser une Europe à géométrie variable ? Différents niveaux pourraient se superposer: une Europe économique qui penserait la solidarité, une Europe politique vraiment libérale, à laquelle s’ajouterait une Europe comme lieu de confrontation via l’institution d’une Europe des cultures et des civilisations. Car ces débats «culturels » n’ayant pas de théâtres propres, ils s’immiscent dans les débats politiques, ce qui est préjudiciable. Au fond, ce que dénote notre méfiance à l’égard de la Turquie, c’est le manque d’une véritable confiance en nous-mêmes. Si nous aimions davantage nos propres racines, si nous avions davantage confiance en notre vivacité, en notre capacité, nous redouterions moins l’invasion des autres. Comment saluer avec confiance la vivacité des autres cultures, si l’on n’a pas confiance en soi? C’est aujourd’hui le plus grand danger. L’Europe n’a pas confiance en elle, elle ne s’aime pas assez. Il y a déjà beaucoup de Turcs qui partagent cet euroscepticisme, probablement parce qu’ils sont trop européens. Mais les autres nous tendent une extraordinaire image de ce qu’ils croient être l’Europe. Parce que l’Europe, même autodétruite après la dernière guerre, reste une énigme, un mythe à déchiffrer, pour comprendre le passé du monde récent, et pour agir sur ce qui vient.

Des nouvelles lignes de partage

ESPRIT – Les raisons culturelles dominent ceux qui sont opposés à l’entrée de la Turquie. Mais, on trouve aussi un argumentaire fondé sur des raisons institutionnelles, comme chez Sylvie Goulard et Robert Badinter par exemple. Pro-européens, ils craignent que l’entrée de la Turquie ne provoque un « infarctus institutionnel » c’est-à-dire l’incapacité de l’Europe à gérer le nombre, un acteur supplémentaire, qui serait aussi le plus important en termes de population. Au sein des pro-européens s’opposent deux visions différentes. Une vision, que l’on peut qualifier de «franco-allemande » la réconciliation des grandes puissances européennes autour d’un projet de paix et de rapprochement de sociétés déjà relativement homogènes, bien qu’elles aient été traversées par des conflits sanglants. L’autre schéma proeuropéen serait de partir sur l’échec de l’Europe comme noyau dur pour penser l’Europe marché, l’Europe espace, l’Europe géopolitique. Que pensez-vous de ce clivage?

Olivier Abel – Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on agite maintenant cette question avec la Turquie, et pourquoi on ne l’a pas fait avec l’Angleterre, la Pologne, ou la Roumanie. On intègre douze Etats sans trop de discussion et soudain on a un infarctus institutionne! face au treizième, comme par hasard! Mais s’il s’agissait d’approfondir !’Europe, c’est déjà trop tard depuis longtemps: i! faut maintenant tout recommencer avec un projet politique tout différent, beaucoup plus large, mais justement beaucoup plus radical. La vision «franco-a!!emande » est donc pour !e moins ambiguë, comme tournée vers un statu quo ante qui n’est de toute façon déjà plus !e cas.

D’autant plus, que contrairement à ces pays de !’Est, !a Turquie joue un role géopolitique européen depuis très longtemps. Elle a été au service de !a stabilité tout au long de !a guerre froide et se sentait définitivement occidentale dans !es années 1960. C’est comme si !a frontière s’était inversée: jusque naguère, !a frontière de !a Turquie avec !a Bulgarie était celle de !’Europe libérale avec !e bloc de !’Est. C’est pourquoi !es Turcs ont !e sentiment qu’ils auraient dû entrer dans !’Europe bien avant !es pays de !’Est. La position de Robert Badinter qui consiste d’abord à vouloir intégrer !es pays de !’Est, tout en reportant à plus tard !a question de !a Turquie, marque combien !’Europe est un peuple chrétien. Les critères qui dominent cet argumentaire sont plus culturels qu’économiques. Cet aspect a beaucoup froissé !’opinion turque. Les Européens ne se rendent pas compte à que! point ils sont chrétiens ou plutôt post-chrétiens. Ce qui m’inquiète, c’est que sans !a Turquie, !’Europe n’est qu’un club post-chrétien, un club de retraités de !’histoire. Et que sans !’Europe, !e nationalisme turc, coupé d’une réouverture vitale de sa propre mémoire, peut devenir fou.

