« Rouvrir les promesses »

(Semaine AJCF – Novembre 2007, notes de la
table ronde sur Révélation biblique et histoire)

Intervenants : Olivier ABEL, Père Henri-Jérôme GAGEY, Armand ABECASSIS, présidente : Pasteure Florence TAUBMANN, interpellateur : Luc FERRY

La révélation biblique qui a inspiré notre histoire passée, a-t-elle encore une actualité alors que la modernité, héritière arrogante, semble avoir dépassé le christianisme et marginalisé le judaïsme ?

Paul Thibaud

Ce soir nous abordons un sujet qui par beaucoup de côté englobe les autres, l’attitude vis-à-vis de l’histoire et de l’avenir. Est-ce que le thème de la fin de l’histoire, a-t-il une consistance ? Quel est son rapport avec la situation présente du judaïsme et du christianisme qui en tant que religions de la Bible désignent à l’humanité un commencement et une destination. Je vais donner la parole à Luc Ferry, va poser le problème et être le représentant du monde actuel devant nous.

Luc Ferry

Je partage avec beaucoup dans cette salle, la conviction que le marché plus les droits de l’homme ça ne suffit pas, ce n’est pas un horizon suffisant pour une vie humaine. Or ce couple (le marché plus les droits de l’homme) c’est la définition la plus rapide qu’on puisse donner, et elle n’est pas fausse, de la modernité démocratico-libérale dans laquelle nous sommes. Cet alliage qui peut prétendre être une mise en œuvre de notre universalisme, a, pour moi beaucoup de mérites mais s’il peut prétendre régler nos comportements sociaux, il ne propose pas de sens qui corresponde à certaines de nos aspirations les plus profondes. Mais une question se présente aussitôt, une fois exprimée cette insatisfaction » : qu’est-ce qui nous autorise à en juger ainsi ? à trouver notre monde libéral, je ne dirai pas arrogant, car je le pense plutôt désespéré, mais trop court dans son horizon, son espérance ? Trois remarques pour ouvrir la discussion.

La première remarque c’est qu’il ne suffit pas d’avoir une morale. Nous avons besoin en plus de ce que j’appellerai une spiritualité. Même si on est non-croyant, ce qui est mon cas, on ne peut pas évacuer cette dimension, qui dépasse de la morale. La morale, en quelques sens qu’on entende ce mot, c’est le respect d’autrui. Les droits de l’homme sont notre morale commune puisqu’ils indiquent ce que nous devons respecter chez les autres : la liberté d’opinion, de circulation… surtout le droit pour chacun de chercher son bonheur où il l’entend. Ceci est évidemment considérable, quand une morale reconnue fait défaut, la violence sur autrui peut se déchaîner. De cela nous avons à la fois le souvenir historique et le spectacle actuel à travers l’information : génocides, massacres, régimes totalitaires. Mais quand le respect de l’essentiel est en gros garanti, tant bien que mal (c’est à peu près le cas dans nos pays, au moins sur le plan juridique), quand les droits de l’homme sont globalement respectés, cette morale montre qu’elle n’est qu’une base de départ. Elle indique les conditions pour soient pacifiés nos rapports, elle donne corps au respect d’autrui, mais elle ne définit en rien l’horizon de sens qui nous est aussi indispensable. Vous pourriez respecter les droits de l’homme de la manière la plus parfaite, être un saint laïc, un Kouchner parfaitement réussi, sans que cela vous dise comment répondre aux agressions de la vie : vous vieillissez, votre enfant peut mourir dans un accident de voiture, vous pouvez avoir un cancer, perdre un être aimé… Affronter cette dimension de la condition humaine, cela n’a aucun rapport à la limite avec le respect d’autrui. En dehors même de la souffrance et de la mort, d’autres défis, d’autres dimensions de l’existence ne peuvent pas non plus recevoir de réponse suffisante dans le cadre d’une morale du respect mutuel. Il en va ainsi de la manière de vivre une relation amoureuse, de nos responsabilités éducatives, peut-être aussi, question cruciale dont on parle peu, de réagir à l’enlisement dans la banalité quotidienne d’un univers voué à la consommation. Ces questions ne relèvent en rien de la morale, avec quoi elles n’ont tout simplement aucun rapport. La dimension existentielle de notre vie, sa qualité relève pour aller vite de ce que j’appelle ici la spiritualité. Celle-ci était prise en charge par les grandes religions de manières diverses, la morale des droits de l’homme ne les a pas remplacées pour cela.

Deuxième remarque : dans la société du marché et des droits de l’homme la révélation dont nous parlons aujourd’hui a été « déconstruite » radicalement. Ceci donne à beaucoup le sentiment que la religion appartient à un monde passé, perdu, qu’il y a eu « désenchantement du monde », selon la formule qu’a imposée Marcel Gauchet. Cette déconstruction a marqué tout le XXème siècle. Comme un acide, elle a rongé toutes les valeurs traditionnelles : la tonalité en musique, la figuration en peinture, les figures traditionnelles du surmoi, appelées morale bourgeoise ou morale chrétienne, ont été rapportées, ramenées aux conditions, historiques ou autres, qui les avaient vu naître et se répandre. Elles sont en somme devenues des marques de faiblesses au lieu de sembler des idéaux, des manières d’élever l’humanité. La figure la plus haute de cette déconstruction c’est à mes yeux, la critique par Nietzsche de ce qu’il appelle nihilisme : la mise au pinacle de valeurs que l’on oppose à la vie, qui portent à la déconsidérer. On a ainsi déconstruit toutes les valeurs traditionnelles. Déconstruction qui a souvent avancé sous deux enseignes, deux grands leitmotivs : la bohème et l’avant-garde, mots qui l’un et l’autre désignent à la fois un milieu et un mot d’ordre . La vie de bohème s’oppose à la vie bourgeoise depuis 1848, depuis le livre d’Henri Murger, qui a servi de livret au fameux opéra de Puccini. L’avant-garde, elle, dans les arts et au-delà, a cherché l’innovation radicale et répétée, la table rase faite du passé, la déconsidération toujours reprise des repères admis dans les domaines esthétique, moral, religieux, politique. Cette dynamique, cette aventure a été l’espoir, la fierté du XXème siècle, ce siècle porteur d’acide attaquant toutes les valeurs traditionnelles, déchaînant contre elles la vie créatrice. Si ces valeurs, comme celles que portent les religions révélées, sont restées debout, c’est en donnant le sentiment d’être fragilisées, en attente de chuter, comme on a vu faire au journal télévisé pour de gigantesques statues de dictateurs mises à terre quand leurs régimes se sont effondrés.

Pourtant ces valeurs traditionnelles, certes ébranlées par l’avant-garde et la bohème, n’ont pas été renversées par celles-ci mais bien davantage, comme on disait dans les années 60, par « le Grand Capital ». C’est évidemment le mouvement du capital, le mouvement des sociétés libérales, ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation, qui est aujourd’hui le principal agent de la déconstruction intellectuelle et morale. Pour le montrer de façon simple, pardonnez la forme rustique du propos, j’imagine comme une fable. Je rencontre un ami chef d’entreprise, un chef d’entreprise idéal typique, pour parler comme Max Weber, un homme de 60 ans, qui est à droite, puisqu’il est chef d’entreprise et qu’il n’est pas fou ; il trouve en gros que la droite n’a pas bien fait son travail et que c’est bien d’avoir aujourd’hui un homme à poigne qui va peut être faire les choses plus énergiquement. Mais, lorsqu’il reçoit ses enfants ou petits enfants avec leurs amis, pour un goûter d’anniversaire de la classe, il trouve cette génération singulièrement mal élevée, ne sachant guère dire bonjour en arrivant et merci en partant. Et si jamais, dit ce patron, on a avec les représentants de la génération qui arrive une conversation en matière d’histoire de l’art ou d’histoire tout court, on s’aperçoit que les repères les plus simples font défaut, quant à leurs lettres, continuera-t-il, c’est plein de fautes d’orthographe… Il n’y a même aucune chance qu’ils écrivent quelque chose qui ne ressemble pas à un texto. Mon chef d’entreprise, lui, a lu Nicolas Baverez, il trouve que ça décline sérieusement, heureusement qu’on va peut être avoir un homme à poigne pour remonter tout ça. Il craint le déclin, et il n’a pas toujours tort, par exemple sur l’école. Mais, cessons de plaisanter, je m’imagine lui répondant en toute amitié : tu es le principal auteur de cet état de fait (et non pas les grandes religions, ni même la gauche) à cause de ta volonté de transformer chacun d’entre nous, et notamment nos enfants, en consommateur.

Qu’est-ce en effet qu’un consommateur ? Qu’est ce que c’est que la consommation ? En simplifiant beaucoup je dirai : la consommation c’est l’addiction. Ce qu’est l’addiction, un bon biologiste vous le dira mieux que moi, le drogué c’est celui qui augmente les doses et qui rapproche les prises. Formule qui peut servir aussi à décrire le client idéal d’un supermarché. Le consommateur idéal, que mon chef d’entreprise est obligé d’appeler de ses vœux, c’est quelqu’un qui augmenterait les doses et qui rapprocherait les prises. Pour parvenir à ce que nous soyons ainsi dans le manque, que nous soyons impatients de mettre les enfants dans la voiture pour aller faire les courses le samedi, il faut qu’on casse dans nos têtes tout ce qui freine la consommation, et rien ne freine davantage la consommation que les valeurs morales, culturelles et surtout spirituelles. Si mon arrière grand-mère, que j’ai bien connue, revenait sur cette terre et voyait un centre commercial, elle trouverait cela dégoulinant de bêtise et d’obscénité, parce qu’elle trouverait que cela nous écarte des vrais valeurs qui sont quelque chose comme bien sûr les devoirs envers autrui mais aussi les devoirs envers soi-même. Je dis donc à mon chef d’entreprise : Tu ne peux pas avoir l’enfant traditionnel, bien élevé, et qui ne fait pas de fautes d’orthographe, en même temps que l’enfant zappeur-consommateur. On ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière, le tonneau plein et la femme ivre, comme on dit en italien.

