« Habiter, simplement »

L’économie, du grec oikos, maison, c’est d’abord l’ensemble des moyens par lesquels les humains se protègent du temps et de l’adversité, en recevant et en se donnant les uns aux autres un habitat durable. Et il est certain qu’il n’y a pas d’économie sans habitants, sans habitats, sans cette cohabitation qui porte l’espace physique à la dignité d’espace vivant et humain. Ma thèse ici c’est que nous n’avons fait, sous le prétexte d’une économie efficace, que transformer le monde : il s’agit maintenant de l’interpréter, c’est à dire de l’habiter, simplement, et selon la pluralité des styles d’habitation et de cohabitation. Et que loin d’être un luxe, cet « habiter » est premier par rapport au reste de l’économie, dans sa double entreprise de productivité industrielle et de rentabilité marchande.

Or la productivité à tous prix postule la possibilité d’une croissance infinie, où le monde naturel ne soit qu’une ressource illimitée de matières premières, et où l’histoire ne soit qu’une évolution linéaire où toutes les sociétés doivent passer sous les mêmes stades du développement. Et la rentabilité à tous prix suppose la réduction de l’humanité à l’uniformité de l' »homo economicus » livré à l’immédiateté de ses intérêts et de ses moyens, à l’obligation d’être commensurable au marché, le reste n’étant ni rationnel ni solvable. Au fond sur ces deux points le libéralisme économique continue l’entreprise du communisme par d’autres moyens, et remarquons-le au passage avec tous ceux qui connaissent un peu la réalité du nouvel ordre mondial, il se soucie du libéralisme politique comme d’une guigne : le capitalisme autoritaire, à la chinoise, est probablement une des formes les plus « prometteuses » de l’efficacité économique. Mais pour notre part, nous avons découvert le prix infini, et la fragilité extrême, de la pluralité des vivants, des cultures et des habitats. Et au tournant du troisième millénaire, il est temps pour nous de repartir de la seule chose qui puisse limiter la folle croissance et l’uniformisation morbide: l’habiter.

Le monde d’abord nous est donné à habiter, à cohabiter, et nous n’avons qu’à en rendre grâce, sans prétendre ni l’avoir produit ex nihilo, ni nous en faire les possesseurs abusifs. C’est l’idée biblique du Jubilé qu’il n’y a pas de propriété définitive, qu’il y a un temps pour effacer toutes dettes, et que l’espace doit régulièrement être redistribué. Et nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne une prédication de l’insouciance qui nous rappelle, avec les oiseaux du ciel et les lys des champs, à recevoir d’abord le monde, simplement, avant que de prétendre en faire notre œuvre. Pourquoi ce geste, de remettre l’habiter au centre de nos économies ? D’abord pour limiter la folle expansion du « tout s’échange ».

Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, il faut bien que les acteurs disposent d’une mise de départ ou d’une prise de sortie qui permette au jeu de l’échange de fonctionner librement. Ce jeu suppose que personne ne soit obligé d’entrer dans l’échange, en vendant d’avance sa vie entière jusqu’à ses dernières extrémités, et que pour personne sortir de l’échange ne signifie être exclu de la vie, disparaître sous la faux de la mort. La rationalité de l’économie suppose ainsi une dotation d’habitat, qui serait la condition pour entrer et sortir des échanges.

L’habitat est inaliénable, parce qu’il faut rendre à César ce qui est à l’effigie des échanges humains, et rendre à Dieu ce qui est à son image, l’être humain dans sa corporéité complète, créature parmi les créatures, dans la demeure de son monde. Le corollaire de cette affirmation, que l’habitat est donné et qu’il est inaliénable, c’est ce que j’appellerai l’équivalence des habitats. Si nos habitats sont moins une addition d’objets que l’horizon sur lequel nous évaluons et partageons nos biens, cet horizon est a priori équivalent pour chacun. C’est ce principe critique qui permet de montrer comment la couverture d’un mendiant peut avoir la même valeur qu’une riche demeure pour son propriétaire. Ce que l’équivalence des habitats pointe, c’est l’incompétence de l’économie de marché pour rendre raison de toutes ces valeurs incommensurables : le kilo de blé en Beauce et en Somalie, l’impossible « assurance » pour des choses qui n’ont de valeur qu’affective, l’offrande de la pauvre veuve dont Jésus dit qu’elle a mis plus que tous les autres. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui extérieur pour critiquer sans fin toute économie, et pour augmenter la densité « œconomique » du monde, sa diversité en habitats.

Paru dans La Croix le 10 mai 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)