« Et si l’on retirait du commerce les objets vraiment trop mal conçus? »

Généralement je n’apprécie pas beaucoup d’entendre taxer notre société de « matérialiste ». Ceux qui parlent ainsi ont toujours l’air d’être « capables » de nous sauver d’un monde vénal et perdu, et leur capacité salvatrice me fait froid dans le dos. Mon propos aujourd’hui portera toutefois sur l’invasion dont nous sommes victimes, et même esclaves volontaires dans une société où le bien-être est marchand, d’objets vraiment trop mal conçus.

Hier ainsi, servant le petit déjeuner des enfants, je répétais ce geste presque rituel, qui me fait communier dans l’agacement avec probablement des millions d’utilisateurs depuis quelques années, et qui consiste à ouvrir un « brick » de lait muni d’un bec verseur en plastique (« ouverture facile »: méfions-nous!). Je rappelle brièvement quelques-uns des stades de l’énervement: 1) Levez le capuchon (sans vous attacher à cette petite pièce de plastique jetable, même si vous pensez que le plastique est un matériau trop noble pour de telles utilisations -nous en parlerons une autre fois); 2) enfoncez la capsule vers l’intérieur jusqu’à ce que votre doigt plonge dans le lait (lavez vous les mains avant et après l’opération); 3) en refermant et rouvrant le capuchon, tentez d’éviter la petite goutte de lait ainsi éjectée, qui doit normalement se diriger vers votre oeil.

Préfériez-vous, me dira-t-on, les brick sans bec verseur, et les ciseaux qui ne sont jamais à la cuisine au moment où l’on sert le petit-déjeuner des enfants impatients? Je battrais en retraite prudemment, et jetterais au panier à papier ce début d’opinion, si je ne savais qu’il y a parmi les lecteurs des milliers d’être aussi accomodants et peu regardants que moi, et qui penseront aussitôt, bien mieux que je ne pourrais le faire, à leurs ennemis les plus familiers. Ne pourrait-on faire quelque chose pour tous ces appareils de cuisines dont les rainures sont impossibles à nettoyer, ces clefs innombrables qui percent les poches, ces coutures irritantes qui vous obligent à enfiler vos chaussettes à l’envers, ces livres qui tombent en feuilles détachées avant même qu’on ait fini de les lire, ces pieds de mobilier de bureau en fer designés qui arrachent un lambeau de chaussure à chaque fois, ces modes d’emploi faits pour les seuls ingénieurs. Et les emballages! Comment faites-vous pour ouvrir l’étui de cellophane d’un disque compact?

Méfiant je renonce à donner la petite liste d’objets par contre absolument manquants auxquels je pensais ce matin en me rasant. Il me manque bien, pourtant, ce petit feutre ultra plat à glisser dans mes livres et mes agenda, et qui ne les déformerait pas. J’y renonce parce que ce serait l’objet d’une déception supplémentaire, et qu’il faudra bien un jour renoncer à avoir un objet pour chaque usage, jetable aussitôt après. Or c’est bien ce dernier axiome, assez digne des Shaddocks (on ne fera jamais assez l’éloge de cette épopée satirique), qui gouverne impérativement toutes nos productions. Comme si le véritable sens des choses n’était pas justement d’avoir plusieurs sens, plusieurs fonctions, d’être réutilisables et réinterprétables diversement par la pluralité des acteurs que nous sommes. N’est-ce pas justement ce qui fait la grandeur en même temps que la malice des choses, que d’être ces « boîtes noires », ces dispositifs paisibles et durables mais relativement autonomes, ces écrans et ces territoires, qui stabilisent les relations humaines et les subvectivités dans une cohabitation où l’on a moins affaire aux objets eux-mêmes qu’à la pluralité consentie des manières de les prendre.

Il y a plus: ces objets mal conçus sont visiblement issus du génie inventif d’une société vouée à la reproduction standard et au commerce mimétique des objets, et qui se consacre à ce noble but de tout son coeur, de toute sa force, de toute son âme et de toute sa pensée! On se demande parfois avec terreur, n’osant aller jusqu’à conclure, comment de telles choses peuvent lui échapper à ce point. Comme si l’humanité se séparait en deux mondes sans intersection: ceux qui produisent et vendent, et ceux qui utilisent tant bien que mal les objets ainsi dispensés. Et comme si, le progrès faisant rage, on sentait soudain que sur cette limite-là, qui tient probablement à la bêtise conjointe du concepteur et de l’utilisateur, notre société s’était mise à piétinner.

On dit que la consommation stagne dans nos sociétés riches et qui ont cessé de s’enrichir, alors que les jeunes populations asiatiques se jettent sur les objets de la terre promise. Mais c’est peut-être qu’elles n’ont pas eu encore l’occasion d’être vraiment déçues. Or la déception, qui est un autre mot pour dire l’expérience, est le début de la sagesse. Faute de voir ces objets retirés du commerce, peut-être simplement nous retirons-nous de la consommation.

Paru « Le commerce des objets » dans La Croix 7 Mars 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)