Disant cela, je m’interroge moi-même, qui ne suis pas hostile par principe à ce mouvement libre du capital d’où est sortie une déconstruction qui me met mal à l’aise. Je suis un républicain de droite, je suis un libéral. Mais ça n’est pas parce qu’on est un libéral qu’on est obligé d’être aveugle et satisfait. On peut penser de la mondialisation ce que Churchill disait de la démocratie : le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.

Troisième et dernière remarque : ce qui sauve à mes yeux le monde actuel, ce monde capitaliste, c’est d’avoir réinventé, de réinventer encore, des sentiments qui ressemblent aux valeurs de la révélation, je pense notamment à l’amour et à la loi. Cette réinvention, si j’étais croyant, encore plus si j’étais en charge d’une institution religieuse, elle me donnerait à réfléchir. Le capitalisme n’a-t-il pas inventé ou répandu l’amour moderne, la famille moderne, le mariage d’amour, en même temps que le salariat ? Les historiens des mentalités nous l’ont appris, dans l’ancien régime au Moyen-âge on ne se mariait pas par amour, le mariage d’amour n’existait pas. On se mariait pour le lignage, pour transmettre le patrimoine, pour faire vivre la ferme. D’ailleurs on ne se mariait pas, on était marié, en fait par son village plutôt que par ses parents. Il faut attendre Molière pour qu’on montre au théâtre des jeunes gens qui refusent d’être mariés de force. Le capitalisme avec le salariat, a inventé le moyen pour l’individu de s’arracher aux communautés traditionnelles qui étaient indissolublement religieuses et paysannes, a donné un statut à l’individu n’ayant rien d’autre que sa force de travail. On a par exemple, des études sur des filles bretonnes devenues bonnes à tout faire chez les bourgeoises des villes. S’arrachant au village d’origine, des individus sans ressources ont « monté » à la ville pour avoir un salaire d’ouvrier, de bonne à tout faire, de petit employé, et y trouver pour la première fois de leur vie une double liberté, celle de l’anonymat qui permet d’échapper au contrôle social et celle du salaire, si petit soit-il. Ceux là on ne les a plus mariés de force, ils se sont mariés eux-mêmes, si possible par affinité. Et cela a bouleversé notre civilisation, où le rapport affectif, non seulement au conjoint mais à autrui, a pris une importance générale sans équivalent ailleurs. Rappelons-nous Montaigne écrivant à un de ses amis qu’il a perdu « deux ou trois enfants » en nourrice. Pour incompréhensible qu’elle soit devenue pour nous, une telle expression est alors parfaitement classique. Rousseau a abandonné ses 5 enfants, Bach et Luther en ont perdu chacun 10. Ils en avaient comme on dit du regret, mais la mort d’un enfant était à l’époque beaucoup moins grave que celle d’un adulte. C’est dans le cadre de la famille moderne, fondée sur l’amour, que s’est produite cette remarquable révolution des sentiments qui nous a conduits à sacraliser l’autre. Sacralisation d’autrui qui a entraîné, c’est là le point de retournement, la déconstruction de toutes les figures traditionnelles du sacré, la révélation bien sûr, mais aussi la patrie puis la révolution. Toutes les entités dites sacrificielles au sens où l’on dit qu’on pourrait se sacrifier pour elles disparaissent. Max Weber a une jolie métaphore : le modèle des valeurs traditionnelles c’est le capitaine d’un vaisseau qui coule avec son bateau. Je dirais métaphoriquement : plus personne ne coule aujourd’hui avec la coque du bateau.

En revanche une nouvelle entité sacrificielle apparaît pour le meilleur et pour le pire, qui est l’humain comme tel, l’individu, la personne. Au fond, les seules causes pour lesquelles nous sommes prêts à sacrifier quelque chose de nos vies, ou peut être nos vies, ce sont les êtres que nous aimons, peut être même ceux que nous ne connaissons pas. Il y a là disparition des figures traditionnelles du sacré, mais émergence de nouvelles figures, donc un réaménagement de la problématique fondamentale de la sortie de soi. Pourquoi sortons-nous de nous mêmes, pourquoi envisageons-nous éventuellement d’abréger notre vie, du moins de borner l’individualisme égoïste qui nous est naturel, pour quels motifs ? Pour la plupart d’entre nous cela porte un nom, c’est l’amour. Sauf que cet amour il n’est plus tout à fait l’amour chrétien, il a engendré des lois qui ne sont plus tout à fait les lois, ou la Loi, telle que la révélation l’a transmise. Voilà le monde où nous entrons, dont je ne dirai pas qu’il est arrogant, quoi qu’il puisse sembler à un croyant.

En somme, ce monde est beaucoup plus tragique, passionnant aussi, qu’arrogant. Tragique parce le « petit individu » que je décrivais tout à l’heure, est entré dans une vie ultra affective, dans une logique de l’amour et de la famille moderne, pour qui le pire du pire c’est le deuil d’un être aimé et l’abandon. Et que, dans le même mouvement, cet être que nous sommes, hyper affectif, plus exposé au deuil et à la perte, s’est privé de tous les des filets de sécurité, de tous les principes porteurs de sens que les grandes révélations pouvaient comporter. Evidemment dans cette salle il y a, j’imagine, plus de croyants que de non-croyants mais imaginez cette contradiction pour l’immense majorité des citoyens des pays laïcs aujourd’hui, entre une affectivité plus grande que jamais, et une protection moins grande que jamais. Ceci est probablement le tragique de la condition humaine moderne, de la condition libérale, démocratique, à quoi nous devons faire face.

En fonction de quoi, je pense que le message des grandes religions, le message des grandes révélations, est plus que jamais précieux même pour les non-croyants, pour les non-croyants comme pour les croyants. Plus que jamais je m’intéresse par exemple au contenu de la Bible et des Evangiles. Je pourrais donner beaucoup d’exemples de la valeur de ce contenu pour moi, indépendamment je dirai de la foi. Et je pense qu’il y a là un domaine encore en friche. Les autorités religieuses devraient partager, si je puis dire leur patrimoine avec les non-croyants. Je pense qu’elles ne le font pas assez. En tout cas, si j’avais, comme on dit, un livre à emporter sur une île déserte, ce serait sans aucune hésitation, l’évangile de Jean. Je pense qu’il y a là des messages qui sont fondamentaux y compris, je le répète, pour quelqu’un qui n’a pas la foi, et qui ne souhaite même pas l’avoir.

Paul Thibaud :

Il est sans doute possible de résumer d’une formule ce propos en partie double sur la modernité dans son rapport avec la morale et la spiritualité : nous avons perdu les valeurs qui assuraient notre rapport avec le monde, mais nous avons trouvé autrui.

Olivier Abel,

Cette question de la révélation biblique face à la modernité arrogante, je reprends le texte introductif, j’ai choisi de la croiser avec une autre qui est arrivée en même temps dans mon agenda et que, n’arrivant pas à séparer de la première j’ai choisi de creuser en même temps. La seconde question est celle d’une réponse à faire à un texte assez ancien (quarante ans) de Y. Leibowitz, texte assez polémique à l’égard du dialogue judéo-chrétien, de l’amitié judéo-chrétienne. J’ai pensé que ces deux questions voisines pouvaient être travaillées ensemble. Je vais le faire en avant cinq petites pointes, en présentant cinq petites bribes sur cette question.

Je commence par ce que j’appelle la question occidentale. Il me semble qu’à propos de la modernité une question est en train d’apparaître et de changer le paysage tout entier. Autrefois (quand l’Empire Ottoman était dit l’homme malade de l’Europe) on parlait de La question d’Orient. Aujourd’hui, une nouvelle question est en train de surgir, c’est la question occidentale. On a un conflit d’interprétation sur ce que c’est que l’Occident lui-même, sur ce que c’est que la modernité occidentale. Naguère tout le monde voulait être occidental, tout le monde voulait s’occidentaliser. Aujourd’hui plus personne ne veut hériter de la modernité occidentale, elle est même en train de devenir le carrefour géométrique des détestations. La Russie orthodoxe nous accuse de débauche et de matérialisme, le Vatican pense la même chose, et aussi les Evangéliques américains. Le judaïsme prend ses distances en disant que cet Occident n’est pas judéo-chrétien mais est chrétien. A l’intérieur même de la tradition philosophique, une tendance française récente, marquée par Nietzsche mais aussi par Heidegger, Foucauld, par certains côtés Levinas, Lyotard, Derrida… manifeste une sorte de trouble vis-à-vis de la modernité occidentale. Sommes nous de cette lignée, de cet héritage ? Cette question qui ne fait qu’apparaître, mais qui porte dans ses flans la menace d’une haine de soi de la modernité occidentale, qui prépare à mon avis des guerres civiles, des déchirements graves. Ce n’est pas une raison pour ne pas critiquer la modernité, c’est juste énoncer une mise en garde.

