« Relations islam christianisme, face à face ou dialogue ? »

Confrontations Europe poursuit son incursion sur le terrain de la philosophie et de la théologie à propos des questions de l’identité européenne et de l’altérité. En plein débat sur l’Union pour la Méditerranée, nous nous sommes interrogés sur les relations islam christianisme. Etienne Pflimlin, président de la Confédération du Crédit Mutuel, nous a accueillis autour d’un déjeuner en l’honneur du philosophe Olivier Abel, professeur d’éthique à l’Institut protestant de théologie, chargé de cours à l’EHESS et spécialiste du dialogue interreligieux. Pour notre invité, « une communauté durable ne commence peut-être que lorsqu’on lui appartient par des justifications dont il n’est pas certain qu’elles soient compatibles ; et qui pourtant devront coexister »[1]. Son intervention a réveillé des résonances profondes : l’association ne s’est-elle pas créée pour décloisonner les réflexions en confrontant les analyses au nom d’ « une conflictualité ouverte, viable, créative » comme l’a rappelé Claude Fischer, secrétaire générale ?

D’emblée, Olivier Abel souligne que le pluralisme religieux est plus avancé dans nos sociétés qu’en matière économique et politique, en Europe et dans le monde. Mais « il faut que les religions acceptent pour elles mêmes leur part de violence et de dangerosité pour travailler à la rendre supportable ». Prenant l’exemple de l’islam un peu agressif de nos banlieues, le philosophe fait un parallèle avec les mouvements protestants évangéliques du Réveil du début du siècle dernier qui ont emprunté le même langage dans un contexte similaire d’exode rural gigantesque. Cette violence peut être détachée des référents religieux. Pour autant, et tout en adhérant au discours sur la paix, il ne faut pas céder au mythe du « dépérissement de la conflictualité », insiste-t-il. De la même manière qu’autrefois l’on pensait que si on avait un seul dieu, on se réconcilierait tous- on a vu que cela a précisément été l’occasion de guerres épouvantables- aujourd’hui, on a tendance à penser qu’il faudrait éliminer toute religion pour se réconcilier. C’est le même mythe de société humaine sans conflit qui renvoie à une analyse des canons des textes fondateurs : ces derniers ne sont-ils pas canonisés pour installer entre eux un conflit durable ? Pour le théologien, « cette archéologie des canons,  l’Europe devrait la méditer, elle qui s’est fondée sur l’idée qu’il n’y a pas de conflit en oubliant sa part de prédation et négligeant la fonction fondatrice d’une conflictualité assumée ».

Les guerres de religion ne sont jamais éloignées, toujours possibles et ce d’autant que le passage à la postmodernité s’accompagne de bouleversements aussi profonds que celui de la féodalité à la naissance de l’Etat moderne, qui a donné lieu à des guerres de religion terribles. N’oublions pas « la fonction de dangerosité des religions est à la mesure de l’énergie immense qu’elles déploient dans des forces de rapprochement terrifiantes ».

Il ne faut donc céder ni au mythe du retour du religieux ni à celui de l’extinction des religions. Toute la pensée moderne s’est élaborée sur la sortie de religion … mais pour des motifs religieux : on est assez adulte pour être face à Dieu. « Si bien qu’à l’ombre du dépérissement de la religion, ont proliféré un religieux non critique, sécularisé, inconscient d’être religieux ou encore des religions ensauvagées, refoulées, dénuées de transmission critique, qui ressortent des bouffées d’islam, de protestantisme… ». Pour paraphraser Nietzsche, par rapport à la volonté de néant, c’est encore une volonté ! C’est la même chose pour la religion.[2]

De là naît « non pas le choc des civilisations de Samuel Hutington mais celui des incultures ». Un exemple : la dénégation religieuse se traduit dans le fondamentalisme apocalyptique, ultra répandu dans le protestantisme américain et qui existe aussi dans l’islam. Si bien que « le plus grand choc ne sera pas entre chrétiens et musulmans mais entre athées dévots du christianisme et athées dévots de l’islam : les incroyants sont les plus fanatiques de leur religion ».

Quelles sont les conditions d’un dialogue fructueux ?

Olivier Abel en énonce trois. D’abord être enraciné. Paul Ricoeur disait « il faut avoir un soi pour avoir un autre soi ». Un être vide, en situation de voyage perpétuel, ne peut pas entrer en conversation avec ce qu’il y a d’universel dans chaque culture. Il faut accepter les conditions de l’universalisme, non pas celles de contradiction mais celles de mutualité.

Il faut ensuite avoir de la sympathie pour ce qu’il y a de vivant et de créatif chez les autres cultures. On ne peut être bienveillant que si l’on a confiance en soi et réciproquement. Et ce n’est pas par le sommet que va se faire ce travail mais par la cohabitation, à commencer par les mariages mixtes. C’est une réalité gigantesque à l’échelle de l’Europe, très peu travaillée alors qu’elle donne lieu à un vrai bouleversement, de points de vue aussi bien anthropologue que politique.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer le césaro- papisme, cette volonté des gouvernements temporels à exercer leur pouvoir sur les affaires religieuses. La séparation des religions de l’Etat ne s’est pas faite par une conquête de la philosophie contre la religion mais par des motifs d’ordre théologiques, de l’intérieur de la religion. Protestantisme et catholicisme se sont comportés différemment pour les rapports entre religion et politique. A Florence, Machiavel ne cesse de protester contre les empiètements du pape sur l’Etat tandis que Calvin ne cesse de protester contre les empiètements du magistrat dans l’église : seule l’église a le droit d’excommunier, c’est une question purement ecclésiastique mais le mariage est, à l’époque, un acte civil. L’empire ottoman a pratiqué la séparation entre le quanun et la charia sous Soliman le Magnifique, aussi appelé Soliman le législateur. A cet égard, l’islam pourrait prendre appui sur sa propre histoire.