Michel Marian – II y a un point de contact entre !’argument culturel et !’argument institutionnel. Les réticences proviennent souvent du poids que !a Turquie prendrait dans !’Europe. Le problème ne se poserait pas de cette façon, s’il s’agissait d’un pays de taille réduite, comme !a Bosnie par exemple. M. Giscard d’Estaing a donné une image très forte sur ce sujet: voulez-vous que demain un président turc représente !’Europe? On rejoint ici !es débats sur l’altérité. La Turquie tente, souvent de manière positive, de faire accepter à !’Europe !e fait qu’elle est un pays musulman et qu’une fois intégrée, elle pèsera !e poids de quatre-vingts dix ou cent millions dans une Europe de trois cent cinquante millions. La population européenne ne peut pas accepter facilement cela, et d’autant moins qu’elle-même est peu unie. Les projections démographiques estiment que !’entrée de !’Europe signifierait 20 % des parts du conseil d’administration dans !es mains de !a Turquie.

Par ailleurs, je m’étonne qu’on s’étonne des conditions supplémentaires posées explicitement ou implicitement à !a Turquie et qui s’ajoutent aux critères appliques jusqu’à maintenant aux autres pays. Ces conditions « supplémentaires » sont en fait !e rappel de conditions d’évidence, préalables. La Turquie occupe partiellement un autre pays européen, ne reconnaît pas un génocide et a beaucoup de difficultés à accepter qu’une minorité – les Kurdes – se développe en son sein. Une partie de la gauche européenne a traité ces aspects de manière désinvolte, pour ne pas dire scandaleuse, notamment en affirmant que l’entrée de la Turquie va dans le sens de l’histoire et que l’opposition à l’entrée de la Turquie est nécessairement raciste. Ce faisant, elle a occulté des problèmes réels, qui n’étaient pas universels et ne pouvaient pas être utilisés auparavant pour des pays comme la Pologne ou Malte.

Derrière ces critères, il nous faut parler de la relation entre le nationalisme turc et l’islam. Le nationalisme turc a une certaine fonction d’opposition à l’islam, qui a pris des proportions idéologiques en termes de contrôle de l’appareil d’État ou de positionnement de la Turquie par rapport à son voisinage. II est difficile de penser que la Turquie, une fois entrée dans l’Europe, aura une position diplomatique européenne sur les relations avec la Syrie, l’Iran ou le Caucase. L’étrangeté turque est peut-être davantage du côté de son rapport au nationalisme que de son rapport à la religion. J’utilise plutôt le terme de religion que d’islam, car des recteurs laïcs peuvent s’opposer à des gouvernements de droite, plus sensibles aux questions religieuses, ce que l’on peut comparer d’une certaine manière avec la France.

Olivier Abel – Je suis entièrement d’accord avec Michel Marian pour dire que le nationalisme en Turquie est le vrai danger, comme un train en cache un autre – c’est d’ailleurs aussi le cas dans beaucoup de pays européens et d’abord chez nous. Sur le plan géopolitique, une Turquie nationaliste et instable est très dangereuse. Le poids du nationalisme a pu être occulté par la mondialisation, mais il existe et doit être pris en compte si l’on intègre la Turquie. L’islam peut d’ailleurs compliquer dans un sens positif la carte des chocs nationalistes.

