« Bible et morale font-elles bon ménage ? »

Au fil de la Bible, le lecteur croise des énoncés de loi, des proverbes et des conseils moraux, ou des histoires à visée édifiante. Peut-il, doit-il en tenir compte ? Et comment se situer devant cet ensemble hétéroclite où cohabitent des dispositions d’une autre culture avec des préceptes dont la portée semble traverser les âges. On devine que la réponse est liée au statut et à la place reconnus aux Ecritures. Et là, les avis divergent… parfois du tout au tout. Notre invité, Olivier Abel, entreprend de réfléchir à partir de deux positions radicales, celles de Luther et Calvin.

Biblia : Olivier Abel, vous êtes de tradition protestante, Luther et Calvin définissent pour vous un angle de réflexion riche sur cette question.

Olivier Abel : Pour Luther, la Bible n’est que spirituelle, au sens où elle parle de la confiance absolue en Dieu. La morale importe peu, dans la mesure où les œuvres ne servent pas au salut, au point que les premières polémiques porteront sur la « débauche » des protestants. Ce principe joue encore un grand rôle dans la pensée protestante. J’ai connu des étudiants, qui, lisant la parabole du Fils prodigue, écartaient toute interrogation éthique : le pardon avait à être compris comme pur acte de foi. Le risque, alors, est d’évacuer toute épaisseur charnelle et vécue des personnages, d’éliminer l’intrigue éthique des textes. L’important est de se laisser guider par Dieu, et pour le reste, la « morale » serait seulement humaine.

Biblia : Quelles sont les conséquences d’un tel jugement ?

O.A. Sa profonde vérité n’est pas sans effets pervers. La Bible devient un texte sublime, un sommet hors du monde ordinaire. On voit bien qu’une telle lecture, laissant la décision morale aux exigences et aux préjugés de l’époque, permet de réagir contre un usage trop politisé, mais elle peut aussi laisser tomber toute responsabilité politique . Le « barthisme » s’est en partie dressé contre le fait de se servir d’un verset biblique pour bénir une armée et sacraliser un pouvoir. Mais le même Karl Barth qui invitait avant tout à redécouvrir la dimension de la foi, accordera ensuite une large place aux implications éthiques et politiques du texte biblique. On trouve la même chose à l’époque de Luther : Calvin, dès la génération suivante, redescend la montagne du texte vers le monde. Il y voit le grand théâtre de l’action de Dieu. Et nous interprétons le texte dans nos existences : toute interprétation a donc forcément des interprétations éthiques. Enfin, et à la différence de Luther, qui ne supporte pas la loi juive, Calvin ne sépare pas l’Ancien du Nouveau Testament, et en fait un témoignage central.

Biblia : Faut-il pour autant vivre comme Mathusalem ou Rachel ?

O.A. Le problème est alors celui des effets pervers inverses de certaines lectures fondamentalistes pour qui le texte est prescripteur de tout et de n’importe quoi. On peut alors vivre dans le texte jusqu’à refuser radicalement le monde tel qu’il va. On perd toute distance critique et tout sens de la relativité des contextes. Faut-il alors instaurer un canon dans le canon, ou une hiérarchie des textes ? En matière de non violence, par exemple, faut-il suivre l’exemple des Quakers qui, vers 1630, soutenaient une non violence absolue, ou des Amiches qui vivent comme des paysans des temps bibliques ? Certes, il y a là le souci d’atteindre une certaine radicalité, mais qu’en est-il du principe de réalité ? Les protestants sont encore traversés par ce genre de débats.

Biblia : Comment le monde catholique voit-il les choses ?

O.A. La morale catholique d’avant le Concile Vatican II était fondamentalement une morale hétéronome, qui imposait des valeurs morales de l’extérieur, par une « obligation extrinsèque ». Aujourd’hui on constate que les moralistes catholiques sont plus affirmatifs de l’humain. Leur projet n’est au fond pas très éloigné de la perspective de Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique. Or la théologie morale catholique a commencé à abandonner l’hétéronomie dans le même temps qu’elle assumait la lecture critique de la Bible. On y découvre par exemple qu’une grande partie de la législation de l’Ancien Testament dépendait de la culture sémitique de l’Egypte ou la Mésopotamie, ou que les indications morales de Paul sont assez voisines de la morale populaire hellénistique, plus ou moins stoïcienne. La lecture de la Bible a pu ici aussi jouer un rôle libérateur, avec les mêmes questions qui se posent ensuite : une fois que l’on a rompu avec la prétention d’une morale à être le seul chemin, comment repenser une vie éthique ainsi désabsolutisée ?

Biblia : Qu’ont apporté les générations suivantes à ce débat, côté Réforme ?

