« La crise des unités de mesure »

Un sentiment inquiet s’est fait jour, dans nos débats intimes ou publics : celui que nous discutons en vain, non seulement parce que cela ne changera rien, mais parce que nous ne sommes plus certains de parler des mêmes choses. Comment dialoguer, si nous ne nous accordons pas sur l’objet du débat, comment nous disputer ? Comment même rester silencieux, si nous ne sommes pas dans un monde paisible où certaines choses demeurent communes ? Comment échanger, si nous ne nous reconnaissons plus dans les mêmes références, les mêmes valeurs, les mêmes poids et mesures ? Comment même être généreux et quoi partager ?

Parce que cette impuissance augmente le sentiment d’injustice et la démoralisation, il ne serait pas inutile de revenir ensemble sur les « unités de mesure » apparemment indiscutables qui abritent ce chaos ; un peu comme Platon, dans la crise des cités grecques, interrogeait le « juste », l' »un » ou le « beau ». Je prendrai trois exemples de ces « unités de mesure », censées réguler notre vie économique, politique, et culturelle, et qui semblent aujourd’hui ne pas y parvenir : la monnaie, la voix électorale, l’audimat. Et à chaque fois, parmi toutes les plaintes que leur prétention à tout mesurer suscite, je ne donnerai qu’un des paradoxes où elles s’abîment.

Longtemps l’argent, comme valeur d’équivalence constante, a donné une limite à la cupidité en obligeant les acteurs économiques à un minimum de réciprocité, de sens des promesses tenues, et des limites (on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre). La stabilité monétaire a ainsi été non seulement un facteur économique mais un vecteur de solidité et de confiance du tissu social. Longtemps l’argent, comme valeur de crédit et figure du possible, a joué un rôle d’émancipation des acteurs économiques en les obligeant à imaginer, à anticiper l’invention et la pluralisation des objets et des formes de l’échange solvable.

Mais c’était la même monnaie qui remplissait cette double fonction. Or nos monnaies sont-elles encore capables de les assumer en même temps, et ne sont-elles pas devenues à la fois le fétiche d’un désir sans limite, et un moyen sans égard pour l’humaine pluralité ? Sont-elles par exemple capables de conduire à la fois l’intégration d’un marché planétaire dont les termes seraient constants et équitables, et la pluralisation de micro marchés spécifiques localement à tel ou tel type de biens et de services encore fragiles, et créant de nouvelles « solvabilités » ?

Longtemps le système électoral des démocraties représentatives est apparu le moins pire. Il responsabilisait et faisait participer les citoyens aux décisions politiques, tout en maintenant une distance critique nécessaire à la résistance aux abus du pouvoir. En d’autres termes, il engageait pour une certaine durée, mais de façon toujours révisable et non irréversible. Mais si bref que soit la durée d’un mandat, il est toujours assez long pour permettre la corruption, et jamais assez long pour mettre en œuvre des actions durables, pourtant urgentes, mais qui supposeraient l’électeur capable de lever son nez de ses intérêts immédiats.

Donnant sa « voix » unique, l’électeur peut-il comprendre combien ses propres intérêts varient selon leur échéance temporelle, ou selon l’échelle du choix (local, régional, national, fédéral, planétaire) ? Quand il donne sa voix à des partis qui se présentent sous les mêmes étiquettes à tous les échelons, et qui n’exposent pas les contradictions qui les travaillent, comment peut-il apprendre à porter en lui-même le conflit des voix qui constitue pourtant sa citoyenneté elle-même ? Comment faire pour que la voix donnée suffise à ce que l’électeur se sente responsable, impliqué dans la décision, tout en lui donnant « en même temps » (et pas seulement comme opposant ou dissident) l’obligation d’une réserve critique ?

On n’a pas trouvé de mesure plus objective de l’opinion publique, ou plutôt de ce qui est reconnu et réputé par elle, que l’audimat. Or il ne s’agit pas seulement ici d’une mesure technique et interne aux télévisions pour mesurer le zapping, mais de l’emblème de ce qui contrôle aujourd’hui la vie culturelle de nos sociétés, ce qui y « vaut » d’être vécu. Sommes-nous condamnés à nous identifier de plus en plus aux idoles qui personnifient ce que nous ne vivons pas (la plus grande idole étant celle à laquelle le plus grand nombre s’identifie) ? La seule échappatoire est-elle avec Andy Warhol que « tout le monde sera célèbre cinq minutes », et cette société de flatterie généralisée donnerait-t-elle un sens à nos fugaces existences ?

Et si par exemple on différait la mesure d’audimat: qu’en reste-t-il un mois après ? Même pour les annonceurs, n’est-ce pas plus important ? Parce que l’applaudimètre ne mesure que ce qui s’exhibe à un instant donné (et non ce que l’opinion désire), on néglige combien nos cultures plongent leurs racines dans le passé immémorial des langues, des images et des gestes, qui sont des ressources vulnérables. On néglige aussi qu’elles n’ont sens qu’en proposant au futur des « installations » capables de vieillir et d’être réinterprétées. Si l’on s’en tient à cet instantané, est-ce parce que nos cultures ne parviennent pas en même temps à rouvrir leur passé et à inventer leur futur ?

Paru dans La Croix du 4 octobre 1996.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)