Cependant il faut aussi rappeler quelques autres faits : l’Istanbul ottomane de 1492 a reçu les juifs chassés d’Espagne comme l’Istanbul des années 1930-1940 a reçu bien des universitaires juifs chassés d’Allemagne. Et lorsqu’elle accueille les artistes et les intellectuels grecs qui fuient le régime militaire, on ne peut pas dire que la Turquie de 1963, au moment du traité d’association qui la lie déjà à la CEE, soit moins démocratique que la Grèce des colonels, l’Espagne de Franco, ou le Portugal de Salazar. Mais nous avons la mémoire si courte C’est encore le régime des colonels qui déclenche, par son militarisme nationaliste, la crise de Chypre en 1974. Et pour remonter un peu plus loin c’est nous qui, à la fin de la première guerre mondiale, avons orchestré la purification ethnique. Des Balkans au Caucase, ou à la Palestine, la question d’Orient n’a pas été vraiment résolue par nos arrogants traités de Versailles ou de Sèvres. Il est utile de rappeler que nous avons une part de responsabilité dans la logique génocidaire, car le nationalisme est avant tout une invention européenne, que l’on a injectée dans l’Empire Ottoman pour le faire éclater. Le régime État-nation a alors produit des atrocités. La question kurde s’ancre dans cette question. Elle provient du fait que l’on a gelé une situation d’affrontement entre deux nationalismes qui s’étaient fédérés pour chasser les non musulmans. II faudrait soit que les Turcs acceptent que les Kurdes fassent leur nation, soit que les Kurdes acceptent de ne plus se situer sur le terrain de l’État-nation.

Mais ni l’Europe ni l’Occident ne doivent sans cesse donner de leçons. Ce sont nos diplomaties et nos instructeurs militaires, depuis l’Allemagne de Bismarck jusqu’aux États-Unis de la guerre froide ou d’aujourd’hui, qui n’ont cessé d’instrumentaliser l’armée turque dans leurs stratégies coloniales, pétrolières, ou impériales, et de muscler son régime contre tous les ennemis de nos « sociétés ouvertes ». Les derniers coups d’État en Turquie ont été largement télécommandés par les États-Unis. Et c’est nous-mêmes aujourd’hui qui sous-traitons aux pays de notre périphérie l’érection du nouveau mur, et la répression qui l’accompagne.

Ceci dit, l’imagination de solutions géopolitiques à cette question est délicate, d’autant que les Turcs ne sont pas partout appréciés dans le monde, et que l’intégration de la Turquie dans l’Europe n’est pas forcément une stratégie judicieuse par rapport au monde arabe. Intégrer la Turquie serait établir un pont vers Israel mais pourrait accentuer la rupture entre Europe et le monde arabe. L’Europe doit être pensée autrement, face au, risque soit d’éclater à nouveau en Etatsnations, soit de former un Etat-nation avec des conflits autour d’elle.

Un rapprochement sans alternative ?

ESPRIT – L’Europe va aller vers un modèle de rapprochements à lafoisformels et informels ? La méthode de coordination ouverte en est déjà le symbole en Europe: des traductions opérationnelles à options et superpositions s’ajoutent à un engagement mutuel fort des états membres. L’espace Schengen, l’espace Euro et l’union douanière sont différents. La Suisse, par exemple, fait partie de l’espace Schengen sans être membre de l’Union européenne. L’Europe s’apparente de plus en plus à un espace à géométrie variable. Le sentiment majoritaire des Turcs semble être qu’ils n’aboutiront pas à l’adhésion, mais à une sorte de partenariat privilégié; ce qui amène à une forte frustration, sachant qu’ils ont déjà tous les liens possibles avec l’Europe, excepté le statut d’État membre.

Olivier Abel – Je pense que cette Europe à géométrie variable se découvrira un jour comme ayant inventé quelque chose sans le savoir. Mais imaginons que l’Europe rédige une charte de l’Europe, composé d’un ensemble de principes démocratiques, de règles constitutionnelles et qu’elle le soumette à référendum; je ne serai pas étonné que cette charte obtienne un assentiment plus fort en Turquie qu’en France.