O.A. Une conséquence importante est que des auteurs soutiendront qu’un athée peut être vertueux et des chrétiens parfaitement amoraux : c’est ce que montre Bayle, qui dans un article de son Dictionnaire, observe avec ironie que David est immoral et pourtant béni de Dieu. Mais bientôt Kant, Michelet et jusqu’à Bonhoeffer se révoltent : le Dieu chrétien aurait-il des favoris ? Comment s’occuper d’être juste sans attendre de récompense ? Telle est l’une des questions de fond posées alors. Ces auteurs déconstruisent le Dieu qui rétribue, attitude qu’ils jugent infantile et capricieuse. Pourtant, chez Bonhoeffer, il y a une grande exigence éthique, qui « coûte », même si parfois elle risque une dérive masochiste. La rétribution, indirectement, pose la question de la fin et des moyens. Toute la période kantienne va être tentée de dire que la fin ne justifie pas les moyens. Ce qui, au nom d’une cause, justifie de faire du mal, pourrit la cause. C’est l’idée du mal radical chez Kant. Tous ces débats ont eu une influence gigantesque sur l’histoire des idées et, finalement, sur les moeurs. On a réfléchi sur toutes les questions fondamentales de la philosophie à partir, précisément, des rapports entre Bible et morale.

Biblia : Ne s’est-on pas aussi appuyé sur la loi naturelle ?

O.A. Déjà, saint Thomas reconnaissait une distance entre Bible et morale. Dans un édifice extrêmement construit, il ménageait des strates. « En bas », une morale naturelle, fondée sur une anthropologie naturelle. Les cultures humaines, ensuite, offrent comme une « seconde nature » ; puis, réservée aux champions de la foi, une morale « religieuse », celle de l’Evangile. Luther fait éclater cet édifice en soutenant que la grâce n’est pas au terme, mais au point de départ. C’est la conversion du fidèle qui lui permet de retrouver une grâce déjà donnée. Pour Calvin, la grâce est alors donnée d’emblée, et ensuite, l’agir humain ne peut que répondre et « rendre grâce ». Il y a une responsabilité humaine. Ainsi, se donnent à voir deux postures fondamentales : une qui prône une morale « naturelle » en tension avec la grâce, une autre où la morale est seconde, après la grâce, comme une réponse variable qui fait voir le don premier.

Biblia : Où en sommes-nous aujourd’hui sur ce sujet ?

O.A. La Bible est, selon l’expression de Northop Frye, le « grand code » de notre culture. Elle l’est pour la littérature, le cinéma, les mœurs. Voyez comme il suffit de citer le Lévitique pour disqualifier les homosexuels. On ne peut lire la Bible de A à Z sous un régime luthérien. De toute évidence, certains textes bibliques sont très prescriptifs ; d’autres ont des résonances éthiques très fortes : les chapitres 5 à 7 de Matthieu, les paraboles. On ne peut pas davantage la lire de façon fondamentaliste, comme si la Bible n’était que prescriptive : voyez en effet les histoires de David, ou certaines paraboles ! Alors ? Il faut commencer par admettre que les textes bibliques ne sont pas homogènes et que, par conséquent, les rapports entre Bible et morale ne sont pas uniformes. La diversité des genres littéraires suscite des rapports différents avec la morale.

Biblia : Y aurait-t-il davantage de morale dans des textes de loi ?

O.A. Ce n’est pas si simple… La Bible est d’abord portée par le tissu narratif de ses histoires. Dans une histoire, tout peut être porteur de morale. Ainsi, on ne comprendrait pas une Fable de la Fontaine par sa seule morale finale. Quant au noyau législatif de la Torah, il faut bien rappeler que la Loi ne tombe pas du ciel. Elle demande à être reconnue, elle dit les limites, la structure. Paul Ricœur rappelle que l’obéissance est aimante. Déjà le code d’Hammourabi recommandait de traiter diversement les forts et les faibles, par exemple, l’enfant l’étranger, la veuve… La loi dit aussi l’identité. Ainsi, le code de pureté du lévitique dit la peur de perdre son identité dans l’exil à Babylone. Il n’est pas inutile d’entendre cela aujourd’hui. A l’inverse d’autres figures viennent casser des conceptions trop identitaires. Et puis il y a des textes prophétiques, qui rappellent les grandes promesses des commencements. Enfin, les livres sapientiaux, les psaumes, la poésie offre un troisième ou un quatrième registre, avec un tout autre rapport à soi, à l’autre, au monde, à Dieu.

Biblia : Ce qu’on appelle la « morale » n’est peut-être pas homogène non plus ?

