« La diversité économique est indispensable »

Deux logiques dominent ensemble le monde et déchirent le politique: l’uniformisation technique par le Marché et la balkanisation ethnique par la Nation. Pour survivre l’Europe doit briser cette alternative entre un pôle économique purement mondialisé et un pôle politique ramené au pré carré national. Elle ne survivra en effet qu’en compliquant ce manichéisme, en brouillant les cartes, et en proposant à la fois l’institution d’un pôle politique d’échelle proprement européenne ; et celle d’un pôle économique plus différencié, qui laisserait place à des marchés régionaux de diverses échelles. Pourra–t–on développer en Europe un véritable « pluralisme économique » ? Le sentiment premier est ici que seul un pouvoir politique de même échelle peut contrebalancer et limiter la prépondérance des intérêts économiques qui ont de toutes façons déjà supprimé les barrières nationales. C’est assez vrai. Mais il nous faut maintenant développer le sentiment inverse: si l’économie n’est plus seule à porter les fonctions d’intégration supranationale, peut–être pourra–t–elle enfin se mettre aussi au service de la diversité ?

La thèse est ici qu’il n’y a pas de diversité, de pluralité culturelle possible sans un fondement économique. Les modes de vie et de transmission de la vie, et donc les formes de culture, ne sont pas seulement des modes de consommation, mais des manières de travailler, d’échanger, d’habiter. En outre, quand on pense Europe, on pense harmonisation des fiscalités, des normes de production, etc. Mais c’est bien l’utilisation des discontinuités qui permet la division du travail et la différenciation des échanges. Là donc où le « Marché » aurait tendance à abolir les barrières et les discontinuités, sauf à les rejeter sur l’extérieur ou sur la seule discontinuité riches–pauvres, c’est bien l’intérêt économique lui–même qui devrait conduire à une pratique économique de la discontinuité où l’on tenterait de produire des discontinuités bénéfiques.

Peut–être, après avoir été très loin dans l’intégration d’un marché européen, faut–il rééquilibrer ce processus économique par une différenciation de l’espace économique qui permette le maintien et le développement de « micro marchés », de types de production ou d’échanges auxquels des formes de vie, des cultures et finalement des populations entières sont arrimées; et sans lesquels elles s’effondrent dans le néant, dans la violence, dans l’impuissance. En tous cas, comme nous avons vu qu’il ne fallait pas laisser au seul marché les fonctions d’universalisation supranationales, mais en inventer les instances politiques, de même ne faut–il pas laisser au seul Etat les fonctions d’identification nationale ou régionale, de redistribution sociale: les lieux de vie économique ont à réinventer ces micro échelles.

Peut–être les cartes à puces remplaceront–elles l’argent non pas seulement pour des raisons de commodité, mais parce qu’elles peuvent répondre à ce double problème: maintenir des marchés mondiaux (et donc des « monnaies » mondiales) pour certains macro échanges, tout en protégeant et en développant d’autres sortes d’échanges (« monnaies » régionales, ou « monnaies » spécifiques à tel ou tel type de biens ou de services, et par là création de « solvabilités » nouvelles, etc.). Ne faut–il pas d’ailleurs, pour le marché planétaire lui–même, adopter cette attitude multi scalaire qui traite des biens, des services et des échanges par « écosystèmes » ? Un peu comme une meilleure compartimentation de la coque aurait probablement sauvé le Titanic, la diversité des formes économiques n’est–elle pas elle–même un atout essentiel pour l’avenir de l’humanité ?

Paru dans la Croix le 25 juin 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)