Deuxième pointe, à partir cette fois de la Bible maintenant, des codes bibliques. Northrop Fry, grand critique littéraire, avait, à l’usage de ses étudiants ignorants de leur propre culture, développé l’idée que la Bible est le « grand code » de la littérature occidentale. Ce que Eric Euerbach, un juif réfugié à Istanbul, dans sa mimesis avait déjà magnifiquement suggérer. Mais on peut dire aussi que le code biblique, est le grand code de la philosophie morale et politique, ou comme le dit Ricoeur le noyau éthico-mythique d’une grande partie de nos cultures et de nos civilisations. Il faut tout de suite mettre cela au pluriel cette référence : il n’y a pas un code biblique, mais des codes. Au premier abord, on dira qu’il y a évidemment deux « testaments ». Comme l’a remarqué Jean-François Liotard, les textes du nouveau testament ne sont pas dans le même régime de langage que ceux de l’ancien testament. Il n’y a pas un seul régime narratif qui serait judéo-chrétien. Il faut même pluraliser de chaque côté. Il y a plusieurs régimes de langage, plusieurs théologies, plusieurs formes de vie interprétative dans l’ancien testament : le narratif, le législatif, le prophétique, le sapientiel, l’hymnique. Il y a aussi plusieurs régimes dans le nouveau testament. Les évangiles eux-mêmes sont pluriels, mais, en bloc, ils se distinguent de la correspondance, des épîtres de Paul ou de l’apocalypse. Mais ces différents codes ont justement été « encodés » ensemble, puisqu’ils composent un « canon », comme si les héritiers avaient voulu, souhaité, accepté du moins de s’installer d’entrée et irrémédiablement dans « le différent », dans le désaccord, dans le conflit des interprétations. De plus ces codes, puisqu’ils ne sont pas tombés du ciel, mélangés à d’autres, extra-bibliques, à du gréco-romain, si l’on peut dire puisque tous les traits d’union sont contestables. Et tout cela ensemble forme la boite noire, le noyau, le programme des civilisations et des cultures occidentales et modernes.

Troisième pointe, il me semble qu’il faut évoquer maintenant notre responsabilité, notre prise en charge d’un tel passé divisé. On peut commencer par une critique du mot « nous ». Nous judéo-chrétienne nous amitié judéo-chrétienne, nous occident, nous modernité. Liotard dont je parlais tout à l’heure fait une critique de l’idée de souveraineté impliquée par le nous. Le nous de souveraineté « nous le peuple » qui ouvre la déclaration américaine d’indépendance. Ce « nous » établit d’un seul mot l’union du destinateur et du destinataire de la loi, du texte qu’il s’attribue et qui lui permet de devenir autonome. La grande force de Lévinas a été de faire éclater la dissymétrie qui traverse « nous », dû décalage des générations, à leur remplacement les unes par les autres. La même dissymétrie, l’écart entre l’un et l’autre, règne dans la conversation, dans le dialogue. Il faut donc veiller à ce que le ‘nous’ n’avale pas trop vite les différences de générations, les écarts dans les conversations.

Il y a un ‘nous’ trop facile, trop rapide, comme le montrait la « pointe » précédente, mais il est impossible parfois de ne pas dire ‘nous’. Nous sommes obligés de le faire. On ne parlera jamais si l’on attend d’être seul pour le faire. Parler pour soi même c’est déjà parler pour autrui, tenter de sortir de la solitude, transgresser le solipsisme dans lequel je suis. Toute parole engage forcément l’altérité, la pluralité, la politique, elle nous établit quelque part. Et cela il nous faut le faire. C’est Elisabeth de Fontenay qui le disait : un enfant de grands-parents victimes d’une extermination, n’a-t-il pas pleinement le droit de dire ‘nous’ en parlant de ses ascendants et de ses descendants ? Il y a bien quand même la possibilité de dire nous dans la généalogie. Autre exemple, Willy Brandt n’avait-il pas pleinement le droit de dire « nous » pour prendre politiquement la responsabilité de demander pardon comme il l’a fait ? Il y a des conditions d’énonciation du nous, qui sont difficiles, parfois dures, mais qui montrent que parfois le « nous » est un droit, du moins qu’on en a besoin éthiquement et politiquement pour penser et exercer notre responsabilité. Si plus personne ne se présente pour reprendre en charge l’héritage de cette modernité occidentale jusque dans son arrogance, où va-t-on ? Elle notre galère, si je puis dire, on n’en a pas d’autre, on y est ensemble. Si plus personne ne prend en charge l’héritage, si tout le monde dit : moi je ne veux pas hériter, vers quelle ingratitude, et aussi vers quelle irresponsabilité générale allons-nous ? Ne faut-il pas au contraire, c’est un des grands problèmes d’aujourd’hui, prendre en charge à la fois la responsabilité des malheurs advenus et des promesses les promesses non encore tenues. Les visées, les orientations gardent le bon. Nous avons la tâche historique de tenir, de rouvrir les promesses, sauf à nous en délier, lorsque certaines sont trop lourdes, intenables.

Quatrième pointe, il me semble que pour prendre en charge cette responsabilité de la modernité occidentale, nous avons, et là je parle comme intellectuel protestant, à prendre en charge nous aussi les lectures de la Bible qui sont devenues impossibles, dangereuses, terrifiantes, qui ont fait trop de mal. La première à quoi je pense c’est une lecture dialectique au sens de Hegel. Mais je pense que sa lecture de la Bible a fait beaucoup de mal, qu’elle est au départ, à travers l’histoire du salut qu’elle a construite, de la modernité occidentale. Il y a une grande narration : Création, Chute, Rédemption que, d’une certaine manière, reprennent, sécularisent tous les grands récits modernes du progrès : l’histoire va vers un bien à travers des épreuves. Récit d’émancipation repris du texte biblique. Ce qu’il y a de terrifiant là dedans, c’est l’idée qu’il y a aurait une émancipation sans reste, à la suite de laquelle on pourrait renier tout attachement, toute enfance, toute part d’enfance pour ne se reposer que sur soi-même. Il me semble que cette idée de la généalogie comme émancipation trouve chez Hegel une figure très forte profondément chrétienne, liée à une théologie que, non spécialiste, je me risquerais à nommer théologie dialectique, celle pour qui l’accomplissement est sans reste. Pendant longtemps, cette forme de pensée a justifié l’idée d’une relève généalogique d’Israël par le christianisme. Plus récemment elle a inspiré l’idée de mettre en succession la shoa l’Etat d’Israël, comme la kénose et la relève.

Dernier point, dernière pointe, il y a une deuxième lecture de la Bible qu’il nous faut déconstruire, démolir, avant qu’elle ne soit démolie par l’histoire. C’est la déconstruire gentiment avant qu’elle ne soit démolie par l’histoire et par la guerre, c’est une figure de la réconciliation. Je crois que la modernité occidentale est pour une bonne part issue d’une théologie biblique de l’universel compris comme récapitulation. C’est là une figure paulinienne. On a dans les épîtres de Paul des figures très fortes de l’émancipation. On a aussi des figures très fortes de l’universel dans une sorte de récapitulation christique dans laquelle il n’y aura ‘ni juif ni grec, ni homme ni femme ‘… : récapitulation universalisante, idée que tout est sauvé par un seul et une fois pour toute. Cette christologie là, je le dis d’un mot, elle est totalitaire. Je ne peux plus supporter une telle christologie, je ne peux plus l’entendre. Il me semble que cette idée de réconciliation en un seul, une fois pour toute est meurtrière, réductrice de ce qui est différent justement. C’est une pseudo alliance, ce n’est plus une alliance, parce que l’hétérogénéité des langages, des codes, disparaît, qu’elle comprend tout dans un seul jeu de langage. Et c’est la raison pour laquelle il me semble très important de repenser, de rouvrir le concept paulinien de récapitulation. Ricoeur à ce propos, dans un texte de la Revue Esprit sur Paul, a présente la récapitulation non comme synthèse mais comme une espérance, comme ce qui ne nous appartient pas, lecture anti-hégélienne peut-on dire.

Je vais conclure en revenant à notre modernité maltraitée, cette modernité dont, en tant que chrétien, je me reconnais responsable, même dans ses déformations. Il lui faut une autre figure de la généalogie, (héritage d’une promesse à ouvrir pour mieux la comprendre) donc une autre idée de l’émancipation, une émancipation qui nous amène à un état d’adulte qui serait un état de gratitude, de reconnaissance libératrice qu’on est en dette, la capacité de dire à ses parents : merci. Il lui faut aussi une figure de l’Alliance. Si nous acceptons qu’il n’y a pas de réconciliation, au sens d’une synthèse parfaite avec un seul langage, nous devons prendre en charge la responsabilité proprement politique de passer des pactes, de faire des alliances respectueuses des différends.

Paul Thibaud :

Il serait intéressant maintenant Mr le rabbin, (rires) j’aurais voulu savoir si ces lectures totalitaires totalisantes de la bible, cet historicisme hégélien, comment cela consonne dans la lecture, dans la culture juive. Comment vous faites pour dire ‘nous’, dans votre lecture ?

