« Le principe de surcompétence »

Tout acteur professionnel, et plus globalement tout être humain cherche à parvenir à l' »excellence » : en termes de jeu, il cherche à pouvoir continuer à jouer tout en dominant complètement le jeu, sans effort. Il cherche donc à supprimer les obstacles, à transformer les contraintes qu’il rencontre en éléments du jeu : il cherche à augmenter sa marge de jeu. Et cette joie de jouer à fond, de recevoir et de donner au maximum, cette joie d’augmenter sa place dans l’universel échange, est d’abord une joie légitime.
Un problème apparaît toutefois avec ce désir d’excellence, ce désir de donner et de recevoir, de jouer toujours mieux ou toujours plus : c’est qu’au lieu de s’arrêter juste avant ce qui n’est plus du jeu, juste en deçà du point où il ne parvient plus à jouer, l’acteur s’arrête juste après ce seuil. Comme le montre le principe d’incompétence de Peter, par exemple, l’agent s’arrête dans la « hiérarchie » des responsabilités professionnelles juste après le dernier poste où il était encore compétent (ou performant), le dernier poste qu’il dominait. Car il ne savait pas que c’était le dernier ! Il y a un seuil à partir duquel le mieux est l’ennemi du bien, et où le jeu s’arrête. On voudrait sortir de la course, donner et recevoir moins; on voudrait descendre. Lorsqu’un jeu se transforme ainsi pour un agent en réalité sans issue, il peut d’ailleurs se produire que de se sentir ainsi limité il devienne bête et méchant. Les règles de ce jeu deviennent pour lui la loi universelle, dont il est incapable se sortir pour percevoir autre chose et agir autrement, et qu’il se bornera dès lors à reproduire : un commercial croira que tout se vend ou s’achète, un professeur que tout s’enseigne, un thérapeute que tout se soigne, etc.

Mais on doit me semble–t–il compléter le principe d’incompétence par un principe de « surcompétence » non moins essentiel à la compréhension du comportement professionnel, de ses vertus et de ses vices. Dans une branche professionnelle ou un type d’emploi, mais plus généralement dans une fonction sociale quelconque, la performance d’un agent repose sur une compétence optimale liée à cette activité, et toute compétence qui dépasse cette compétence utile, toute compétence supplémentaire ou différente et inemployée, se transforme en énergie perturbatrice. Quelles que soient ses qualités professionnelles par ailleurs, il peut se sentir « disqualifié » de ne pas être reconnu dans ses autres compétences ; il peut être disqualifié par les autres pour avoir dévoilé des compétences qui ne sont pas « normalement » de sa compétence. Cette polyvalence, ces autres compétences, ces aptitudes à jouer d’autres jeux, ne sont plus pour lui qu’une énergie pour rien, à dépenser, à gaspiller, à « détruire ».

Qui peut plus ne peut donc pas toujours « moins ». Notre société post-industrielle, avec son armée de jeunes bacheliers et diplômés qualifiés, avec une culture ancienne (qu’elle soit bourgeoise, paysanne ou industrielle) qui a du mal à se résigner aux petits boulots précaires, me semble ainsi bien plus perturbée par des acteurs « surcompétents » par rapport à leurs emplois et rôles sociaux, que par ceux qui auraient atteint leur seuil d’incompétence.

Ce problème aide à désigner bien des troubles dans les relations professionnelles. A l’extrême, on trouve de véritables cordons sanitaires autour des personnes qui manifestent trop leur surcompétence, pour les isoler. Plus souvent l’acteur se sent incapable de jouer (dans) le jeu, il se retire de lui-même.

Il se retourne alors vers le « reste », vers le monde des compétences inutiles, non-rémunérées, vers le monde de ce qui ne s’échange pas. La complexité du problème tient au fait qu’il y a souvent un rapport entre le franchissement d’un seuil d’incompétence et le dévoilement des surcompétences : c’est au moment où l’on atteint (et d’une manière ou d’une autre cela arrive toujours) les limites de sa capacité à jouer sur une échelle professionnelle, que l’on découvre en soi (ou que l’on retrouve) des ressources de compétences autres, ou le simple désir de « se dévouer », de sortir de l’échange, de la surenchère, de la compétition.

On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas la capacité d’un milieu professionnel à utiliser cette énergie, sa capacité à confier à l’individu la responsabilité (et donc la liberté pratique, c’est à dire les moyens) de sa propre « surcompétence », à lui donner le champ d’autres buts et d’autres moyens, qui détermine la capacité d’innovation du milieu considéré. Peut-être faut-il penser que la croissance sera maîtrisée, en même temps que le chômage, le jour où les différents acteurs accepteront que leur activité comme celle des autres soit en partie « pour rien ». Car toute activité en général, et les métiers en particulier, s’inscrivent pour partie dans le jeu de l’échange et de la rétribution, et en partie hors–jeu, dans une marge non monnayable, et qui doit pourtant être reconnue.

Paru dans La Croix le 7 décembre 1996.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)