Michel Marian – Aujourd’hui, la sagesse serait de pouvoir faire une proposition à la Turquie, qui ne soit pas l’adhésion pleine et entière mais une relation très particulière qui soit aussi politique. La sagesse serait aussi que l’union devienne un cercle de cercles pas nécessairement concentriques. Mais, en sens inverse il faut reconnaître que l’alternative du «tout ou rien » a été un stimulant à des progrès très importants, quoiqu’encore ambigus et insatisfaisants, en Turquie, au niveau juridique, culturel et symbolique. Les élites turques, y compris celles de l’AKP, ont cherché à répondre positivement à l’Europe. Avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir, la société turque s’est en partie détachée du nationalisme. Toute une partie de la société civile, qui se résignait à soutenir l’armée face à Erbakan, le prédécesseur de M. Erdogan, a aujourd’hui installé un espace de débats. J’ai entendu l’écrivain Pamuk dire que M. Erdogan avait davantage fait pour la démocratie en trois ans que tous ses prédécesseurs en trente ou cinquante ans. Un certain type d’ouverture a été réalisée par ce gouvernement, permettant de poser des questions sensibles, de créer des espaces de réflexions et de débats analogues à ce que l’on pourrait concevoir en Europe sur des sujets aussi délicats. La priorité est de l’encourager. L’ouverture du 3 octobre a été une bonne chose par rapport à un objectif, qui reste un objectif d’adhésion. Car si cet objectif n’est plus recherché, l’argument de la possibilité de changer la Turquie n’aura plus sa raison d’être. Or, elle a encore à changer sur ces questions; à l’heure où nous parlons Pamuk reste sous le coup d’une inculpation pour avoir déclaré qu’un million d’Arméniens avaient été tués et l’intellectuel arménien Dink a été condamné pour des propos analogues. Toute l’ambivalence est là: plus de tabou, mais pas encore de véritable liberté.

Olivier Abel – Les progrès démocratiques doivent être distingués des progrès du rapprochement, même s’ils sont actuellement très liés. Il y a très peu d’immigration en Turquie, mais il existe ce que l’on pourrait nommer une immigration intérieure: celle des nouvelles générations. Cette jeunesse est mondialisée, elle ne porte aucune attention ni à Atatflrk, ni même souvent à l’islam. Car la mémoire turque des dernières décennies est en train de disparaître rapidement avec la nouvelle génération: non seulement elle n’a aucune mémoire ni de la tragédie du génocide arménien ni de l’interminable guerre de 1912 à
1920, mais elle n’en a pas davantage des soubresauts de la fin du régime d’Atatürk, le premier coup d’État contre Menderes, les deux autres avec l’appui de la CIA contre les risques de contagion marxiste. Cette jeunesse est un point d’appui pour les progrès démocratiques, potentiellement d’autant plus fort que son poids numérique est prépondérant. Mais en même temps, cette jeunesse se sent suffisamment mondiale pour ne pas éprouver le besoin de se rapprocher de l’Europe. L’Europe représentait peut-être davantage un modèle culturel dans les années 1960 qu’aujourd’hui.

ESPRIT – Des intellectuels turcs considèrent que le rapprochement est en marche, comme le prouve à Istanbul la réunion du premier colloque d’historien sur le génocide arménien. Ils considèrent que la Turquie peut évoluer d’ici quelques années, si on lui laisse certaines marges de manoeuvre. En revanche, si la pression européenne est trop forte, une sorte de raidissement va être provoqué et ralentir le processus. L’argument est assez convaincant: nous faisons notre travail de mémoire nous-mêmes. En même temps, l’Europe suppose aussi le fait d’accepter le regard des autres sur la façon dont la culture politique fonctionne, ce qui a été vrai pour l’Autriche, lorsque les pays européens se sont mobilisés contre elle.

Olivier Abel – Bien sûr, mais ce droit de regard doit avoir des limites. On mesure bien la manière dont un concert de critiques européen autour des derniers événements dans les banlieues françaises provoquerait immédiatement des réflexes identitaires en France. Cette question rejoint la différence entre le devoir de mémoire, qui est comme le remarque Ricœur une exigence de justice, d’autant plus forte qu’elle est formulée dans des termes équitables, et le travail de mémoire qui ne se décrète pas par des parlements ou des juges, mais qu’il faut simplement faire – et que personne ne peut faire à la place de quelqu’un d’autre. La séparation de l’histoire et de l’État, nécessaire à propos du génocide arménien, déterminera aussi une libération de la diversité des mémoires enfouies, et l’enjeu politique de cette libération est à la fois fondateur et délicat, car on ne sortira pas du régime «Etat-nation » par un coup de baguette magique.

