La lettre encyclique « Evangelium Vitae » du souverain pontife Jean– Paul II sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine est un remarquable exemple du flottement actuel qui règne dans les esprits. La précédente, « Véritatis Splendor », qui eut un chiffre de vente miraculeux, présentait l’avantage d’une qualité argumentative certaine : l’appareil aristotélicien et thomiste était mis en branle, et on sentait avoir affaire à une tradition cohérente. Certes, comme toujours, la référence à une prétendue « loi naturelle » permettait à l’autorité romaine de mettre la main sur la définition de la Vie et de l’Homme, et de justifier l’impérialisme universel d’une tradition pourtant bien culturelle. Et puis on pouvait ne pas être d’accord avec les opinions exprimées, mais comment reprocher à une communauté de tenir envers et contre tout son propre langage, sa propre forme d’expressivité?
Ici il en est tout autrement. On parle pèle–mêle de commerce des armes, d’avortement, de génocide, de démographie, de contraception, de violences ethniques, de stérilisation, de torture, d’euthanasie, sous l’idée que notre civilisation et notre culture sont une culture de mort. En face de cette « conspiration », l’Evangile de la Vie (sous–entendu la voix romaine) oeuvrerait pour la valeur unique et incomparable de chaque personne, pour le respect de la vie et de la fécondité, pour les véritables Droits de l’Homme et pour la Résurrection. Dans ce combat magnifique de la Vie contre la Mort, du Bien contre le Mal, et de la Lumière contre les Ténèbres, on croit qu’enfin la situation est claire ; en fait tout est embrouillé.
Dans cette bouillie, d’abord, on ne reconnaît plus la spécificité ni l’épaisseur des drames vécus dans chacune de ces situations, si différentes: au fond le vécu de la femme qui avorte et celui de celle qui prend la pilule, par exemple, reviennent au même, d’être les symptômes d’une culture de la mort. Jamais les marxismes ni les freudismes les plus édulcorés et les plus primaires n’auraient osé porter le soupçon si loin, de tout réduire à n’être que le mécanisme ou l’index d’un seul et même motif.
Ensuite, ces ténèbres d’une « conjuration contre la vie » font l’amalgame de tout ce qui peut faire peur : ce que l’on brandit ainsi à l’horizon d’une catastrophe obscure, et qui semble presque souhaitée, permet cependant de rassembler le troupeau des « faibles » sous la conservation de l’Eglise (sous–entendu catholique romaine, la seule), dispensatrice de la bonne forme de vie personnelle et commune. Hors du conservatisme romain, point de salut.
Surtout, il ne faut pas que les yeux des faibles s’accoutument à la pénombre de notre monde, apprennent à discerner par eux–mêmes, s’aperçoivent des différences qu’il y a entre le mal et le pire: il pourraient découvrir qu’il existe plusieurs formes de vie, qu’il peut y avoir débat entre des « biens » contradictoires, et que les Lumières sont préférables à une seule! Il vaut mieux les laisser croire qu’il y a du mal ou du bien intrinsèque à telle chose ou à telle technique, plutôt que les replacer en position de responsabilité par rapport à leur usage ou à leur contexte.
Il vaut mieux laisser s’établir une « double–morale », où l’énoncé du Bien reste hors de portée des brebis perdues. La « loi » n’est alors pas destinée à être interprétée dans l’existence, mais fonctionne plutôt comme une norme destinée à capter et à gérer l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale, mais banalisée, de transgression qui renforce le besoin de norme.
Enfin, et c’est le comble, le flottement est tel que le maniement des références bibliques dans cette encyclique est digne du protestantisme fondamentaliste! Le découpage de petites citations permet d’imposer au texte un sermon ou une métaphysique toute faite, d’ailleurs insipide (l’Evangile de la Vie). Il n’y a que les sectes américaines pour farcir leurs discours de petits versets bibliques, détachés de leurs contextes et de leurs configurations sémantiques, et les hisser ainsi au rang de slogans. Pour un huguenot comme moi, c’était le dernier avantage de l’Eglise Romaine, que de résister inconsciemment à ces manipulations. Si même le Pape s’y met, où va–t–on?