Armand Abécassis

Je voudrais rester centré sur le thème qui nous a été proposé ce soir : révélation et histoire. Remarquons d’abord que ce que la pensée occidentale associe au mot histoire, ce que ce mot évoque dans notre tête diffère beaucoup de ce qu’évoque le mot hébreu correspondant. Les « associations compréhensives » ne sont pas du tout les mêmes dans les deux cas. Historia, mot latin transcrit du grec, signifie simplement récit des évènements, enquête, recherche. En ouvrant cette valise qu’est le mot histoire, on trouve d’abord l’inquiétude, le souci de la vérité. Rien de tel dans le mot hébreu toledot. Toledot, qui désigne l’histoire dans la torah, se traduit par engendrement, d’une racine qui veut dire : enfant, enfanter, engendrer. Si l’histoire est engendrement, c’est qu’elle est une continuité. En effet, dans la « valise » toledot , comme on dit aujourd’hui, je trouve continuité, transmission, réception. Je ne trouve pas révélation, celle-ci est à priori dans une autre valise. Et ce qui est intéressant c’est de mettre en rapport non seulement, comme on l’a fait avant moi ce soir, révélation et histoire, mais révélation et toledot, en hébreu. En renvoyant à la parenté, cette transmission-tradition, pour parler de ce qui se passe dans le temps, le mot hébreu suggère qu’avec l’homme commence un déroulement du temps qui n’existe pas dans le monde animal et dans le monde végétal, l’aventure humaine. Cette aventure humaine la Torah l’appelle Ada,, en hébreu que Dieu a créé, dont la Torah parle en pluriel, donc plutôt un collectif, l’humanité. Et cette nouvelle manière d’être dans le monde, après le végétal et l’animal, doit produire par engendrement ce qu’on appelle « le fils d’Adam », c’est-à-dire le fils de l’humanité, l’homme qui doit nous remplacer au-delà de la consommation du temps. On voit donc qu’il s’agit de rendre compte à la fois de la continuité d’un vécu qui se modifie sans cesse et d’autre part de quelque chose qui est d’une autre nature, d’une révélation donnée une fois pour toute au Sinaï et par Jésus.

Comment donc faire dialoguer le contenu positif révélé au Sinaï et qui est absolu, qui est de Dieu et qu’on ne peut pas toucher puisque c’est la parole de Dieu, et d’autre part le fait que celui qui le reçoit se transforme sans cesse, et ne se fixe jamais. La question fondamentale est celle-ci : suffit-il de recevoir ? Le penser, penser que cela suffit, c’est être dans le fondamentalisme de ceux qui se balancent sur place. En français, c’est le totalitarisme. Recevoir au contraire la révélation dans la tradition, c’est affronter la question de l’écart entre le donné et le reçu. Les rabbins l’ont fait avec tout leur courage, dans le Talmud, dans la période du second Temple, après que Nabuchodonosor ait détruit le Temple en 586, puis que le grand Cyrus, païen considéré comme le Messie par l’hébreu Isaïe, ait par son fameux décret, permis aux juifs, aux judéens de retourner sur leur Terre et de reconstruire le Temple. Or ces hébreux, ces judéens plutôt, reviennent de Babylone avec des problèmes énormes. Ils ont rencontré la formidable, l’extraordinaire civilisation babylonienne qui leur a appris à réfléchir sur la démonologie, l’angélologie. Tous leurs problèmes se résument dans cette seule question, centrale pour tous les écrits de la période du Second Temple : nous avons été élus, c’est Dieu qui nous a choisis, mais quelle est la place des nations, comme la Babylonie, qu’on ne peut pas mépriser, qui est une grande civilisation, dans le projet de Dieu ? La réflexion qui s’en suivra va précisément être à l’origine du 2ème livre de la bibliothèque juive après la Bible : le Talmud. Le judaïsme n’est pas biblique, il est talmudique. Jésus n’était pas hébreu, il était juif. Le judaïsme n’est pas l’hébraïsme. Il y a une continuité entre l’hébreu et le juif, mais avec le juif apparaît une nouvelle lecture des textes écrits par les hébreux, par les prophètes … C’est dans cette relecture que les rabbins du Talmud vont chercher la solution à la question de savoir comment il peut y avoir révélation-réception pour quelqu’un qui vit dans l’histoire qui se transforme sans cesse, et qui s’installe dans le monde, collectivement et individuellement, sous des formes différentes.

Les rabbins, dans le Talmud, ont le courage de dire que la révélation, elle-même, le concept de révélation doit être reformulé, réfléchi, remis en question. Ce que l’hébreu n’aurait pas accepté, parce que l’hébreu dit : j’étais au Sinaï, c’est Dieu qui a parlé. Comme celui qui dit aujourd’hui : c’est Dieu qui m’a parlé, il m’a dit d’aller convertir celui là, c’est moi qui ai la vérité. Même thème, même problème quand les rabbins dans le Talmud ont voulu extirper ce risque de la pensée des juifs, de leurs disciples, de la communauté, disant que la notion de révélation peut être révisée. Cela pour celui qui réfléchit (on dit en hébreu והמשכיל יבין vehamaskil yavin, celui qui est intelligent et qui réfléchit). Tant pis pour les autres s’ils tirent de la Bible et du judaïsme la religion élémentaire qui fait plus que nous révolter aujourd’hui, dans les trois religions monothéistes. Tant pis pour ceux qui ne savent pas lire leurs textes saints comme les rabbins nous le proposent.

On peut donc réviser la notion de révélation pour deux raisons.

La première raison c’est que Dieu, l’absolu, supposez qu’il existe, est descendu au Sinaï. (Qu’avait-il besoin de descendre au Sinaï n’aurait-il pas pu parler de là-haut, mais il était peut être enroué. !) Celui qu’on appelle Dieu, disent les rabbins, est descendu au Sinaï puis il a parlé. Il a parlé et il est absolu, donc sa parole est absolue ; mais cette parole il l’a glissée, enfouie, sertie dans une langue humaine, et cette langue humaine est historique. Il a donc été obligé lui-même de s’interpréter. La parole de Dieu, absolue en elle-même, ne peut pas être reçue dans le domaine de l’absoluité ou de l’infinité par l’être humain historique. Puisque Dieu est obligé d’interpréter ce qu’il dit, de faire descendre l’absolu dans les codes d’une langue humaine, qui change, donc Dieu s’est fait interprète. La relation absolue est impossible à l’être humain. La relation à celui qu’on appelle Dieu, ne peut jamais, sauf pathologie, être immédiate, elle est toujours médiée.

Deuxième raison, il ne s’est pas contenté de la parole il a dit à Moïse : mets par écrit. Quand la parole passe par l’écrit, cela fait une deuxième interprétation. Donc l’hébreu, le juif reçoit au Sinaï la parole absolue sous la forme de deux interprétations, c’est pour nous indiquer donc qu’il faut interpréter le contenu positif, pourtant absolu, qui a été révélé au Sinaï.

Et cela signifie par conséquent d’une manière concrète : la parole Divine a cherché deux passages pour se communiquer à l’homme et ces deux passages sont caractérisés par l’interprétation, par la médiation. Ceci entraîne un renversement total de la compréhension de la révélation. Il faut qu’elle soit reçue dans une condition historique que Dieu ne connaît pas. Parce que l’homme est l’homme et Dieu est Dieu. Cette séparation est le principe fondamental de la Création. S’il y a une Création ex-nihilo c’est que le monde n’est pas divin, et Dieu n’est pas dans le monde, sauf pour les poètes. Au XVIème siècle, à la Renaissance, alors que l’on hésite entre chimie et alchimie, entre astronomie et astrologie, entre le langage quantitatif des mathématiques et de la science et le langage qualitatif d’Aristote, un grand ami de Tycho Brahé et de Rodolphe II, le Maharal de Prague écrit, pour répondre à cette crise où sont plongés comme les autres le judaïsme, et les juifs d’Europe, que tout se passe comme si le monde ne tenait pas compte de Dieu. Je peux parfaitement comprendre le monde, dit-il à la Renaissance (bien avant Laplace), sans avoir besoin de l’hypothèse Dieu. En cela il est dans la droite ligne du Talmud. Pour que la révélation soit reçue dans cette condition historique nouvelle, il faut lui conférer une portée (au sens balistique peut-on dire) plus étendue qu’à l’origine. On peut donc aller plus loin, l’interprétation faite par les hommes du contenu déposé dans la Bible, est créatrice. La Révélation n’est plus arrêtée, attachée au commencement, elle se donne continuellement dans les interprétations créatives. L’interprétation est révélation continue. Ceci se dit dans une formule simple : la Torah orale et la Torah écrite ont été données toutes deux au Sinaï. Précisément quand Dieu dictait à Moïse, il était déjà dans la tradition orale.