Michel Marian – Le colloque sur le génocide arménien a une portée remarquable. En effet, il ne s’agissait pas d’un colloque d’historiens qui auraient débattu de la question du génocide arménien pour expliquer que la vérité historique est complexe. Ce colloque réunissait des historiens et des intellectuels turcs, unanimes sur le fait que quelque chose de très grave s’était produit, qui allait bien au-delà de la violence liée à la guerre. Si le colloque ne s’est pas terminé en prononçant le mot de génocide, il a été mené par des gens de bonne volonté, prêts à débattre sans maquillage.
Jusqu’à maintenant, l’Europe a choisi la pression graduée: sur le procès Pamuk: le parlement européen a protesté sans que les chefs d’État ne fassent une déclaration commune solennelle. Le lendemain de la décision d’ouverture des négociations, le commissaire à l’élargissement, 0111 Rehn, est allé à Istanbul mettre en place le calendrier des négociations et a consacré sa visite privée à une rencontre avec Pamuk. la Turquie à désarmer progressivement ses nationalistes. De même, le fait le report, mais pas l’annulation, du procès, a donné lieu à une déclaration un peu plus menaçante de la commission. Il s’agit en quelque sorte de banaliser la tension sur ce sujet pour amener leaders de l’AKP, et notamment M. Erdogan, se sentent à distance de l’idéologie nationaliste laïque dure, leur donne davantage de libertés. Le pronostic d’une évolution turque positive d’ici quelques années est plausible, mais rien n’est irréversible. La Turquie n’en est pas moins un pays en turbulences, ce qui se reflète dans l’édition: les best-sellers sont en ce moment Mein Kampf d’un côté et de l’autre les souvenirs d’une jeune turque, ayant découvert que sa grand-mère était arménienne. De même, l’appareil d’État lui-même est divisé: le procureur d’Istanbul, saisi des déclarations de Pamuk par l’association des juristes, décide de classer l’affaire. Mais le procureur du quartier de Sisli décide, lui, de poursuivre, avant de demander confirmation au ministre de la Justice qui demande deux mois de réflexion!

De très fortes oppositions existent donc au sein de l’État turc: le recteur de l’université de Van, qui défend le courant laïc, a été suspendu. Il refuse notamment l’entrée des étudiantes voilées et s’est opposé au ministre de l’Éducation. Il représente l’association des recteurs «Yok », qui a défini, entre autres mesures, des choix vestimentaires. Ces deux positions peuvent être critiquées au sein de la population: ainsi, certains étudiants ont manifesté en scandant: « Ni Yok, ni AKP.»

Olivier Abel – L’Europe devrait, elle aussi, faire davantage de travail de mémoire. Nous ne sommes pas encore capables de porter politiquement notre passé, la nouvelle génération ne semble pas avoir les épaules assez solides pour se déplacer et porter l’ensemble de l’héritage, sous bénéfice d’un inventaire vraiment critique. Nos nationalismes ont été très durs et il est important de le rappeler pour comprendre que ce n’est pas fini et que nos démocraties peuvent être impitoyables : elles sont capables de guerres ravageuses, elles sont armées. Une image plus inquiétante est la manière dont l’Europe, très démocratique, s’entoure d’États moins démocratiques lui servant de ceinture de sécurité par rapport au reste du monde. Le risque est que le rôle de la Turquie soit d’être cet État, à la fois dedans et en dehors, servant de régime fort et policier, d’État tampon. Il serait tout à fait lamentable de faire jouer ce rôle à la Turquie, tout en continuant à
critiquer le fait qu’elle n’est pas suffisamment démocratique. En faisant de la Turquie un pays militarisé et frontière de l’Occident, nous ne voyons pas que, loin de se rapprocher, il s’éloigne peu à peu, et que cette dérive géopolitique et culturelle prépare des tremblements de terre et des fractures d’une gravité inédite.