En face de ce discours–fleuve qui voudrait nous culbuter tous ensembles dans les mêmes ténèbres, je voudrais tenter un plaidoyer. C’est que je ne parviens pas à être convaincu que l’Europe occidentale soit si débauchée qu’on nous le dit. Déjà les islamistes nous font ce procès, d’être une culture matérialiste et dépravée, vouée au culte de la consommation et à la puissance de la technique. Les orthodoxes pan–slaves aussi espèrent un jour venir nous sauver de la perdition et de la ruine morale. Et le papisme revient à la charge, chaque fois avec plus de hargne, pour nous faire revenir à la voie romaine. Cela fait beaucoup.
Pour ma part, je ne veux plus laisser dire ce genre de choses, pas plus aux papistes qu’aux musulmans ni aux orthodoxes. Ce qu’il leur faudrait d’abord comprendre, c’est précisément que notre culture et nos moeurs tiennent à la sécularisation même de nos traditions religieuses dans ce qu’elles ont de plus vivant (même si cette vie a souvent déserté les églises). N’ayant ni langue ni territoire sacrés, ne reconnaissant aucun interdit alimentaire, buveurs de vin, les athées européens sont le plus souvent des athées du catholicisme, ou d’un certain judaïsme, ou du protestantisme (ce ne sont pas exactement les mêmes athéismes!), d’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient et n’ont jamais réglé leur dette (la possibilité de la nier et de s’en rendre indépendant est encore une modalité de cette dette). A tel point qu’on se demande si cette dénégation n’est pas l’objectif des appareils religieux, qui veulent garder le monopole de la tradition.
Cette idée est peut–être inaccessible à nos dévots censeurs, mais une culture laïque et vivante suppose qu’il n’y ait pas tant d’amnésie quant aux sources « cultuelles » des aspects même les plus apparemment irréligieux de nos cultures. Car les cultures ont pour « noyau éthico–mythique », comme dirait Ricœur, quelque chose qui tient à leurs « cultes », et dans laquelle elles doivent garder la liberté de puiser. Je donnerai deux exemples.
Au lieu de la débauche sexuelle, ce que je vois, c’est une passion pour l’énigme du corps, une véritable mystique de la singularité des corps. Car la traque du corps, sous toutes ses figures possibles, par l’image photographique, n’est–elle pas une recherche extasiée ou désespérée, conduite par la question : quelle est la forme de l’image de Dieu, si les humains sont « faits à son image », et que cela reste une énigme? Et le plaisir, pourquoi le soumettre à la logique pénale et mercantile de la rétribution d’une peine ou d’un effort? N’est–il pas l’expérience même de ce qui est là, donné pour rien, tranquillement absurde comme une grâce divine? Et la fidélité, l’attachement incomparable à l’évènement, à l’infinie singularité d’un être mortel, qui osera dire qu’elle n’est pas l’âme passionnée de nos amours? Dans cette mystique du corps, pour ma part, je vois encore les effets d’une théologie de l’Incarnation.
Au lieu du matérialisme des sciences et des techniques, ce que je vois, c’est une mystique du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au centre, la plus totale « désorientation ». En ce sens l’interrogation est la mystique discrète de l’Europe, sans laquelle on ne comprend ni Descartes, ni le développement des sciences. Mais n’est–ce pas le geste calviniste qui remet tous les fidèles à équidistance des Ecritures, du droit à interroger et à interpréter? Et n’est–ce pas entre autres ce geste, de placer au centre le droit d’interroger, qui engendra nos démocraties modernes? On peut critiquer nos formes de démocraties, comme le fait l’encyclique « Evangelium Vitae », mais cela suppose de renoncer à imposer aux autres le seul bon point de vue, et de faire leur Bien malgré eux. Cela suppose d’entrer dans un espace d’interrogation sans entrave.
Certes, il y a un obscur désir de mort dans notre culture, je le crois aussi. Mais j’estime que le conservatisme romain en est complice, qui crache sur ce qu’il y a de vivant dans d’autres formes de vie que la sienne. Le sens éthique, plutôt que de voir la paille qui est dans l’oeil de son adversaire sans voir la poutre qui est dans le sien, consiste d’abord à discerner et à saluer ce qu’il y a d’éthique dans la vie dans autres, avant de prétendre leur imposer notre éthique.
Pratiquant mon propre précepte, je voudrais, après cette « sortie » un peu vive sur l’évènement[1], prendre maintenant davantage de recul, et chercher à expliciter ce qui pour moi fait le fond éthique de la démarche catholique, et le différend profond qui la sépare de l’éthique protestante.