Tel est le principe du judaïsme talmudique : le sens de la révélation se développe au cours de l’histoire. Sa voix authentique c’est l’interprétation, pour lutter contre la pensée systématique. Parce que l’interprétation de la révélation est créatrice. Interpréter ce n’est pas paraphraser, ce n’est pas faire de l’exégèse, ce n’est pas faire le commentaire, ce n’est même faire de l’herméneutique, à la manière d’un homme que j’admire énormément comme Ricoeur. Le midrash, l’interprétation, est au-delà de l’herméneutique. Il ne s’agit pas de trouver le sens du texte tel que Dieu l’avait dans l’esprit quand il le dictait, il s’agit de montrer que ce texte a du sens, le sens que je peux aujourd’hui assumer là où je suis, hic et nunc. Ce qu’on me demande, c’est d’être dans la révélation, la révélation continue, et non pas dans la voix qui a parlé pour dire à Moïse d’écrire. Permettez-moi de citer très rapidement ce midrash qui dit que Moïse est resté 40 jours et 40 nuits là haut en train d’écrire la Torah. Chaque jour, chaque matin, quand Dieu retrouvait Moïse, il lui disait : qu’est ce qu’on a écrit ? – Trois chapitres, et demi. Qu’est ce que je t’ai dit de dire aux hébreux quand tu descendras tout à l’heure ? (nous sommes dans le temps hébraïque) – J’ai oublié. – Bon, je vais te le dire. Et puis le 40ème jour il dit : qu’est ce qu’on a fait ? Moïse dit : c’est fini, on a écrit les cinq livres, le Pentateuque, le premier mot est « Au commencement », le dernier est « Israël ». Et qu’est-ce que je t’ai dit sur la manière d’interpréter ? Moïse répond : j’ai oublié. Dieu lui dit : Je n’ai plus le temps de donner l’interprétation, tu descends, tu verras, mon peuple se débrouillera.

Une deuxième transformation s’est faite avec l’étape cabalistique, qui n’est pas une mystique. Il y a une mystique juive dans le Talmud. Mais quand on arrive en 1296, on n’est plus dans la mystique mais dans la Cabbala, la philosophie juive, la cabbala est le cœur même de la pensée juive. On assiste alors à une mutation totale. La tradition cabalistique dit, comme les rabbins, que la révélation c’est l’absolu mais selon une autre interprétation : la révélation est donatrice du sens, mais elle ne livre pas elle-même son sens, elle livre une infinité de sens dans sa relation à l’histoire. Puisque l’absolu ne peut pas être réalisé par l’homme, la révélation se reflète dans son accomplissement contingent, dans son aspect temporel, disent les cabalistes à la suite des talmudistes. L’homme n’en peut saisir, selon les cabalistes, que des reflets, des réfractions, des facettes nouvelles qu’il crée dans son rapport au texte. C’est pourquoi la tradition est par nature orale, fixée dans un texte elle meurt. Il est interdit disent les cabalistes, c’est déjà un principe dans le Talmud, de mettre par écrit ce qui est oral, parce que l’écriture c’est la tombe de la parole. Au contraire l’interprétation ressuscite la parole, à partir de l’écriture, à laquelle elle redonne son âme. Tout ce passe comme si, écoutant ou lisant quelqu’un, il s’agissait, pas besoin d’être psychanalyste pour le faire, non pas d’écouter ce qu’il dit, mais ce qu’il essaie de dire à travers ce qu’il dit et qu’il n’arrivera jamais à dire.

La réception, donc, elle même, est un acte de création selon les cabalistes, l’acte de création est dans la réception même. Le véritable maître n’est pas passif, disent-il, il est le véritable porteur de la tradition, parce que par son interprétation, par sa réception, il créé, fait un acte de création de ce qui n’existait pas avant lui. Il a montré que cette parole absolue, par l’interprétation, peut être portée par lui en tant qu’être humain unique au monde. Et s’il disparaissait c’est cette interprétation qui disparaîtrait pour toujours. C’est pourquoi tuer un être humain est criminel, la manière dont il ressentait le monde disparaît avec lui et personne ne peut me la redire.

La Parole de Dieu, la Révélation ne se développe que grâce à l’interprétation. On va beaucoup plus loin, grâce à l’interprétation contradictoire qui est autre chose que Le conflit des interprétations selon Ricoeur, c’est pourquoi le midrash n’est pas l’herméneutique. Chez les cabalistes il n’y a pas un conflit d’interprétation, mais un dialogue des interprétations. Il est normal que les interprétations se contredisent parce que précisément la création est en marche, et que les situations historiques sont différentes. La contradiction c’est le nerf même de la révélation. La Parole de Dieu, la Révélation, disent-ils, la Torah a un visage spécial pour chaque juif. Et chaque juif réalise sa vocation en cherchant ce visage dans sa relation au texte, donc sa lecture est parfaitement fondée, puisqu’il a rapport au texte et qu’à partir de ce texte, il dit ce que signifie pour lui la Révélation, hic et nunc, là où il est Cela personne ne peut lui reprocher, car il est le seul à être là où il est. Il faut donc devenir responsable, c’est ce qu’a développé Levinas, à partir du Talmud, il faut être responsable de lui avant moi. Pourquoi de lui avant moi. Parce que je le rencontre, je me fais des images de lui contre lesquelles je dois d’abord lutter pour pouvoir le rencontrer face à face comme il veut lui être rencontré. Et non pas comme je désire moi, le rencontrer.

Je terminerai sur un second midrash. Pour montrer jusqu’où vont les rabbins. Quelqu’un se présente au tribunal, 70 membres, 72 avec le chef et l’adjoint, il veut savoir si le four qu’il a construit est autorisé, s’il peut cuire dans ce four. Et la discussion s’engage. On enseigne que ce jour là, Rabbi Eliezer a fait « toutes les réponses du monde » pour ptouver que le four était légal, casher, mais que les 69 autres membres se sont obstinés à dire qu’il ne l’était pas. Rabbi Eliezer, pour soutenir son point de vue, a fait « toutes les réponses du monde », mais les autres juges n’en ont accepté aucune. Il a dit alors : si la halakha, si la loi, est comme moi (comme j’ai décidé) ce caroubier le prouvera, il s’arrachera d’où il est et se déplacera de cents coudées (certains dirent de 400 cents coudées). Rabbi Eliezer propose comme test de la vérité de son opinion un miracle qui rompt l’ordre naturel, végétal. Mais ils lui répondirent : on n’apporte pas la preuve avec un caroubier. Tu peux faire tous les miracles que tu veux, cela ne veut pas dire que tu as raison.

Il revint à la charge et dit : si la halakha est comme je l’ai décidé, le canal le prouvera. (Il descend du règne végétal vers ce qu’on appelle aujourd’hui l’énergie, l’eau, le principe de la vie). Les eaux du canal reculèrent. On n’a jamais vu que l’eau remonte de la mer jusqu’à la montagne et pourtant ils lui dirent : on n’apporte pas la preuve avec un canal. Tu peux continuer à faire des miracles à tous les niveaux de la nature !

Alors il fait un troisième miracle, qui affecte une production de l’homme intervenant dans la nature – lui obéissant, comme disent les savants, les philosophes, pour la maîtriser. Il leur dit : si la loi est comme j’ai dit, que les murs de la salle d’étude le prouvent. Les murs de la salle d’étude se penchèrent et faillirent s’écrouler. Rabbi Yeshoua le président du tribunal s’emporta contre eux et leur dit : les sages se convainquent l’un l’autre dans le domaine de la halakha qui concerne l’homme, mais vous qu’avez vous a y faire ? Les murs ne s’écroulèrent pas par respect pour rabbi Yeschoua, mais ils restèrent de guingois par respect pour rabbi Eliezer.

Celui-ci reprit (c’est la pointe du texte) : si la halakha est comme j’ai décidé c’est du ciel que ce sera prouvé. (Il demande à Dieu d’intervenir). Un écho surgit du ciel et dit : qu’avez-vous contre rabbi Eliezer, la halakha est toujours comme il le décide en tout lieu. Rabbi Yeshoua, le président du tribunal, se dressa sur ses pieds et répondit : la Torah n’est plus dans le ciel, il est écrit dans le Deutéronome que tu l’as donné à l’homme. Jusqu’où va l’interprétation ! Le président du tribunal met en question le législateur lui-même. (Que Dieu bénisse les athées qui nous rappellent cela.) Rabbi Yirmia dit aussi : La Torah a déjà été donnée depuis la montagne du Sinaï, désormais nous ne nous réglons plus sur l’écho venu du Ciel, sur la montagne du Sinaï depuis que tu as déjà écrit dans ta Torah que nous devons « suivre la majorité ». (Ex 23,20). Rabbi Nathan demanda à Elie (le prophète des temps messianiques) : qu’a donc fait le Saint Béni à ce moment ? Elie répondit : « il a sourit et dit : mes enfants m’ont vaincu, mes enfants m’ont vaincu ».

Père Henri-Jérôme GAGEY

Je réfléchissais avant ce débat au premier cours que j’ai suivi dans cette maison il y a 32 ans, ainsi qu’aux livres qui étaient alors à la mode, qui se vendaient bien et qui me passionnaient un peu. C’était d’une part, Le principe espérance du philosophe juif, athée et marxiste, allemand Ernst Bloch et d’autre part La théologie de l’espérance du théologien luthérien allemand lui aussi, Jürgen Motman. Tous les deux à l’époque plaidaient en faveur du principe espérance reçu de la tradition biblique, comme ce qui vient briser le cercle mortel de la répétition, et engager l’humanité dans un mouvement d’invention permanent inscrit dans la parole de celui qui dit : « voici que je fais toutes choses nouvelles » (Apo 21,5). On plaidait pour l’esprit d’utopie, pour la tension vers l’avenir promis. 32 ans après nous sommes en quête de sagesse, d’une nouvelle sagesse pour faire face au tourbillon des innovations sans suspens, produites dans le monde de la technique où seuls les marchés peuvent faire loi. Nous ne reviendrons pas en arrière. A bien des égards, les autres, ceux qui ne participent pas de la post-modernité occidentale, y viennent aussi. Ils viennent tous chez nous. J’ai voyagé en Inde, et en Chine récemment, le modèle a sur eux un vrai pouvoir d’attraction. Un pouvoir d’attraction ambiguë, mortel, mais comme le disais dans une formule tout à fait paradoxal le germaniste anglais : Nicolas Boy, les opprimés ont choisi le marché. Personne ne veut retourner dans la hutte où on mange du riz une fois par jour. Nous ne reviendrons pas en arrière, personne ne le veut. Mais bien loin de l’esprit d’utopie que portaient les deux ouvrages cités, et bien d’autres, nous nous interrogeons en des termes complètement nouveaux, en nous demandant : comment habiter le présent. Comment habiter le présent sur les décombres des savoirs vivre qu’avaient constitués les grandes traditions religieuses et spirituelles plusieurs fois millénaires ? Comment, à l’époque de l’histoire où nous sommes, recréer des savoir vivre, après que l’esprit critique n’ait pas laissé pierre sur pierre des grandes traditions autoritaires.

