Le grand ensemble et le labyrinthe

Autant de cultures, autant de manières d’habiter le monde. De manières de rendre grâce que le monde nous ait été donné à habiter, de manières d’interpréter l’espace, de le rendre habitable. Comme c’est émouvant, cette diversité des formes de l’habitat ! On songe soudain à l’erreur tragique qui consiste à loger les populations déplacées (exode rural, guerres, migrations économiques) dans des logements qui ne correspondent pas à leurs mœurs, comme on l’a si souvent fait dans tous les grands ensembles.

Le paradoxe est que l’intention était inverse. Dans les entretiens qui font suite à la Charte d’Athènes, Le Corbusier s’étonnait que le logis n’ait jamais figuré dans les programmes de l’école des beaux arts, alors qu’il faudrait, selon lui, repenser l’architecture et la ville à partir de ces « lieux carrés et simples », et redistribuer à tous l’espace, le soleil, l’air. Quand il propose ces gestes élémentaires, il radicalise la modernité dans sa tentative pour tout re-commencer. On n’est pas loin du grand geste de la Réforme elle-même. C’est un peu à la même époque que Karl Barth aurait voulu faire table rase des religions pour tout recommencer sur la seule grâce, et sur la foi qui nous est ainsi donnée. Louis Kahn écrivait qu’ « une école c’est un type assis sous un arbre avec des gens assis autour ». Une aussi simple fonction donnera une forme très simple, et l’espace sera enfin lisible par tous. Dans les villes embouteillées, dans ces villes-taudis où les habitants sont sous les nuisances et les dangers des usines, dans l’obligation de se déplacer sans cesse plus vite, il faut séparer les fonctions, refaire place à l’habitat et aux loisirs, à part des espaces de production et de circulation. Dans le geste du modernisme, il y a quelque chose de révolutionnaire : quand on demande à Le Corbusier de faire un immeuble, il refait un quartier, et pour cela il finit par jeter bas la ville entière, comme s’il fallait changer le tout pour changer la partie. Mais les cités jardins intégraient des détails pratiques aujourd’hui inimaginables. Au fond, c’est le côté utopique de l’architecture que le modernisme a déployé. Au cœur de son paradigme, nous avons l’œil de la conscience au centre d’une perspective claire, à l’échelle de la pensée humaine.

Depuis près de quarante ans maintenant, c’est de cette logique surplombante ou globale du grand ensemble que nous essayons de sortir, et cela touche non seulement nos architectures et nos villes, mais l’ensemble de nos discours et de nos formes de vie. Tout d’abord les formes ont des fonctions que la fonction ne connaît pas, et les morphologies traditionnelles des maisons, des rues, ont beaucoup à nous apprendre. Les urbanistes italiens ainsi, s’apercevant que les populations s’accrochaient au centre ville, ont préféré réhabiliter ces quartiers. On ne peut pas changer le monde, il vaut mieux le réaménager. La conscience géométrique veut des règles, quand le corps marchant, plongé dans l’espace comme dans un labyrinthe protecteur, s’appuie sans cesse sur des irrégularités, des singularités. Il y a cependant aussi un côté conservateur, justification du désordre établi, dans cette réaction. La modernité plaçait tout dans l’espace homogène d’un grand récit d’Emancipation, de développement, alors que nous sommes en un temps plus modeste de segmentation, où beaucoup de petits discours « flottent » les uns à côté des autres sans que l’un d’entre eux puisse ni veuille prétendre imposer sa syntaxe à tous les autres. C’est exactement ce que l’on a appelé en architecture le post-moderne, mais qui est vite devenu synonyme d’éclectisme, de pastiche, de juxtaposition sans contrainte de formes désarticulées — et finalement aussi une des meilleures façons de laisser jouer la loi de l’offre et de la demande, la loi inégalitaire du marché. En fragmentant les commandes, on relègue plus facilement ceux qui n’ont pas les moyens. La séparation des espaces est devenu ségrégation. La liberté prime sur l’égalité. Et l’injustice du désordre créateur sur l’ordre juste de la création.

Comment alors penser le monde comme espace commun, où divers habitats viendraient invisiblement s’inscrire dans l’architecture d’une ville qui ne serait plus une juxtaposition de bulles fermées, mais où l’articulation des façades et des gestes élémentaires de la solidarité et de la courtoisie pourrait enfin refaire ce que simplement on appelait une rue ? Il faudrait que les espaces soient assez équivoques pour pouvoir être interprétés différemment par des contemporains. Et qu’ils soient assez durables, comme un théâtre de la vie, pour pouvoir être réinterprétés, de génération en génération, et donner à chacun tour à tour la place de se montrer et celle de se retirer.

Jean-Pierre Le Dantec, Dédale le héros, Paris : Balland, 1992, p.225.

« Autant dire qu’à l’époque de la civilisation urbaine qui est la nôtre, ville et architecture ne font qu’un. Et que toute architecture renvoie, plus encore qu’à la une théorie esthétique, à une conception du politique, du lien social, de la cité (…) Y compris en Europe, où, en raison d’une histoire ancienne, elles ont été solidement constituées, les formes urbaines sont aujourd’hui en voie d’éclatement. Sous la poussée du marché, de la délocalisation-déplacement de la production partagée entre soft et hard, du développement des nouvelles techniques communicationnelles et, phénomène cette fois tragique et inquiétant, de l’accroissement des inégalités, la ville traditionnelle explose en fragments dissociés, voire en ghettos ennemis. Centre historiques en voie de devenir musées ou rassemblement de bureaux prestigieux ; quartiers résidentiels abritant l’aristocratie économique ou intellectuelle ; friches urbaines de la proche périphérie correspondant à des activités industrielles devenues obsolètes ; villes satellites ou de banlieue investies par les couches moyennes ; grands ensembles de logements sociaux évoluant rapidement vers une logique de relégation ; rurbanisation accélérée du territoire agricole interurbain, au point que la distinction classique ville/campagne devient de plus ne plus floue… toutes ces évolutions spontanées génèrent un chaos urbain dont les traits principaux sont la fragmentation d’un tissu de plus en plus éclaté ; sa réticulation traduisant l’existence souvent immatérielle des réseaux ; et sa polarisation résultant du fait que les investissements — donc le développement— se portent spontanément vers les pôles les plus dynamiques, cependant que les secteurs les plus retardataires s’appauvrissent toujours »

Citation

de Le Corbusier, La charte d’Athènes, Paris : Minuit Point, § 71.

« Dans toutes ces villes, l’homme est molesté. Tout ce qui l’entoure l’étouffe et l’écrase. Rien de ce qui est nécessaire à sa santé physique et morale n’a été sauvegardé ou aménagé. La ville ne répond plus à sa fonction qui est d’abriter les hommes et de les abriter bien »

Ouvrage de référence

Jean-Pierre Le Dantec, Dédale le héros, Paris : Balland, 1992.

 

Cet article est le deuxième d’une série de quatre articles correspondant aux quatre séries de cours, sur l’Habitat, l’Architecture, la Ville et l’Urbanité, à la Faculté libre de Théologie Protestante 83 Bd Arago Paris, les jeudi de 14h à 16h, ouvertes aux auditeurs libres. La troisième série, sur la ville, commence le 10 mars, avec pour intervenants F.Smyth, F.de Coninck, O.Mongin.

  1. Le monde donné à habiter
  2. Le grand ensemble et le labyrinthe
  3. De la cité séculière à la ville élective
  4. On demande un peu d’urbanité

Série d’articles a été publiée dans Réforme n° 3114, 3115, 3116, 3117, des 10-17-24 février et 2 mars

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)