La France pose la laïcité comme condition préalable à l’entrée dans l’Union mais oublie la sécularisation réelle de la société. « Finalement, ce qu’a vécu la Turquie avec Mustapha Kemal, les pays de l’Est en ont fait l’expérience : les églises ont été reléguées au rôle d’appareil idéologique d’Etat avec une fonction purement d’identité culturelle ».

Où sont les points de friction ?

Le conflit des capitalismes, révélateur de la nature de nos sociétés : à quoi rêvent les nouveaux riches et comment interprète-t-on la pénurie et la pauvreté ? En même temps que le combat contre la pauvreté est une valeur de l’Europe, il ne faut pas croire que, dans le monde entier, la pauvreté soit le pire des malheurs, soulignait Pasolini.

Le statut des écritures : parole de Dieu ou parole humaine ? S’il s’agir de la parole de Dieu, elle est interprétable de l’intérieur d’une conception théologique. Ce conflit d’interprétation est régulier.[3] L’islam a joué un grand rôle dans la translation de la philosophie antique à la philosophie moderne mais sa culture s’est trouvée enfermée et sur la défensive. Pendant longtemps, l’islam a été partagé entre des tendances modernistes et de désir d’Europe et le refus d’un Occident chrétien qui lui a volé son âme. Cela s’aggrave avec l’affaissement de la confiance en soi européenne qui occasionne un scepticisme hargneux, résigné, cynique. La modernité est en cause, car l’on croyait passer des religions closes à des religions ouvertes et aujourd’hui, ce que l’on valorise dans nos religions, c’est leurs rites, tout ce par quoi elles se séparent les unes des autres.

Pierre Audigier s’est interrogé, à propos de l’Algérie, si, de la part des musulmans, la connaissance de la religion chrétienne est aussi profonde que celle des catholiques de l’islam et revient sur l’affaire du père Pierre Wallez, du diocèse d’Oran, condamné le 30 janvier dernier à un an de prison avec sursis pour avoir prié avec des migrants clandestins camerounais « hors d’un lieu de culte ».

Aux inquiétudes de la communauté catholique en Algérie, Olivier Abel oppose symétriquement le christianisme oriental chassé d’Europe. « Les musulmans nous ressentent comme hyper menaçants alors que nous nous croyons faibles et que l’islam provoque la peur au sein des sociétés européennes.  Ce décalage de perception et de sensibilité demande un travail de diplomatie auprès de l’opinion publique. » Il faut de la réciprocité et accepter que cela prend du temps.

Jacques Masurel, qui vient d’écrire un livre sur Teilhard de Chardin, estime que nous vivons une période de mutations, certes violentes, mais qui s’inscrit dans le processus de transformation du monde. N’allons nous pas vers de nouvelles formes d’humanité qui donnent lieu à optimisme ?

Reprenant la parabole du bon grain et de l’ivraie, Olivier Abel souligne que toute croissance dans les possibilités du meilleur recèle aussi la possibilité du pire, c’est le paradoxe humain. En désaccord avec Teilhard du Chardin, il se réclame dans son orientation philosophique fondamentale d’Hannah Arendt : que chacun, le temps de son passage sur terre, puisse fugacement interpréter le fait d’être né par des actes, des paroles.

Thierry Defrance revient sur l’interprétation, cette passion herméneutique qui peut nous situer dans de très grands dialogues : « peut-elle être partagée par le christianisme, le judaïsme, l’islam et par la collectivité des croyants avec cette difficulté d’appréhender ce qui va tourner vers le bien ou la catastrophe? » Pour Olivier Abel, cette passion de l’interprétation est au cœur de toutes les traditions du Livre. Elle demande culture, formation, éducation … ce qui n’a pas empêché la Shoah. C’est un travail interminable, très lent.

Pour Robert Chapuis, l’Europe doit-elle se définir comme un héritage ou un projet ? « Notre héritage judéo-chrétien doit entrer en dialogue avec d’autres réalités de la conception même de l’idée européenne. Nous sommes devant le choix de savoir si ce qui compte, c’est le dialogue ou le face à face ». Lui faisant écho, Philippe Herzog souligne que ne pas réfléchir au fait religieux et aux interférences constantes dans l’histoire entre les religions et le politique, c’est s’interdire de trouver des solutions au politique, en pleine déshérence spirituelle. Il évoque également le lien passé futur.

Ce lien marque le problème de rupture de la transmission comme d’ailleurs du sens de la responsabilité et donc l’incapacité de prendre appui sur le passé pour aller vers un futur. Un cadre institutionnel est important pour la transmission comme pour le désaccord

En conclusion, pour le philosophe comme pour le théologien, il faudrait au moins métaphoriquement élargir le conflit des interprétations sur les origines de l’Europe. « Le cœur de l’Europe, c’est cette confrontation des traditions différentes qui arrivent à trouver un cadre politique commun. C’est notre richesse, il faut en faire un moteur politique. Le catholicisme romain a fait preuve, tout comme l’islam, d’une prodigieuse inventivité institutionnelle. Revenons y ».

Olivier Abel

Séminaire de Confrontations Europe
Synthèse de cet échange assurée par Marie-France Baud
Publié dans in Confrontations Europe, 09/08.