Nous sommes de ce point de vue vraiment, me semble-t-il, dans une époque post-moderne, c’est-à-dire, paradoxalement, que la modernité ayant principiellement gagné, sapé à la base l’autorité des grandes traditions, la raison ne peut plus se faire seulement critique, elle doit se faire instauratrice. Le problème c’est que la raison ne sait pas bien se faire instauratrice. Sa fécondité était au maximum, si j’ose dire, quand elle était critique de traditions consistantes, mais devant des traditions sans consistance, la raison ne sait plus quoi faire. C’est pourquoi, par défaut, la seule forme de rationalité qui parvient à s’imposer c’est la rationalité du marché tempéré par le droit et les droits. Et c’est un signe à mon avis tout à fait manifeste de cette nouvelle situation qu’un athée soit invité à la table de cette amitié judéo-chrétienne, comme un partenaire, comme un contributeur dans l’invention de cette nouvelle forme de sagesse. Nous nous savons désormais confrontés au même défi. Cette transformation de la scène intellectuelle et morale n’est pas nouvelle, l’appel à inventer ensemble une nouvelle sagesse, voire une nouvelle spiritualité est apparu déjà chez Alain Touraine dans son livre sur la modernité ou dans les derniers textes d’André Gorz, mais notre actualité montre que cette interpellation comme de plus en plus présente. C’est pourquoi je me suis intéressé à relire Luc Ferry sachant qu’il serait là ce soir, comme un interpellateur exigeant, nous appelant à revisiter à nos traditions, pour en interroger les puissances et les latences afin que celles-ci ressortent mieux dans le présent.

Un des traits singulier de la nouvelle sagesse dont Luc Ferry est parmi nous le représentant, mais pas le seul, c’est précisément, par contraste avec les ouvrages que je citais au point de départ, de réclamer la fin du principe d’espérance, dans la mesure où il ne peut être que la source de sombres désillusions, et d’en appeler au contraire, l’expression est de son ami André Comte-Sponville, à faire nôtre la perspective d’un « bonheur désespéré ». Cette « dévaluation » pour lui n’est pas négative, elle désigne un bonheur qui a appris à se déprendre de l’esprit d’utopie. Ce bonheur dépris de l’esprit d’utopie n’implique pas l’abandon des valeurs transcendantes, mais leur réaffirmation. Une affirmation non métaphysique, d’une transcendance horizontale fondée sur un Etre suprême ou dans les termes heideggérien sur un étant suprême et divinisé qui regarderait en le surplombant le divers de nos existences. Loin de tout autoritarisme, cet auteur affirme pouvoir se référer à l’auto-évidence, de valeurs qui s’imposent absolument à l’être humain. Et il s’oppose au matérialisme qui voudrait que tout soit prédéterminé d’avance, qui décrypte l’histoire comme une logique imperturbable dans laquelle l’homme ne peut rien, posant au contraire que l’individu répugne à cette représentation de l’histoire, que sa conscience morale finit toujours par se relever. La conscience morale apparaît comme un reste après la déconstruction du matérialisme, mais elle ne sait pas se penser elle-même, elle est hors système. Les théoriciens de la déconstruction …. Présentent donc des systèmes complètement bétonnés… dont ils repèrent cependant avec un certain scepticisme les failles dans lesquelles on pourrait quand même jouer.

Je me trouve très bien dans cette apologétique. Apologétique, prenez le mot en bonne part, tout simplement défense argumentée. Je me trouve très bien dans cette défense argumentée de la transcendance des valeurs, parce que j’y retrouve d’innombrables penseurs catholiques qui ont débattu avec les matérialismes déconstructeurs. Ces théologiens et philosophes catholiques reviennent toujours à un argument que je retrouve avec plaisir sous la plume de Luc Ferry : vous passez votre temps à nous décrire, disent-ils à leurs adversaires, un monde complètement déterminé mais pourquoi commencez-vous à écrire, si écrire c’est prendre la distance et se donner quelques moyens pour être en liberté. Jacques Maritain par exemple cite avec délice une lettre de Marx à sa fille : ma pauvre chérie, on se dépense comme des fous, mais on n’est quand même pas des bêtes. Et Maritain dit : voilà une expression qui n’est pas intégrable au système. L’acte d’écrire comme acte éminemment responsable, ruine d’avance le propos déterministe.

L’apologétique catholique traditionnelle sortait alors sa botte secrète. Ce quelque chose hors système, ce quelque chose sur lequel on peut s’appuyer, c’est Dieu. Naturellement cela ne marche pas. Ca n’a jamais marché parce que Dieu ne se prouve pas. Parce qu’on ne montre pas Dieu comme la solution à nos problèmes théoriques ou pratiques. Ou alors ce ne serait plus Dieu. Voilà pourquoi si je trouve stimulant de voir quelqu’un recourir à cette démonstration, ce n’est pas pour lui demander plus que ce qu’elle ne peut donner. L’affirmation qu’être homme c’est qu’on le veuille ou non, qu’on y songe ou non, se tenir en vue de valeurs qui obligent. Je ne suis pas troublé que la démonstration ne mène pas à Dieu et qu’elle s’arrête à ce qu’elle est vraiment capable d’établir sans prétendre être un tremplin en direction de ce pas supplémentaire que serait, par hypothèse, le saut dans la foi.

Mais si la démonstration n’a pas à servir de tremplin vers le saut dans la foi c’est que d’une certaine manière le saut dans la foi a déjà été accompli. La foi non pas comme foi religieusement déterminée, chrétiennement déterminée, foi en Dieu, mais la foi comme c’est là que cela devient difficile, la foi comme foi anthropologique, la foi comme passion d’être, qui ne se lasse pas de nous habiter, à laquelle nous ne cesserons pas de nous rendre. La foi, j’en ai trouvé une belle définition que je vous livre avant de vous en donner l’auteur : « La foi est la forme irréductible au savoir et sans commune mesure avec lui d’une prise de position de l’humain, de l’homme, à l’égard de l’ensemble de la réalité. » Donc une foi qui précède l’exercice de la raison et qui d’une certaine manière seule la rend possible. Cette définition est de Joseph Ratzinger dans un ouvrage de 1969. Il est très intéressant pour moi qu’elle puisse fonctionner aussi bien dans un contexte théologique, qui est celui dans lequel elle est proposée, et dans un contexte anthropologique plus large. D’une certaine manière nous sommes tous des croyants, il faut savoir le dire sans la moindre intention récupératrice simplement comme un fait. Et de cela nous avons chacun pour notre part à en rendre compte. Nul n’a le droit de rendre compte de la foi de l’autre. Voilà le premier point qui me paraît intéressant qui me parait marquer quand même un changement d’époque.