C’est parce que les questions éthiques, débordant de l’ordre privé dans l’espace public, sont le lieu de la demande de consensus et de légitimité qu’elles sont aussi celui où deviennent « actifs » certains différends profonds qui travaillent notre société. Les droits de l’homme et la république, la laïcité et l’identité collective, l’entreprise et le marché, la science et les techniques, les média et l’information, toutes ces questions sont devenues ainsi des questions d’éthique largement débattues, peut– être pour contrebalancer la force des contraintes « objectives » par la véhémence d’une autre sorte d’exigences.
Par tradition et par décision le protestantisme ne peut que s’en réjouir : voici des décennies qu’il appelle à la conscience de la dimension sociale, structurelle et politique, d’une responsabilité éthique que rien, dans la théologie protestante, ne condamne à rester rivée à l’obsession du salut individuel. Le protestant peut toutefois se sentir légitimement « floué ». Cette éthique, la voilà souvent presque rendue synonyme de bioéthique, d’éthique de la vie, là où celle–ci est touchée par la première des « petites parenthèses techniques »[2]. Et cette réduction, qui sert souvent d’abcès de fixation pour un malaise éthique plus général, nous la devons d’abord à l’Eglise Catholique Romaine. Tel est le premier différend éthique que je voudrais d’entrée de jeu pointer : quand nous pensons éthique, nous pensons « monde ». Nous pensons qu’il faut remettre les questions éthiques dans le monde où elles se posent, de sorte que nos chers petits arbres ne cachent pas l’état de la forêt.
Il y a un facteur aggravant : le protestantisme français se méfie d’une excessive législation ou juridisation sur des questions où les options éthiques peuvent diverger, et où le point de vue de la majorité risque d’écraser un pluralisme irréductible de valeurs. Or l’Eglise Catholique a tendance au contraire à chercher à peser sur la législation, et ne fait pas une telle différence entre une règle éthique et une « loi », au sens juridique.
Cette double–distance immédiatement prise avec le catholicisme, on l’aura remarqué, prend la mesure d’une contradiction. Ici nous reprochons à l’éthique catholique de vouloir légiférer, et là nous lui reprochions de ne s’occuper que des questions liées à la morale privée. C’est, je crois, un bon exemple du « différend » éthique entre les protestants et les catholiques : il y a un endroit où nous ne sommes pas dans le même espace, dans la même « grammaire ».
Les différences ecclésiologiques
Pour bien comprendre nos différences toutefois, il faut commencer par tenir entre parenthèses ce malentendu profond sur l’espace même de l’action, du jugement et de la responsabilité éthiques. Nous nous sentons alors le plus souvent bien plus proches de beaucoup de nos amis catholiques que de certains de nos frères protestants. Dans l’action sociale, sur les questions liées à l’immigration ou au chômage, nous oeuvrons souvent ensemble. Et dans l’ordre intellectuel, ils lisent Kant ou Kierkegaard comme nous et nous lisons Pascal comme eux. Que nous manque–t–il pour être la même église ? La plus souvent rien de vital, et le sentiment de l’église invisible est si fort, les autres clivages nous paraissent tellement plus graves, que la question oecuménique même ne nous intéresse plus vraiment.
Pourtant nous ne sommes pas dans la même église, et ceux–là mêmes qui critiquent le plus leur propre église sont peut–être ceux qui lui sont le plus attachés, comme à un cher vieil obstacle, comme à un fidèle ennemi. Et les Eglises campent sur leur position. Prenons l’exemple de la fécondation in vitro sans appel à un tiers extérieur au couple (« FIVETE homologue »), qui a été condamnée en mars 1987 par l’Instruction « Donum Vitae » de la Congrégation Romaine pour la Doctrine de la Foi. Comme de tels cas sont très rares, et comme les « éléments de réflexion » publiés le même mois par la Fédération Protestante de France marquent eux aussi des réserves quant aux fécondations in vitro avec appel à un élément tiers, on pourrait dire que la différence est minime. Mais ce qui nous sépare ici, ce sont des différences ecclésiologiques. J’en vois deux principales.
