« L’essoufflement de la société de consommation »

Je voudrais partir d’un petit chiffre. La consommation des ménages a baissé de 0,2 % le mois dernier, annonce l’INSEE. C’est un tout petit chiffre, mais c’est la question qui inquiète le plus les économistes et les politiques. Car la consommation est considérée comme un des meilleurs indicateurs de la confiance, et donc de la croissance dont tout dépend. Tout se passe ces dernières années comme si la consommation repartait par à coups, de façon intermittente, et jamais sur tous les tableaux — consommation courante, biens d’équipements, voiture et logements, biens durables, loisirs etc. Tout se passe comme si le moteur sans cesse calait, et qu’il fallait le relancer. De plus en plus souvent, et par des mesures qui marchent de moins en moins bien. Mais on peut dire la même chose de la production : souvent le matin tôt on traverse un Paris à moitié vide, ce sont les RTT, ou bien les franciliens font le pont, plus personne ne travaille. La production ne fait plus avancer le système.

On pourrait alors dire que nos sociétés occidentales ultramodernes, et la société française particulièrement, vivent sur l’élan du travail accumulé, sur des stocks de richesse, mais qu’elle vivent au-dessus de leurs moyens. Il suffit de voir les normes de sécurité qu’elles se fixent : il faut être riche pour partir en vacances en famille, mais aussi pour équiper son logement aux normes, ou rénover une école. La France se donne des normes des règles et des idéaux de société riche, alors qu’elle ne l’est plus. Ne travaillant plus beaucoup, ne consommant même plus beaucoup parce que vieillissantes, nos sociétés se vident de leur richesse. Cela a de quoi nous inquiéter. Il y aura bientôt là-dessus un choc pétrolier qui cette fois ne sera pas « politique », c’est à dire plus ou moins volontaire, mais géologique : on n’y pourra rien, les prix vont flamber.  C’est une question de quelques décennies au plus, et qui ne voit que cela n’est rien au regard d’un système qui est drogué à l’énergie facile, et n’a rien préparé sérieusement pour ensuite — d’un système qui aurait pu, au 18ème siècle encore, faire bifurquer l’usage des technosciences vers toute autre chose que vers cette monarchie de la thermodynamique qui a fait notre ère.

On pourrait aussi dire que, alors que l’Asie du Sud-est et d’autres pays émergents se lancent avec frénésie dans les bienfaits de la production-consommation, ici on n’y croit plus trop. Nos sociétés sont essentiellement fondées sur l’économie du marché, des échanges entre la production et la consommation. Mais tout se passe comme si, discrètement, le centre de gravité était en train de se déplacer. On a moins envie de consommer, et dès qu’on a le nécessaire on délaisse la course aux surplus. On a moins envie de travailler, il faut dire qu’on y trouve rarement son accomplissement. Le cœur n’y est plus. On préfère se voir entre amis, habiter simplement, soigner son jardin ou son intérieur, retrouver ceux qui partagent nos joies, nos convictions ou nos passions. Cette révolution discrète mais profonde prépare à terme un vrai bouleversement dans nos modes de vie. Oui, quelque chose se déplace en profondeur, même si notre système croit encore avoir la situation en main. Les choses se passent de plus en plus ailleurs. Je ne parviens pas à en être catastrophé, au contraire.

Paru dans La Croix le 17/08/04

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)