J’ai eu une vision d’horreur. Elle me poursuit depuis quelques jours. Il faut bien le dire, nous avons pris l’habitude de voir glisser parmi nous des êtres que rien, ou seuls quelques fils ténus, ne rattache à notre monde réel. Ces êtres sont probablement mal. En tous cas ils nous font mal rien qu’à les voir. On voudrait les voir disparaître, d’ailleurs. Et en effet, les « Sans Domiciles Fixes », puisqu’il s’agit d’eux, ont tendance à disparaître. Non pas en bloc, mais un par un ils s’effacent. Celui qui était à l’entrée de mon métro, au début il parlait, il ironisait, il avait même des colères. Mais peu à peu il s’est éteint, il est devenu transparent. On lui disait « à demain », l’air de promettre que demain on aurait tout le temps pour lui, que demain serait vraiment un jour nouveau. Demain pourtant on passait à côté en courant, et sa réalité s’estompait un peu plus. Comme si notre réalité chassait de son monde ceux qui ne peuvent y prouver durablement leur existence. Ils n’arrêtent plus nos regards, nous voyons au travers eux les publicités du métro, tellement plus colorées, plus perceptibles !
Ces êtres à la fois trop opaques et trop transparents, nous voyons leurs liens se défaire devant nous. Nous voyons qu’ils meurent d’être déliés de tout, et nous continuons à tout faire pour les délier. Nous continuons à vilipender le servage de jadis, à dénoncer les anciens esclavages, quand nos contemporains ne meurent plus captifs ni chargés de chaînes mais jetés de partout, désagréables à tous, inemployables, superflus. Abandonnés. Nous continuons à prôner l’émancipation et la flexibilité, alors que nos contemporains meurent sans que rien les attache. L’émancipation, c’est exactement qu’il n’y ait plus de « main » qui nous tienne et nous retienne. Qui osera aujourd’hui lever l’étendard, non de la liberté, mais de l’Attachement ? Notre société a inventé, et exercé, une discipline folle et féroce : les sujets ne doivent exister que sous la figure de projets, validés par les connexions qu’ils trouvent avec d’autres projets. Il faut donc sans cesse chercher les bonnes connexions. Ceux qui n’y arrivent pas ? La discipline exige qu’ils soient doucement amenés à se délier eux-mêmes, à se déconnecter, à renoncer d’eux-mêmes aux liens par lesquels ils encombrent les autres.
Ainsi nous ne sentons rien de ce que nous leur faisons. Ils battent des bras au bord de notre réalité. Mais nous pouvons nous laver les mains en rentrant le soir chez nous — du moins tant qu’il ne s’agit pas de nous, tant que le destin n’a pas frappé à notre porte. Eux non plus d’ailleurs ne sentent rien, ils sont au-delà et n’en veulent à personne. Ils ne sentent rien, car ils ne sont d’une certaine manière déjà plus là. Le jour où leur attachement à été rompu, quelque chose a basculé. Comme nous, ils ne savaient peut-être pas que c’était leur dernier attachement. Au début, de temps en temps ils se pinçaient : « je rêve », ils le prenaient presque à la rigolade. Mais peu à peu ils s’apercevaient qu’un sorte de tremblement de terre avait emporté leur réalité. Comme si leur vrai monde s’était écroulé, comme s’ils habitaient ailleurs et ne parvenaient plus à reprendre pied dans notre monde.
J’ai eu une vision. C’était comme si un camp de concentration, caché depuis la guerre dans une zone industrielle aujourd’hui en friche, venait d’ouvrir ses portes. Des milliers de prisonniers seraient sortis, déguenillés, hagards, étonnés, ne reconnaissant rien autour d’eux. Ils se seraient répandus dans nos villes, ils essaieraient de retrouver les leurs, leur maisons. Mais tout aurait changé. Oh combien nous ouvririons les bras à ces témoins perdus ! Combien notre riche démocratie aurait vite fait de les laver, de les habiller, de les reloger, et de faire pour eux un programme de réadaptation, mais appuyé sur le sourire, sur la bienveillance, sur l’enthousiasme de la société entière ! Eh bien non. Ma vision d’horreur est inverse. Un par un, plutôt, nous laissons une main invisible désigner ceux qui, comme dans un film à l’envers, sortent à reculons de chez eux, d’avance habillés de hardes sales, traînent quelques mois dans nos rues avant de rejoindre le convoi des disparus, des invisibles. Quand remettrons nous le film à l’endroit ?
Paru dans La Croix le 04/11/04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)