« Le plastique mérite mieux »

J’aime le pétrole et j’aime le plastique, parce qu’on les maltraite, et que rien n’est fait ou presque pour les regarder avec l’infini respect qui leur est dû. On maltraite le pétrole, issu de millions d’années d’accumulation de vie fossile au soleil de notre terre : sous forme d’hydrocarbures, ce sont les accumulateurs de notre planète que nous aurons pratiquement réussi à vider en un peu plus d’un siècle. Et ce n’était pas seulement une accumulation thermique, mais une fabuleuse différenciation de matériaux par le travail de la vie : croyez-vous que ce soit un hasard chimique si l’essentiel de notre pharmacopée en provient ? Ce vivant fossile, comment pouvons-nous ne pas sentir combien il est précieux, et rare, et unique ? Si nous prenons les choses à l’échelle galactique, il l’est probablement bien plus que l’or.

Ce sentiment m’habite depuis de longues années et à chaque crise pétrolière j’espère un grand réveil : mais le prix du baril restant désespérément bas, on se prend à craindre que seule une déflagration militaire dans le Golfe, comme une ruse terrifiante de l’histoire, puisse nous rendre soudain un peu plus sages. Si l’on considère qu’en Europe de l’Ouest 41% du pétrole s’envole dans les transports, 32% dans le chauffage, et 10% dans les centrales thermiques, on mesure l’ampleur du gaspillage. Comment faisons-nous pour confondre encore le pétrole, matière première rare et irremplaçable, et le pétrole comme source d’énergie bon marché et d’ailleurs remplaçable ? Un aller-retour Paris-Bruxelles en voiture brûle de quoi faire 20000 « verres » de contact.

Mais venons-en justement à mon petit sujet, malheureusement trop déformable pour ne pas se plier à tous nos désirs, au risque de ne plus même être regardé. Oui, nous maltraitons le plastique, en lui préférant la noblesse et le recyclage du verre, comme si les silices n’étaient pas les minéraux les plus universellement répandus. Dans le plus total mépris des industriels et des commerciaux (plus du tiers du plastique passe en emballages) et sous la haine des environnementalistes qui y voient surtout un matériau peu biodégradable, nous jetons le plastique aux poubelles de l’histoire, d’où il ne ressort que par sa plus mauvaise odeur. Comme si les plastiques ne pouvaient pas avoir accès aux secondes vies du recyclage !

En 1960 le monde produisait annuellement moins de dix millions de tonnes de plastiques : actuellement plus de cent millions. Regardez un instant autour de vous : il y en a partout, pour le meilleur et pour le pire des usages. Depuis le moindre objet domestique jusqu’au bâtiment, canalisations et isolation électrique, et depuis les industries électroniques jusqu’aux nouveaux composants des voitures et des avions, sans parler des peintures, des textiles et du design, il est partout. Et on se demande s’il n’informe pas jusqu’à notre imaginaire, notre rapport aux autres, au temps, à l’histoire et à nous-mêmes.

Mais a-t-on au moins reconnu au passage ses qualités esthétiques et plastiques ? Pas vraiment. Les fleurs en plastoc sont rarement regardées avec l’admiration qui pourtant devrait parfois s’y attarder. Au mieux d’ailleurs on demande au plastique d’imiter le bois, l’acier, ou les tissus qu’il remplace, ou d’enrober n’importe quelle forme, n’importe quelle fonction. Comme s’il n’avait pas ses morphologies propres, son style. On s’étonne ensuite que le plastique fasse toujours « faux » !

Lorsqu’on s’apercevra de son juste prix, de la difficulté à obtenir des plastiques de substitution par synthèse chimique sur la biomasse agricole (coût en temps-énergie, pollution), les antiquaires se jetteront sur ce qu’il restera d’objets en plastique, et peut-être d’abord sur les jouets de nos enfants. À ce moment-là, et d’autant plus que le recyclage du plastique ne peut s’opérer sans perte de qualité (ni sans rejets toxiques), on regrettera de lui avoir pas donné d’emblée les formes qui conviennent à son antiquité, à sa rareté, et aux contraintes de sa plasticité même. Et si un jour on parle de notre époque comme de l’ère du plastique, je crains que ce ne soit pour désigner cet emballage universel du jetable à quoi nous l’avons réduit.

Paru dans La Croix le 6 mars 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)