« Quatre générations pour une seule grâce »

Une majorité de protestants semble ne plus du tout croire au salut ou à la justification par la grâce seule. Il est bien possible que ce ne soit pas sans raison, car la grâce peut être « insoutenable ». Que veut dire la grâce, qui sommes-nous, tour à tour auditeurs et orateurs de cette prédication? Essayons de remonter, ou plutôt de raconter, cette suite des générations qui fait la généalogie protestante ; car selon notre position dans cette suite nous ne voyons pas la grâce du même côté, et il n’est pas sûr que nous parlions tout à fait de la même chose, de la même délivrance, ni du même effroi.

La première génération ici pour nous est celle de Luther, obsédée par la damnation, c’est à dire par cet interminable Procès où nous ne savons si nous devons plaider coupable (parce que la Loi est infiniment irréalisable), ou non-coupable (parce que le malheur est infiniment plus lourd que toute rétribution). La grâce apparaît comme la seule issue à cette situation inextricable, non comme le couronnement surnaturel de nos naturelles aspirations, non comme le sommet d’une échelle où les oeuvres humaines, en se spiritualisant, se laissent illuminer par Dieu, mais comme l’oeuvre de Dieu seul. Nous sommes justes, en dépit de notre culpabilité, parce que cela nous est donné, dans notre désoeuvrement même. En nous dépouillant de toute prétention à réaliser notre salut, en nous nous abandonnant à la grâce de Dieu, cette confiance nous envahit, et culbute toutes les catégories du procès et de la justification.

La seconde génération est celle de Calvin, auditeur de cette prédication de la grâce. Il n’y revient pas. Tout commence avec la grâce. On ne peut pas influer sur son salut, on ne peut que le recevoir. De toutes façons on n’en sait rien (prédestination). A tel point qu’il n’est pas besoin ni utile de s’en soucier, et que se soucier de sa justification devient la marque même du péché, la preuve qu’on ne s’est pas entièrement vidé de tout souci de soi. Il y a une « insouciance » calviniste, et le seul problème valable est celui du « comment rendre grâce »? Qu’est-ce qu’on fait? Le champion de la foi, ici, ne doute pas de la grâce, ne doute pas d’être élu, et agit toute sa vie « comme si » il était élu, choisi, béni par Dieu. Et il ne comprend pas qu’on puisse douter, ni qu’on puisse rester planté là les bras croisé sans rien faire de ce qui nous a été donné.

C’est pourtant ce qui arrive à la troisième génération. L’un des fils s’enfoncera dans le tourment, dans l’angoisse d’une culpabilité d’autant plus infinie qu’il ne s’agira même plus d’oeuvres ni de mérites mais d’une incapacité à la confiance. La foi sera ici rongée par le doute de savoir si on a la foi. On lui conseillera d’agir « comme si », de multiplier les oeuvres non comme des moyens mais comme des preuves, des signes de l’élection, et de ne pas perdre un instant, mais il aura du mal, et il ne le fera qu’en s’aigrissant. Un autre au contraire tombera dans le « trou noir » de la grâce, d’un désoeuvrement total, d’une paresse de lys des champs. On aura beau l’exhorter au contraire à donner des fruits, rien ne pourra plus entamer sa tranquillité, ce sentiment d’une grâce universelle qui brille pour tous, et dans lequel il peut s’effacer ; il a de toute façon « déjà son salaire » et ne demande plus rien.

Mais une toute autre interrogation surgit à la quatrième génération, pour autant qu’il y en ait encore une, que le poids de ce souci de savoir si on a la foi (qui est peut-être la foi même), ou la légèreté de cette insouciance de savoir si on a la grâce (qui est peut-être la grâce même) n’aient pas éliminé les protestants survivants, en renvoyant les premiers vers des religions plus rassurantes, ou les seconds vers le monde de tout-le-monde (qu’ils « inventèrent » probablement).

C’est dans l’assurance d’être élu que se glisse soudain la question: « mais pourquoi m’a-t-on choisi? Pourquoi suis-je élu? A quoi est-ce que je sers, et si je suis superflu mon existence n’est-elle pas absurde, vide de dette mais aussi de qualité, de signification? Est-ce même que j’existe? » Se souvenant vaguement des prédications d’un de ses grand-pères, il est possible alors qu’il se jette dans l’action, dans la prolifération des oeuvres, pour multiplier les preuves, non plus de son salut, mais de son existence même: il ne perdra pas un instant, augmentera ses échanges et ses déplacements (quand on roule au moins tout a un sens!), de peur s’il s’arrête d’être happé par le néant.

Il est aussi possible qu’il entende la grâce comme ce qui répond non plus au péché mais au néant, au sentiment que tout est vide et absurde. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une grâce, plus absurde encore que tout. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce, et un plaisir pour Dieu. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être, qui doit avoir un sens, même si nous ne savons pas lequel. Mais cette « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité, car chacun de nous a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la grâce.

A la cinquième génération…

PS. Cette méditation fait suite à celle du n°2641, mais aussi à celle du n°2429 de Réforme.

Paru dans Réforme n°2652/10 Février 1996

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)