« La communication sans répit »

Au début, on l’a pris à la rigolade. Le téléphone portable était surtout ridicule. De temps en temps on rapportait la dernière conversation entendue au coin du boulevard Montmartre ou dans un train: « mais oui, chérie, je suis à Francfort, je reviens demain », ou bien « le train a cinq minutes de retard; à tout de suite ». Puis on s’est habitué. On croisait de plus en plus souvent ces êtres étranges, profil perdu mais sillage sonore, qui comme des chimères vivantes avaient un pied sur votre trottoir et l’oreille à l’autre bout du pays. Le philosophe se souvenait que Thomas d’Aquin ou Dante, à propos du langage des anges, avaient déjà rencontré ces problèmes liés à une communication universelle et immédiate : comment maintenir la possibilité d’une confidentialité, d’un secret, d’une discrétion ? Que devenait une communication sans interprétation, sans différé, sans délai de transformation par lequel le message était reçu ou retourné ? Mais cette utopie d’ubiquité télé-communicative était une utopie angélique, justement, c’est-à-dire une possibilité proprement in-humaine.

Maintenant on ne rigole plus. Les opérateurs de télécommunication (seize millions de portables en France aujourd’hui) l’ont prophétisé ou plutôt prescrit : bientôt chacun aura son portable et son numéro, où qu’il soit. Et pourquoi pas de naissance. Poursuivons leur rêve : pourquoi ne pas fusionner tous les codes (sécurité sociale, téléphone, code génétique ou code-barre du spectre vidéo de chacun, puisque aussi bien les nouvelles technologies d’identification sont là) ? Et avec les progrès concomitants des greffes, de la bio-informatique et de la cyberculture, pourquoi ne pas implanter très tôt un téléphone portable gratuit, laïque et obligatoire, dans la tête et les mains des nouveau-nés ? Quel pas de géant dans la lutte contre l’exclusion et la solitude ! Et puis la masse des flux d’informations exige que les « cerveaux » humains soient plus immédiatement branchés entre eux, dans un réseau cyberspatial où le corps humain soit redesigné comme interface, en traitant comme archaïques et superflues les limites entre le naturel et l’artificiel. Ne faudra-t-il pas bientôt quitter cette planète foutue ?

Vous rigolez, me dira-t-on. C’est vrai, j’essaye encore, bêtement, de prendre à la rigolade ce phénomène de télé-communication sans entrave et de management de nos corps sous l’impératif d’entrer dans l’ubiquité – ou de disparaître. Je ne crois pas qu’il faille opposer, comme le fait cette nouvelle religion gnostique, un ordre ancien et « naturel » et un nouvel ordre cybernétique. Mais justement parce que le monde humain n’est pas un ordre « naturel », et que toute l’histoire de la condition humaine montre qu’elle est en notre mains, nous devons accepter d’en être responsables, ensemble, par une délibération politique prudente, et ne pas la laisser malléer à merci par tout ceux qui ne voient que leurs intérêts du moment.

Plutôt que dramatiser, c’est vrai, j’essaye de plaisanter. J’imagine un ange Gabriel qui aurait la faculté, bientôt inimaginable pour nous, d’être il est, et non ailleurs. Ou plus simplement j’imagine que bientôt cette faculté d’échapper à l’obligation de télé-communiquer sera le luxe discret des puissants : le secret même de leur puissance, jalousement gardé. J’imagine les autres, dans une société de réseaux, qui pour exister devront sans cesse multiplier leurs connexions, dans l’inflation et la dévaluation de celles-ci : et qui, n’ayant le sentiment d’exister que le temps de leur connexion, s’arracheront jusqu’à la dernière raclure de leurs capacités nerveuses pour se connecter encore. La communication, comme toute drogue, demandant des doses de plus en plus massives. En attendant, il semble que déjà le téléphone, internet et les diverses formes de télécommunication, avec les dispositifs techniques qu’ils imposent, constituent la moitié du budget de nombreuses familles, surtout les plus pauvres. Certains doivent s’en réjouir abondamment, car en attendant le grand matin, il y a des tarifs qui explosent et de solides profits qui s’engrangent.

Paru dans La Croix le 26 octobre 1999

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)