Michel Marian – L’impulsion à l’entrée de la Turquie n’a pas été d’ordre économique, comme certains peuvent le laisser entendre, mais liée à des considérations d’ordre stratégique. Pour le moment, ce calcul stratégique a plutôt déraillé vers le «mieux » : la Turquie approfondit la démocratie, mais cet aspect est à surveiller.

Cependant ces calculs politiques dépendent de la relation entre les post-chrétiens et les musulmans. La perception de la distance a évidemment beaucoup cru ces derniers temps et la Turquie représente une possibilité de réduire cette distance. Mais il faut travailler cette possibilité dans ses dimensions spécifiques, notamment historiques. Intégrer le peuple turc conduira aussi à s’interroger sur une histoire plus ancienne: celle d’une Anatolie romaine méditerranéenne. De part et d’autre, nous allons aussi être amenés à retrouver des formes d’identité, en deçà de la coupure entre la chrétienté et l’islam. Deux types de scénarios pourraient être alors envisagés. Soit on ferme la parenthèse de l’inflammation religieuse du monde depuis 1975 et on revient à une situation de type guerre froide, où la religion n’est qu’un attribut secondaire des États. Soit, on traite cela en termes d’identité historique.

ESPRIT – Est-ce que nous ne nous mettons pas dans une situation difficile en argumentant sur le thème culturel ? Pour le moment, il semble difficile que les résultats d’un futur référendum sur la Turquie soit positif. S’il y a échec, l’idée que l’Europe est un club chrétien incapable d’avoir des relations avec l’islam, sera intensifiée voire validée. Alors que nous avons d’autres types de relations avec l’islam: des musulmans sont présents en Europe, nous avons des relations bilatérales avec un certain nombre de pays musulmans. Le débat ne devrait-il pas être davantage technicisé, moins idéologique, moins culturel?

Michel Marian – Maintenant que le débat a pris cette tournure, il est difficile de faire décroître les enjeux culturels, car cela pourrait être interprété comme un camouflage. En revanche, il faut penser à des portes de sortie plus honorables que le partenariat privilégié. L’idée présentée par M. Erdogan, peu après le 3 octobre, était intéressante, comme possibilité d’une sortie par le haut. Il est possible aussi que d’ici une dizaine d’années, le débat se soit largement modifié: l’Europe se sera peut-être diversifiée. La Turquie aura peut-être fait des gestes forts – notamment la reconnaissance du génocide arménien et un effort vers le pluralisme religieux.

Olivier Abel – C’est aussi ce que j’espère. D’un point de vue historique, la Turquie est d’une certaine manière une formation imaginaire. Elle correspond au résidu de l’Empire Ottoman, auquel l’idée de nation a tenté de donner une consistance. Mais la population commence à comprendre que les générations précédentes sont issues d’origines qui ne sont pas toutes turques. Dans le même temps elles sont ensemble, et avec bien d’autres, héritières d’une certaine post-romanité. En bref, et pour faire passer toutes les déceptions mutuelles, l’entrée de la Turquie dans l’Europe ne peut se faire que dans l’enthousiasme. Deux possibilités sont donc ouvertes : un refus minimisé où l’Europe adopte un profil bas, en quelque sorte seulement technique, sans projet politique; ou une entrée de la Turquie dans l’Europe, entendue comme un projet ambitieux, comme un nouveau pacte enthousiaste.

Michel Marian – Différentes données du discours de M. Erdogan peuvent faciliter l’entrée de la Turquie: d’un côté, il revendique la Turquie comme un pays musulman, mais de l’autre il ressort de ses déclarations que la Turquie est un pays à majorité musulmane à l’intérieur d’un ensemble (un peu) plus vaste – la République turque. Il rompt ainsi avec le discours imposé pendant plusieurs décennies, suivant lequel la Turquie était un pays homogène, construit sur un islam obligatoire, à la fois condition et marchepied de la Turquie moderne. Si la Turquie devient un pays statistiquement musulman, et particulièrement sunnite, elle n’est pas très différente de la façon dont les pays européens se perçoivent eux-mêmes.

Olivier Abel

Propos recueillis par Nathalie Lempereur et Marc-Olivier Padis
Publié dans Esprit, février 2006.