O.A. Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricœur distingue l’éthique, la morale et la sagesse. L’éthique est l’orientation vers le bon, le oui primordial à la vie qui s’exprime, par exemple, dans le Cantique des Cantiques. Mais puisque je peux faire du mal en voulant faire du bien, apparaît la « morale », qui dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». En somme elle rassemble les principes qui font accepter de fonder nos actes. La Torah rentre très bien dans ce cadre. Quant à la sagesse, elle apporte le sens du compromis, de la singularité des situations. C’est une façon de sortir du tragique, d’accéder même au comique. Diogène, dans son tonneau, disait : « Moi aussi, je m’active ». Ces catégories sont passées au crible des écrits et des temps « prophétiques ». La prophétie est le temps de l’irruption, de l’imminence. L’ordre est ébranlé, on ébranle la Loi pour revenir aux intentions premières, aux fondamentaux. Ainsi Jérémie plaide pour le culte du coeur contre la loi même. La Bible, avec tous ces registres, nous apprend à travailler la souplesse des articulations. Il n’y a pas de bonne posture. On a besoin de la correction mutuelle entre éthique, morale et sagesse. Ainsi se corrigent le fondamentalisme, les dérives légalistes, tout autant que le spiritualisme absolu. Ainsi peut être dépassée l’opposition Luther/ Calvin.

Biblia : Et Jésus ?

O.A. Jésus use de tous ces registres, il passe par toutes ces postures. Il met même ensemble des choses non assemblables, à la fois prescripteur, narrateur, prophète, prêtre et sage. De ce fait, les figures s’aiguisent. Toute la poétique de l’amour est reprise par Jésus, mais aussi la rhétorique de la justice. Dans Amour et justice, où il commente entre autres Luc 6, Ricœur explique qu’ainsi, l’amour des ennemis ne peut devenir immoral, uniquement fusionnel, et que la justice ne peut devenir utilitariste, à seule fin de se protéger. Jésus donne une règle à l’amour, et libère la justice de la rétribution. Il est à la fois prosaïque et poétique. Incontestablement, Jésus est un extraordinaire maître de morale. Dans le Sermon sur la Montagne, par exemple, il passe par toutes sortes de registres : éthique, morale, sagesse… Et ses paraboles sont des petites machines à inventer : en brouillant les registres, elles forcent à l’interprétation personnelle.

Biblia : Jésus n’est-il pas davantage qu’un maître de morale ?

O.A. Sous l’angle de la philosophie morale, Jésus impressionne par son intelligence de l’humanité, au sens large. Aussi ne faut-il pas minorer la morale, car Jésus y fait droit. Il met au jour la dialectique de l’intention et de l’acte, ouvrant la porte à une intériorité nouvelle encore inconnue. Kant, à la suite de Rousseau, le décrit comme « l’instituteur moral de l’humanité ». Il voulait le débarrasser de sa « gangue religieuse ». Emerson, Nietzsche, Kant, disaient que l’important n’était pas la religion, mais de « faire comme Jésus ». Il y a bien eu quelques fissures, lors des conflits armés où les deux camps se rangeaient « avec Jésus ». Mais c’est Karl Barth qui a cassé ce mouvement en affirmant que Jésus n’a rien de moral, qu’il est d’abord le Dieu qui vient à nous. Reste qu’il y a tant de postures différentes dans la Bible que l’on ne peut pas plaquer une christologie unique. Peut-être que Jésus en meurt, car il est déchirant de porter tant de choses presque contradictoires.

Biblia : Il parait impossible à suivre sur ce chemin…

O.A. Les hommes peuvent-ils supporter cette pluralité. Ils veulent une figure, une mise en catégorie : es-tu un sage ? un prophète ? un moraliste ? un poète ? Or, Jésus refuse et se déplace. Et c’est à cet exercice que nous sommes sans doute conviés, à l’instar de ce que fait Paul, surprenant ses interlocuteurs qui le croient ailleurs. Il y a chez lui ce côté « caméléon ». Une question, désormais, est fondamentale : qu’est-ce qu’être une personne après Jésus ? C’est celui qui aborde cette pluralité de registres, mis ensemble dans une torsion métaphorique. Ces rapprochements fondent une subjectivité tout à fait révolutionnaire. Le sujet porte la torsion de choses incompatibles. Il a donc obligation d’inventer. La responsabilité du sujet est née : c’est celui qui sait dire à la fois « oui » et « non », « et pourtant », « en dépit de » « à plus forte raison »… et se souvenir aussi que tout cela dépend de celui qui reçoit. « Ma seule garantie, c’est vous », disait Paul : l’intersubjectivité est découverte. C’est parce que le sujet est en débat avec lui-même à travers la diversité des postures, qu’il peut être en relation avec autrui. Une voix nouvelle se fait entendre, pas un seul discours, mais une chaîne de discours qui se succèdent, se font écho, dans une perpétuelle négociation.

Olivier Abel

Paru dans Biblia n°83 nov 2009, p.40-44.