Il y avait autrefois, il existe toujours, un Centre incroyance et foi dans l’Eglise catholique. Mais ils sont bien embêtés, parce qu’ils se rendent compte que la crise spirituelle du présent oblige chacun à se reconnaître croyant d’une certaine manière, à sa manière. Dire cela il y a 20 ans pour un théologien dans une salle de ce genre c’était un travail d’annexion, je crois qu’aujourd’hui ça ne l’est plus. Alors à partir de là commence les vraies questions, pour toutes les traditions y compris celles dont Luc Ferry se réclame. Pour toutes les traditions il y a une question. Cette foi anthropologique qui est notre lot commun comment l’assumons-nous ? Quelle effectivité historique sommes-nous capables de lui conférer ? C’est tout l’enjeu de ce terme qui pour moi reste énigmatique de spiritualité laïque. Enigmatique parce que pas sans doute insuffisamment déterminé. Ce que j’entends, dans mon cas, par spiritualité, chrétienne c’est l’ensemble des pratiques, textuelles, rituelles, communautaires qui permettent de se tenir en vérité dans la dynamique de la transcendance par laquelle on se reconnaît saisi. Mais en dehors des constructions et des pratiques confessionnelles, comment déterminer une transcendance ? A mon avis c’est cela l’enjeu derrière es questions que pose, avec d’autres, un philosophe comme Luc Ferry. Je crois qu’il ne suffit plus comme les bon apologètes d’il y a 20 ou 30 ans ou 50 ans l’imaginaient, de pointer la transcendance. De cela d’ailleurs Luc Ferry est conscient puisqu’il ne contente pas de la « transcendance dans l’immanence », mais qu’à un moment il dit : cette transcendance là. J’ai aimé la formule, parce qu’elle me rappelait la façon dont moi-même j’avais utilisé la formule : cet amour là pour dire que dans la foi chrétienne nous ne croyons pas dans l’amour en général, nous croyons en cet amour là, en le dotant d’une singularité. Une des questions que je me pose, autant que je la pose à Luc Ferry et à ceux qui sont proches de lui, c’est comment aujourd’hui afficher la détermination, la singularité de la transcendance que l’on confesse, que l’on reconnaît. A l’époque où le rationalisme athée qui avait le devant de la scène, quand on avait pointé la transcendance on était déjà bien content, si en plus il y avait un peu de religion derrière, on avait l’impression que c’était gagné. Je crois qu’aujourd’hui, si notre situation est de nous reconnaître tous croyants, la question est de savoir comment nous nous déterminons les uns par rapport aux autres. Il ne suffit pas de faire la phénoménologie, c’est-à-dire la simple description, de ce qui s’impose, la transcendance se donne toujours sous la forme d’une figure, au sein d’une tradition, c’est à dire au sein d’une singularité. Les valeurs transcendantes s’attestent dans la forme singulière d’une tradition de figures et de pratiques et pas seulement dans la généralité du concept. Si je dis cela c’est autant une question à l’interlocuteur qu’une question à moi-même. Nous qui nous réclamons d’une révélation il nous revient certainement de renouer davantage avec l’aspect par lequel la révélation est un ensemble de pratiques, un travail exercé sur le corps du croyant et pas simplement la désignation d’une transcendance. Cela m’amène à poser une question rapide la question à Luc Ferry. Il distingue la transcendance dans l’immanence et la transcendance quelque peu surplombante du Dieu des religions. En indiquant naturellement que l’avantage de la transcendance dans l’immanence est de ne pas faire autorité de la même manière que la transcendance religieuse, même si elle m’oblige, comme il le dit parfois…

Dans le christianisme aussi, comme je crois aussi dans le judaïsme, la transcendance se révèle dans l’immanence. ‘Dieu personne ne l’a jamais vu’ (Jn 1,18). Cette formule presque agnostique, est compensée dans le même évangile par celle-ci : ‘qui m’a vu à vu le Père’ (14,9). et par cette autre : « nous le verrons face à face et nous deviendrons tel qu’il est » (1 Jn 3,2). Cela veut dire quoi ? Sinon que c’est dans l’immanence de la chair du fils livré que se révèle la gloire du Père. C’est dans l’immanence de l’inscription de la révélation dans cette écriture là méditée, mâchée de façon presque obsessionnelle que se révèle que ce constitue en nous l’expérience de cette transcendance.

Luc Ferry

Père Gagey, je voulais vous remercier vraiment de cette lecture si attentive et si juste de la position que j’essaie d’occuper dans le champ philosophique. Cette compréhension est si rare, elle suppose de la bienveillance en plus de l’intelligence.

Un mot sur le fond. Pour cerner au plus près ce qui peut nous différencier mais pas au sens d’indifférence, au sens de divergence de chemin emprunté. A propos de cette formule, « transcendance dans l’immanence », empruntée à Husserl, je pense à une métaphore qu’il utilisait lui-même devant ses élèves : quand vous regardez un cube, vous ne voyez jamais toutes ses faces en même temps, vous n’en voyez au mieux que trois sur six. Dans toute présence, dans tout visible, pour parler comme Merleau-Ponty, il y a de l’invisible, de l’absence, du mystère. Selon moi, cette métaphore s’applique à mille choses : à la vérité, à la justice, à la beauté. Mais elle s’applique aussi parfaitement à l’amour.

Quand vous posiez tout à l’heure la question de la spiritualité laïque, c’est au fond la question suivante qui était en cause : est-ce qu’on peut aller au-delà de la morale et avoir une spiritualité sans faire appel à la révélation, sans faire appel au divin à proprement parler ? Et à cet égard, la question de l’amour, particulièrement celle du deuil de l’être aimé, dont j’ai dit un mot tout à l’heure, me paraît cruciale. Pour saisir ce que peut être une spiritualité sans religion, on peut comparer la façon de l’envisager dans différentes traditions. Le bouddhisme et le stoïcisme disent que la compassion et l’amitié doivent être conciliées avec le non-attachement. Si vous vous attachez, vous n’êtes pas sage et vous vous préparez les pires souffrances. Quand tu embrasses ta fille, dit Epictète (et le Dalaï Lama donne des conseils semblables), pense qu’elle peut mourir, exactement comme le verre que tu as cassé hier, dis-le toi, au moment même où tu l’embrasses. A l’opposé on a, dans Saint Jean, les pleurs de Jésus au tombeau de Lazare. Dans ce cas la résurrection résout le problème, ou le remet, mais on peut comprendre cette résurrection à partir de ce que dit Saint Augustin sur « l’amour en Dieu ». Si on aime « en Dieu », l’attachement aux créatures mortelles peut ne pas décevoir puisque quelque chose d’elles se retrouvera dans le fameux corps glorieux d’après la résurrection des morts. Mais que retrouvera-t-on alors? Quel corps ? A quel âge ? La réponse, que je trouve sublime est : on va les retrouver avec le visage de l’amour. En somme ce qui ne peut être déçu, c’est le plus pur dans l’attachement que nous avions pour ceux qui sont morts. Je crois que si les gens sont croyants c’est à cause de la prise sur eux de représentations de ce genre, et non à cause de la philosophie qu’il ont éventuellement lue.

Quant à la spiritualité laïque, j’ai trouvé dans un livre de Hans Jonas Le principe de responsabilité, un passage qui peut nous éclairer sur la sagesse amoureuse. Il porte sur l’amour des enfants, un amour qui, parce qu’il est gratuit, pendant un certain temps ou même toujours, ressemble à agapè, ressemble dans la description qu’en fait Jonas, à l’amour de Dieu pour nous, parce que non réciproque. C’est là suggérer que nous pouvons être semblables à Dieu sans quitter ce monde. Voilà, je crois, une expérience très laïque de la spiritualité. Mais je demande aussi à la spiritualité laïque, je demande de me fournir un impératif : de répondre à cette question : que nous impose l’amour en terme de sagesse quotidienne ? Comment vivre avec les gens que nous aimons sachant qu’ils vont mourir, ou qu’ils vont nous voir mourir ? Qu’est ce que ça nous impose pratiquement ? Etant donné par exemple les conflits dans les familles, puisqu’on est toujours fâché avec ses parents, à un degré ou à un autre, je pense en tant que laïc en tant qu’agnostique, qu’il vaut mieux se réconcilier avant que d’attendre.

Je pense aussi à Ulysse dans l’île de Calypso, quand la belle déesse voulant le garder, dans ce cadre enchanteur propose de le rendre immortel en restant toujours jeune mais qu’il choisit de revenir à Ithaque. Pour lui, une vie de mortel réussie, peut être préférable à une vie d’immortel ratée, en l’occurrence délocalisée. Là vous avez un grand message de sagesse laïque, l’idée que l’humain est sauvé lorsqu’il est réconcilié avec l’ordre cosmique, message que la mythologie va léguer à la philosophie, à une grande partie de la philosophie. Voilà des illustrations de ce que j’entends par sagesse laïque ou spiritualité laïque. Et sur tout le reste, j’ai peine à voir ce qui nous sépare chez ami.

Paul Thibaud

Il me semble qu’il y a beaucoup de convergences au moins de style dans tout ce qui a été dit. Le mot de spiritualité a été le carrefour où plusieurs se sont rencontrés. De façon moins attendue, la révélation a été par plusieurs comme plongée dans une pratique. Armand Abécassis a parlé de « vivre dans la révélation », et même, à propos de la cabale, de quelque chose, je crois, comme une vie révélante. HJ Gagey a terminé en évoquant la révélation comme pratique, comme travail sur le corps. Tous ont voulu que la transcendance descende, ce quelle fait depuis le Sinaï nous a-t-on rappelé, qu’elle devienne en somme une immanence sans nécessairement s’y réduire. Pour compléter l’ensemble, Olivier Abel s’en est pris aux théologies de l’histoire et de la récapitulation qui survolent ou annulent contingences et différences. Voilà de quoi, venu de tous les bords, nourrir une sagesse dynamique, ouverte sans prétention de conclure.

Cette plage d’accord se situe néanmoins en marge d’une question contemporaine flagrante, à quoi, pourrait-on penser la culture biblique est de nature à proposer une réponse, celle de l’avenir, de la peur de l’avenir désormais, de la peur du progrès peut-être, en tout cas d’une perte de confiance dans notre capacité de faire l’histoire. Je me demande si vous n’avez pas tous ensemble fait trop facilement votre deuil de l’histoire.