La loi comme « norme » de la communauté:
Dans le « monde » catholique il me semble que la « loi » n’est pas destinée à être interprétée dans l’existence, mais fonctionne plutôt comme une norme destinée à capter et à gérer l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale, mais banalisée, de transgression qui confirme la norme. La loi fait passer le normatif pour « normal », et cette norme est « bio–éthique », la bonne vieille morale passe enfin pour toute naturelle[3]. La norme du corps communautaire figure le rêve d’une synthèse entre les lois morales et les lois naturelles. Et donc à terme avec les lois juridiques : une anthropologie aussi universelle permet d’édicter des instructions éventuellement imposables à tous. Il n’est peut– être pas inutile de rappeler ici l’argument simple et presque brutal qui a permis de « libérer » les consciences protestantes de la tutelle de l’Eglise Catholique : les consciences, loin de pouvoir être contrôlées par les autorités temporelles ou spirituelles, ne peuvent même pas l’être par les sujets eux–mêmes, car elles appartiennent à Dieu seul.
Il faut tout de suite ajouter que l’Eglise Romaine, nonobstant les protestations de certains de ses fils, a raison. En édictant de telles « normes » elle ne perd aucun crédit, au contraire elle en gagne : à travers cet imaginaire captif elle satisfait la demande collective de simplicité, d’unité, de yaourt « nature », d’homogénéité, qui se développe dans notre monde post–industriel éclaté. Et ce faisant elle se tient sur le même terrain que l’institution médicale et marque ses positions dans la distribution du bio–pouvoir[4].
La communication monarchique:
La différence entre l’organisation presbytérienne et l’organisation monarchique est aussi une différence dans les modalités de la communication. En ce sens la protestation des moralistes catholiques français après « Donum Vitae »[5] est d’abord une protestation contre un renforcement du pouvoir central de Rome dans la capacité à donner des instructions sans consulter personne. Il faudrait trouver les moyens d’appuyer les catholiques qui exigent de Rome une véritable argumentation et une discussion publique, tout en sachant les limites de nos convergences sur ce front–là : l’intérêt d’une telle discussion argumentée réside pour eux dans le souci d’empêcher la rupture du coprs communautaire et de la communication. Les protestants, pour leur part, habitués à des discussions argumentées, n’en attendent pas forcément un consensus; l' »excommunication » réciproque fait partie de la routine. Ainsi le statut même d’un discours « déclaré » par synode diffère des circulaires romaines.
Allons plus loin : cette différence dans l’organisation de la communication est réactivée par la révolution des média. Comme l’écrit Régis Debray, « l’image est monarchique » ; le règne de la télévision favorise l’extrême personnalisation des autorités, à un point encore inouï. Il n’y a pas d’image d’un peuple ! De ce point de vue, les protestants sont mal placés dans la course à l’audimat. Non pas qu’ils n’aient pas des « grandes gueules », mais le pluralisme constitutif de leur ecclésiologie, le principe que les réponses ne tombent pas du ciel mais sont élaborées par ceux qui « pratiquent » la question, entravent l’apparition parmi eux de grands Répondeurs ou de grands Communicants.
Le différend théologique
Mais pour comprendre les raisons des différences ecclésiologiques, il faut lever la parenthèse qui porte sur nos différends théologiques. Il y a un endroit où nous ne sommes pas dans le même monde ; où employant les mêmes mots, nous ne parlons pas le même langage. Il me semble que les termes ne sont pas pris dans les mêmes oppositions. L’équation éthique pourrait être établie dans le rapport suivant, pour chaque tradition, selon le schéma suivant, présentant son profil, sa démarche, son rythme profond:
pensée catholique |
pensée protestante[6] |
NATURE / GRACE |
GRACE / AGIR |
Dans le décalage introduit par ce différend entre les deux problématiques, voici quelques traits plus particulièrement remarquables:
1) Chez les uns la « morale chrétienne » est liée à un supplément spécifique (pour les champions de la foi ou les saints, la charité par exemple) qui couronne la morale naturelle universelle (pour tout le monde, que ce soit la féodalité, la démocratie ou le marché selon le contexte), tandis que chez les autres la morale chrétienne n’est, pour tout le monde à équidistance ou à équiproximité de la « justice », que manière(s) de « rendre » grâce à Dieu: action de grâce.
