« La nécessaire confrontation »

Il n’y a pour moi rien de « radical » dans cette théologie simpliste qui voudrait nous remettre dans les chères vieilles ornières (elles sont si familières et nous donnent si bonne conscience) de l’opposition entre violence et non-violence, en nous faisant croire que la spécificité du Christianisme, l’exclusivité de la Christologie serait ce fade bavardage sur la réconciliation. Comme si Jésus avait pu être crucifié pour un tel bavardage! Je suis un peu assombri, cette entrée en matière le prouve, par la manière dont une théologie ecclésiastique veut planter sa bannière dans le champ des analyses et des pratiques non-violentes (comme si celles-ci ne lui échappaient pas par tous les bords), ou dont cette même éthique ecclésiastique veut planter sa bannière sur le champ biblique et évangélique (comme si celui-ci pouvait s’y réduire). Assombri par le fait qu’il suffise d’une boutade démagogique (on maintient gentiment le gigot pour tous tout en réclamant la suppression des abattoirs), pour biffer d’un trait simpliste des années de travail passées à compliquer le débat. Comme si le monde n’était pas déjà assez manichéen, comme si le combat de l’amour contre la guerre n’était pas la logique même de la guerre!

Faut-il rappeler quelques-unes de ces bienfaisantes complications? 1) Il y a l’épaisseur des textes bibliques, qui résistent délicieusement à leur abolition dans une christologie, dans une « éthique du Nouveau Testament » ou dans une « théologie du Nouveau Testament ». La mise en scène de chacune des paroles invoquées (Jn 8, Mt 5, Lc 6) surprend notre christianisme évangélico-bêlant, et atteste un Jésus plus stratège, plus rabbin, plus chorégraphe, plus cynique au sens grec et controversiste, plus thaumaturge, plus psychologue et fabuliste, plus apocalyptique, plus sceptique, plus tendre et plus imprécateur, bref plus « contradictoire » et autrement cohérent que ce que nous imaginons. On ne m’a pas donné ici la fonction d’entrer dans les détails de ce curieux « amour des ennemis » qui nous fait déjà comprendre que nos ennemis puissent avoir des amis, et que la « juste loi » du talion est impraticable parce qu’on en rajoute toujours.

2) L’histoire de la théologie et des églises ne peut être ramenée à l’opposition entre le césaro-papisme constantinien et la vigilance des évangélismes sentinelles, sans faire croire ce mensonge: que toutes les époques n’ont eu en tête qu’un seul vrai débat, celui entre la violence légale de l’Etat et le témoignage prophétique de la non-violence (les autres débats sont probablement trop compliqués, en tous cas ce ne sont pas les nôtres).On se demande d’ailleurs ce que devient ce « témoignage » avec le fait incontournable des générations: qu’en pensent les enfants de ces missionnaires de la non-violence? Ce n’est pas une basse question, au contraire, c’est tout le problème du rapport aux institutions qui durent au-delà de la génération-témoin.

3) Serait-il possible de tenir compte de la pluralité de la violence, de l’action conflictuelle, des formes de la guerre elles-mêmes? Là encore on pouvait croire le débat suffisamment brouillé pour obtenir une non-violence un peu compliquée, un peu diversifiée, pas trop vite rangée sous la bannière d’une morale évangélique sectaire. Car il y a des violences stratégiques et donc perdables, qui conjoignent des moyens de force et des buts volontaires et partagés, comme il y a des violences qui sont des cris, des expressions, des témoignages de la douleur de vivre ensemble mutuellement obligés, en ville, en société marchande, mais aussi en famille ou en amour. Il y a la violence « pacificatrice », qui refuse, nie et écrase les conflits, les différends; et il y a la violence qui en rajoute sur l’irréparable, manière de croire que l’on en est encore acteur. Et la diversité même des mécanismes de la guerre, migrations dans l’au-delà, expansions instrumentales et imaginaires, machine à fabriquer des Différences là où celles-ci sont niées, etc., fait partie de notre effroi. En face, l’apaisement réel des conflits n’est pas moins pluriel: il y a des conflits où l’on échange des arguments et non des coups, et c’est quand même la fonction primordiale de l’Etat raisonnable que d’organiser et de maintenir cet espace de délibération véhémente. Il y a la non-violence stratégique qui prend appui sur le levier de l’opinion publique (indignation ou compassion) pour ébranler la volonté adverse. Il y a aussi l’agapè, cette non-violence non-perdable, qui ne voit que des personnes et refuse d’entrer dans le calcul des conséquences, pour attester dans un présent absolu (et à la limite désespéré) la possibilité d’un autre monde. Mais il y a encore l’apaisement installé dans des choses, dans des dispositifs d’objets qui servent à transiger sur les vues des uns et des autres: territoires délimités, objets partagés, réseau routier et son code, mais aussi institutions civiles, médiations et compromis (promesses réciproques) historiques, et pourquoi pas le Canon biblique, cette boîte noire où l’on trouve canonisées ensemble les traditions dont le conflit même est apparu à nos anciens comme fondateur.

On me dira qu’une telle conception du canon ou de la christologie, ou de l’éthique, n’est encore qu’un tiède pluralisme de cohabitation attrape-tout, et que l’Eglise n’étant pas au pouvoir n’a pas à justifier la violence pragmatique de l’Etat ou du magistrat, mais à s’en distinguer pour témoigner du pur Evangile. Fort bien. Mais c’est justement parce qu’on ne supporte pas l’existence de différends, l’impossibilité de communiquer, que l’on préfère encore échanger des violences plutôt que de ne rien échanger. Accpeter le différend, accepter la pluralité des mémoires quant à la douleur, quant aux torts, quant aux prétentions initiales elles-mêmes (celles que le rapport de force a durcies mais parfois aussi bouleversées), tout faire pour rendre négociable ce qui ne l’était pas, renoncer à la possibilité d’un point de vue réconciliateur ou synthétique (le pardon est tout sauf cela) pour s’embarquer dans la formulation à plusieurs d’une intrigue assez vaste et polycentrique pour retarder (intriguer) la spirale des représailles, et faire que tous puissent diversement l’entendre et la dire ensemble, vouloir nos institutions et le canon mêmes de nos Ecritures comme ce qui augmente la cohabitabilité du monde, tout cela, cette passion pour le « compossible », pour rendre possible ensemble ce qu’on croyait incompatible, comporte une tension que ne peuvent approcher ni même concevoir, ni ceux qui sont glacés de peur dans leurs Etats sanctuarisés, ni ceux qui brûlent déjà à l’amour évangélique pur.

Pourtant je crois que Jésus a vécu de cette tension, et qu’il en est mort. Et qu’une Eglise qui se replierait sur la seule marge où elle se prétendrait seule signifiante, sans faire elle-même les grands écarts que les Evangiles comportent entre les différentes postures et traditions qu’ils mobilisent, serait une Eglise de la double-morale: celle pour des champions de la foi, à vrai dire des bateleurs en quête de troupeau, et celle pour les pauvres ministères ou magistères de ce monde pourri, obligés de se conformer à sa dure loi. C’est confortable, mais désormais peu crédible.

Paru dans Information-Evangélisation, printemps 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)