Armand Abécassis

Je voudrais faire deux remarques. Cette peur de l’avenir n’est-elle pas la conséquence des fondements même de la Déclaration des droits de l’homme, c’est-à-dire de la philosophie des lumières. Celle-ci, ne saurait être remise en question (mon rabbin disait : 1789, 191/2 sur 20, la perfection n’existant pas). Pourtant, nous en subissons aujourd’hui les conséquences, la philosophie des Lumières, pour fonder le lien social, est partie d’un mauvais postulat : l’homme a peur de l’homme, il est un loup pour l’homme. Comment avec cette peur, peut-on vivre ensemble ? Qu’apporte à ce propos la Bible ? Qu’a apporté Moïse aux Hébreux, libérés d’Egypte ? Bien sûr il leur a apporté l’idée, mais on n’avait pas besoin de lui pour ça, qu’il n’y a pas de liberté sans loi. Mais pour les rabbins dans le Talmud il s’agit de bien plus, d’un bouleversement total du fondement du lien social et du vivre ensemble. Il a enseigné que désormais on ne vit pas parce qu’on a peur de l’homme, mais parce qu’on a peur pour l’homme. Et cela est inscrit dans le cœur même de l’alliance au Sinaï, c’est-à-dire dans l’élection d’Israël, élection, je le rappelle, de devoirs et non de droits. Le passage des sept préceptes nohaïques aux six cent treize commandements correspond en effet pour les juifs à un supplément d’inquiétude et de responsabilité, à la présence en eux d’une peur pour l’homme, pour l’aventure humaine, la peur qu’elle ne capote.

Deuxième remarque. On parle de transcendance. Qu’est-ce que c’est la transcendance ? Est-ce qu’il peut exister une transcendance hors de l’immanence ? C’est comme de se dire croyant mais pas pratiquant. Moi je crois qu’il ne faut pas mentir. Qu’est ce que ça veut dire être croyant pas pratiquant ? Si vous croyez qu’il ne faut pas voler, donnez l’exemple. Est-ce qu’il y a, au plan de l’existence une autre manière de montrer que l’homme peut ne pas voler que de donner l’exemple ? La preuve qu’on peut aimer, je ne suis pas chrétien mais je dois le dire, c’est un homme qui aime, Jésus. La preuve qu’on peut ouvrir sa tente aux quatre portes pour recevoir les anges et tous ceux qui viennent du désert parce qu’ils ont faim et soif, c’est Abraham. C’est cela le fond de la spiritualité. Vous croyez vraiment à une valeur, il n’y a qu’une manière de la faire passer dans le monde et de la communiquer, sans pouvoir, sans violence c’est de montrer que l’homme peut en témoigner. C’est le problème fondamental de la morale et de la spiritualité. La torah ne fournit pas d’analyse de concepts, parce qu’elle est hantée par la vérité. Au lieu de concepts elle donne des hommes. Au lieu de l’amour, elle montre quelqu’un en train d’aimer, elle parle de la justice, elle montre quelqu’un qui fait la justice, elle montre que des hommes peuvent lutter pour la justice, qui ont pour cela payé très cher. Elle personnalise le concept. Elle le fait entrer dans l’histoire. Et quand je dis il n’y a pas de transcendance sans immanence, je le dis d’une manière très simple, mon rabbin me l’a expliqué à Casablanca dès l’âge de 12-13 ans. Qu’est ce que ça veut dire transcendance ? – Quand tu as une relation avec l’autre, dis-toi que ce que tu dis peut être dit d’une autre manière, que ce que tu penses peut être pensé d’une autre manière, que ce que tu aimes peut être aimé d’une autre manière, que ce qui est juste pour toi, peut être juste d’une autre manière. Ce renvoi continu, c’est cela qu’on appelle concrètement la transcendance, elle conjure le risque de totaliser les valeurs, exactement de se diviniser, en langage mythique de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Olivier Abel

Cette question du nouvel horizon d’attente, du sentiment non seulement d’inquiétude mais de peur, c’est aussi celle de la responsabilité. HG Gagey a raison de dire qu’on a changé. On parlait naguère encore d’utopie, de principe d’espérance, de théologie de l’espérance. Aujourd’hui règne le principe de responsabilité et rôde le principe de précaution. On a changé d’horizon, il est plus sombre. En même temps je pense qu’on peut rouvrir les promesses et les espérances, à condition qu’elles soient soutenables, et donc qu’on évite les schémas simplistes, récapitulateurs. C’est pourquoi la pluralité des mémoires est importante, la pluralité des responsabilités est importante, la pluralité des espérances.

Par rapport à la modernité, je suis heureux que Luc Ferry ait rappelé qu’elle n’est pas seulement le marché, les droits de l’homme, le matérialisme, sinon même, à la limite, la débauche ! Beaucoup dont on croit qu’ils choisissent le marché, ne choisissent que la survie, mais pas la modernité, qui n’est pas uniquement la peur de l’autre. Il y a par exemple au cœur de la modernité, au cœur du mythe occidental de l’amour, tel que décrit par Denys de Rougemont, une conception du bonheur, du mariage comme libre choix l’un de l’autre qui a fait beaucoup plus pour la conquête du monde par l’occident que les canons et le marché. Nos mythes fondamentaux ont une grande puissance, mais, aujourd’hui, cette puissance je la trouve malade, on n’y croit plus. On voit le côté critique de l’autorité, mais on ne voit pas la raison instauratrice, on ne voit pas la modernité comme recommencement, comme chez Milton, chez Shakespeare, et en même temps comme reprise adulte de l’héritage, avec gratitude.

Au fond, nous sommes tous obsédés par le présent, jusque dans une conception de la charité, de l’agapè ou de l’humanité qui ne prend en compte que le malheur, pour le soigner, mais sans oser un horizon d’attente ou d’espérance. Au pire nous voulons fuir du monde, nous en retirer, dans une perspective gnostique où le monde est méchant. Le seul de nos principes qui échappe à ce culte du présent, c’est le principe de responsabilité à l’égard des générations futures, un principe de précaution qui cherche davantage à éviter le malheur qu’à repartager une promesse de bonheur. Ce sont les victimes qui sont aujourd’hui la classe messianique, or je crois que la seule politique d’évitement du malheur ne peut fonder une espérance ni une action. D’ailleurs il est aussi difficile de partager un malheur, de communiquer un malheur, il y a à propos du malheur un différend irrémédiable entre les humains. Et les promesses qui ouvrent l’histoire sont toujours aussi des façons de tenter de partager ou de repartager le bonheur. C’est notre vraie difficulté aujourd’hui.

Je crois que l’espérance que nous cherchons désormais ne prétend plus faire la synthèse de la vérité et du sens de l’histoire, elle sait la discontinuités des problèmes (tout n’est pas économique, tout n’est pas politique, tout n’est pas juridique, tout n’est pas moral, etc.), elle développe d’abord le sens des limites. Elle développe le sens des désaccords acceptés, le sentiment que jusqu’à la fin de l’histoire nous serons dans le désaccord, et qu’il faut y trouver un modus vivendi. Elle cherche à autoriser l’action, c’est à dire à permettre à l’action et à la parole politique d’accepter leur fragilité, et qu’il ne s’agit plus d’être efficace à tout prix. Nous avons assez transformé le monde, il s’agit de l’interpréter ensemble, d’y cohabiter. Car l’espérance qui dit nos limites n’est pas tant tournée vers un au-delà que vers un en-deça, elle nous fait redescendre vers notre monde ordinaire. Elle rappelle des promesses non encore tenues, mais accepte qu’il puisse y avoir un conflit entre des promesses qui sont difficiles à tenir ensemble, et entre lesquelles il faut construire des compromis. N’est-ce pas le génie des Écritures bibliques que d’avoir canonisées ensemble des traditions qui auraient pu s’entredétruire, pour les obliger à ouvrir un espace de cohabitation et de désaccord réglé?

L’espace commun que nous pouvons appeler notre monde ou notre cité, cet espace d’apparition, me semble fondé sur une question commune, que chacun lance sans cesse aux autres et pour laquelle nous dépendons les uns des autres: « qui dites-vous que je suis? » Qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous différons et nous distinguons davantage? Dans cet espace, nous nous avançons pour tenter de dévoiler, de montrer qui nous sommes. Et nous ne pouvons nous montrer que si nous avons de quoi nous retirer de quoi nous cacher. C’est le rythme de nos histoires, grandes et petites, et la justice consiste à autoriser chacun à se montrer, à paraître, à interpréter sa vie, et chacun à se retirer, à s’effacer à son tour pour laisser la place à d’autres. L’espérance nous autorise à agir parce qu’elle nous autorise à nous effacer. Ce sentiment d’être autorisé à s’effacer, à ne pas vouloir pousser l’action jusqu’à ce qu’elle ait la dureté d’une fabrication, est ce que j’appellerai la gratitude. La gratitude d’être ensemble au monde, nous avançant les uns après les autres. La gratitude de nous ressembler d’autant plus que nous différons. C’est la lumière de l’espérance, qui loin d’effacer les ombres ni de les durcir, permet de les distinguer.

Père Henri-Jérôme GAGEY

Il ne s’agit pas de diaboliser la modernité, il s’agit de comprendre que pour que les promesses de liberté et de fraternité dont elle a été porteuse ou instauratrice, perdurent, il faut que le monde qu’elle a produit établisse un nouveau rapport avec les traditions qui acceptent de repenser leur place.

Armand Abécassis a indiqué la mission du judaïsme, si je voulais définir celle du catholicisme je dirais : cette foule est dans un monde unifié sans signe eschatologique que la fraternité est possible entre nous. Et cela je crois que dans la communion de l’Eglise, c’est un fil dont on reçoit l’effectivité. Je crois aussi que la responsabilité écologique ne sera soutenue que si elle va de pair avec l’expérience d’une mondialisation heureuse, se disant comme une rencontre fraternelle.

Olivier Abel

Publié dans Juifs et chrétiens face au XXIème siècle, Paris, Albin Michel, 2008.