2) Chez les uns la grâce n’est que le couronnement de la nature, dans l’éventail des modalités de l’agir divin ; tandis que chez les autres la grâce rompt avec l’orgueil de la loi[7], elle recommence, elle inaugure, elle précède tout.
3) Chez les uns la loi est implicitement comprise comme la norme voulue par Dieu, norme ordinaire dans l »ordre de la nature, et surnaturelle dans celui de la sainteté ; tandis que chez les autres la loi consiste soit en se remémorer la grâce reçue, soit en imaginer comment agir et vivre devant Dieu. C »est pourquoi la Bible, où cette imagination fuse, peut être lue comme un livre usuel, et non comme un mystère compliqué.
4) La liberté catholique, c »est la découverte en soi de la sagesse, de la raison, tandis que la liberté protestante c »est la pluri–appartenance, la pluralité irréductible des interprétations d »une raison transcendante.
5) La « nature » et l » »agir » définissent des genres éthiques tout à fait hétérogènes : chez les uns il y a des objets, des techniques ou des comportements qui par nature sont mauvais ou bons ; chez les autres ce qui est mauvais ou bon ce sont nos « usages » de tout cela, leur sens dans une situation précise (Calvin écrit que les objets qui ne provoquent ni cupidité ni superstition peuvent être utilisés indifféremment[8]).
6) L »anthropologie catholique expose la nature humaine conçue comme obéissant à une morale universelle ; tandis que l »anthropologie protestante est considérée d »un point de vue pragmatique, comme dit Kant, c »est à dire qu »elle correspond à la diversité des figures de ce que l »homme fait de lui–même, et dont il est responsable.
7) Chez les uns la théologie correspondant à cette anthropologie est de type cosmologique ou « onto–théologique », il s »agit de Dieu en tant qu »Etre ; tandis que chez les autres la théologie est plutôt éthique ou « théo–praxique »(!), et il s »agit de Dieu en tant qu »Autre.
8) Ce différend entre les problématiques a également des effets stylistiques. On pourrait dire que la théologie catholique tend à intégrer ce que la théologie protestante tend à distinguer. Le langage catholique mélange allègrement les genres de langage : parler de « l »âme de l »embryon », par exemple, c »est télescoper dans le même énoncé des termes qui relèvent de régimes différents. Le langage protestant sépare les genres à tel point que chez nous on a parfois du mal à jeter un pont entre le savoir, l »agir et l »espérer.
9) La différence entre les libertins (ou les athées) du protestantisme et du catholicisme, c »est que les premiers flottent dans le vide d »une certaine « anomie », quand les seconds passent leur temps à transgresser la loi, à transgresser une Réelle Présence! Jean Baudrillard est un exemple de la dernière catégorie.
10) Enfin chaque morale a sa vertu et ses effets pervers. Si nous prenons l »exemple du suicide, le meilleur de la morale catholique sera de montrer dans le suicide une lésion du corps communautaire, dont le symptôme est une « image du corps » presque défaillante chez les suicidants[9]. Le meilleur de la morale protestante sera de désigner dans le suicide une limite au pouvoir de la loi et même une limite au pouvoir de juger : un suicide peut aussi bien manifester la volonté présomptueuse de rester maître, que l »abandon à une grâce seule capable d »embrasser notre passé, et nul n »en « sait » rien[10].
Pour conclure ces brèves remarques, je voudrais lancer une exhortation. Les frontières entre nos églises doivent devenir poreuses, parce que c »est les uns chez les autres que nous pouvons, dans une sorte d »aveu de nos faiblesses propres, découvrir les questions que nous laissons sans réponse. Un catholique découvre ainsi que la norme ecclésiale, qui structure une identité, peut aussi provoquer une obsession dévote ; un protestant découvre alors que la prédication de la grâce, qui délivre de la loi, peut aussi déstructurer la mémoire et l »identité. Nous découvrons que pour échapper au double–écueil de l »autoritarisme et du nihilisme, de la communauté envahissante et de la solitude excessive, etc., nous avons besoin les uns des autres. Je réclame le droit d »appartenir à plusieurs églises, et le devoir, pour ceux qui revendiquent ce droit, d »inventer les règles de cette pluri–appartenance.
Mais cela ne suffit pas. Pour que de tels mixtes soient possibles, il faut un minimum de tradition, accepter presque corporellement d »appartenir à une langue, à une musique ; mais aussi il faut un minimum d »adhésion personnelle, d »approbation claire. Et ici je romps la symétrie en faveur du protestantisme. Sont protestants, dirai–je, ceux qui dans le même temps :
1) Acceptent humblement d »appartenir à une tradition, qui est biblique, mais aussi bien d »autres Ecritures mêlées[11].
2) Revendiquent tranquillement le droit d »exercer une critique universelle et sans entrave.
3) Reçoivent l »affirmation et la puissance évangélique du pardon comme ce qui bouleverse leur existence, leur manière de se tenir devant les autres, devant Dieu.
Je crois que beaucoup de nos contemporains (et bien des catholiques qui se plaignent de Rome) sont protestants. Je crois que bien des protestants savent que leurs églises et leur parole sont de toutes façons à réinventer[12]. Je crois que les églises protestantes de demain rassembleront ceux qui acceptent que leur église un jour disparaîtra (la marque d »un esprit catholique inconvertible est de ne pas arriver à se faire à cette idée). Je crois que la théologie protestante rassemblera ceux qui acceptent que la théologie n »est pas un langage homogène et synthétique, mais le point où le langage humain est dispersé: et cela seul nous oblige à adopter à chaque fois la langue de l »autre. Même sur les questions éthiques. Je crois que ce n »est pas une raison pour se taire.
Olivier Abel
Notes :
[2] Selon une jolie formule d’André Dumas.
[3] Si la bioéthique, autour des questions de naissance de sexualité et de mort, a pris la place à peu près entière de l’éthique, c’est qu’elle est la moins éloignée des obligations hygiéniques qui font la seule morale des nouveaux corps et leur bonheur tout médical : ce sont ensem–ble les avatars de la même conception d’un Salut très privé.
[4] « Ce bio–pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispen–sable au développement du capitalisme ; celui–ci n’a pu ête assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyen–nant un ajustement des phénomènes de population aux processus économi–ques » (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome 1, Paris Galli–mard 1984, p.185).
[5] Une remarquable lettre collective avait été préparée dont les ma–noeuvres des cardinaux français ont empêché la publication.
[6] Dans cette présentation schématique, je n’hésiterai pas à dire que Luther met l’accent principal sur la grâce en tant qu’elle rompt avec la problématique antérieure, et que Calvin met l’accent sur l’agir ouvert par cette grâce. Dans ce travail je privilégie ce dernier point de vue, mais je le crois profondément inséparable du premier.
[7]) Pour tenter une éxégèse inhabituelle, disons que l »orgueil de cette loi, qui est la loi de l »échange (« ils ont déjà leur salaire »), prétend tout soumettre à cet échange : commerce, guerre, ou flatterie.
[8] Si l »on y ajoute que les objets qui sont occasion de cupidité ou de superstition sont aussi l »occasion des passions du pouvoir, nous tenons me semble–t–il un bon critère de ce qui tombe sous le jugement éthique.
[9] Si nous avons réduit l »image du corps à quel–ques clichés, ne nous étonnons pas si trop d »ado–lescents ou de vieil–lards se tuent, aux âges où cette image tremble trop. Voir à ce sujet la remarquable étude de Patrick Bau–dry, « Facteurs anciens et facteurs nouveaux en matière de suicide », in Concilium n_199/1985.
[10] Voir « une appréciation théologique de Karl Barth », in Le sui–cide, Genève Labor et Fides 1971.
[11] Il y a un protestantisme pour lequel le rapport à l »Ancien Testa–ment et donc à la culture judaïque est essentiel. Mais l »équation tradi–tion–évangile peut jouer par rapport à d »autres cultures (ce fut le cas avec la culture grecque, pourquoi pas avec la culture japonaise ?), d »autres langues : et même d »autres « langues de Dieu », d »autres reli–gions. Le protestantisme permet de vivre ensemble l »appartenance et la critique.
[12] Les églises ont deux tâches : 1) réouvrir leur mé–moire litur–gique, historique, éthique, leur mémoire de « lec–teurs » de la Bible et du monde, en construisant des Musées vivants. 2) inventer des formes neuves qui attestent la puissance du pardon, et qui exercent la critique des pos–sibles dans ce monde. Il nous faut inventer l »architecture publique de ces deux fonctions.
Publié dans Paroles de Pape, paroles protestantes,
Paris: les bergers et les mages, 1995.