« Un peuple qui s’ignore »

Un ami catholique, et sociologue, il s’agit de Luc Boltanski, me demandait un jour s’il y avait chez les protestants l’équivalent de la « communion des saints ». Je restai coi un moment. Paul ou Pierre, ou Jean, disons-nous entre protestants, et jamais Saint-Paul, Saint-Jean, ni Saint-Machin: pourquoi les saints ont-ils disparu chez nous? Sont-ils devenus à ce point inutiles du jour où l’on n’a plus eu besoin de leur intercession, puisqu’on tutoyait Dieu en Jésus-Christ? Mais les saints ne sont pas des anges, des créatures intermédiaires, ce sont des humains comme vous et moi. Est-ce parce que la sainteté est une chose impossible, une limite à laquelle on tend, mais qu’on ne songerait pas un instant à se reprocher de ne pas posséder, comme le remarque Simone Weil(1) ? Ce serait trop facile. Dietrich Bonhoeffer, chez nous, s’était dressé avec véhémence contre cette grâce à bon marché, qui s’installe complaisamment dans l’impuissance humaine et attend que Dieu et le hasard fassent le reste.

À vrai dire, pour répondre à la question de cet ami, la seule image qui me venait était celle de la communauté des saints décrite par Michael Walzer dans La Révolution des Saints. Il y traite de la petite noblesse française passée au calvinisme comme d’autres passaient au stoïcisme, dans cette période troublée de la fin de la Renaissance où une féodalité devenue inutile se met au service d’autre chose. Il y traite également des puritains, les « vrais », ceux de la révolution anglaise et des premières colonies américaines. Le calvinisme en effet inaugure d’une certaine manière l’histoire des révolutions: c’est–à–dire l’organisation d’un groupe d’individus sur le modèle de l’assemblée volontaire, dont on est membre par choix et non par naissance. On y voit s’exerçer une discipline de contrat communautaire que l’on retrouvera dans toutes les organisations révolutionnaires, mais aussi dans les petites cités de la piraterie puritaine que décrit Daniel Defoë dans son histoire de la flibusterie! Bref, ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard le diront du citoyen, vertueux, frugal et discipliné. « Le saint calviniste ne m’apparaît plus désormais que comme le premier de ces agents autodisciplinés de reconstruction politique et sociale dont l’histoire moderne a connu tant d’exemples. Il détruit un ordre ancien dont il est vain d’avoir la nostalgie. Il construit un système répressif par lequel il est peut–être nécessaire d’être passé si l’on veut s’en échapper ou le dépasser »(2) .

Est-ce là une communion des saints présentable? J’ose à peine lever les yeux sur mon ami. Tout esprit un tant soit peu moderne et raisonnable reculera avec effroi et consternation devant une telle proposition. Nous n’avons que faire de tels saints. Si dévoués soient-ils, ce sont des fous de Dieu, semblables justement à ces « infirmières de première ligne » que Simone Weil voulait lancer en sacrifice vivant pour faire du first aid en pleine bataille, exposées au feu nazi, et seules aptes à faire échec à la SS sur son terrain. La sainteté présente chez elle, comme chez certains pasteurs de l’époque (3), l’image d’un « Débarquement » imminent et céleste. Ceux qui « débarquent » ainsi sont les citoyens d’un Royaume qui n’est pas de ce monde.

Au secours, dira-t-on! Faut-il que la sainteté soit effrayante? Peut-être le faudrait-il, ne serait-ce que pour nous apprendre à voir la sainteté là où nous l’attendrions le moins. Mais la sainteté n’est pas effrayante, je crois. Simplement parce qu’on ne la voit jamais. La sainteté n’apparaît qu’à l’insu de celui qui la porte, comme une sorte de lucidité éphémère qui accompagne une sensation, une action, et qui disparaît aussitôt. La sainteté est discrète, elle est discontinue. Elle ne se raconte pas, et n’apparaît qu’à l’insu de celui qui en est témoin, même si elle fait bifurquer son chemin ou son geste. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de récit hagiographique édifiant pour qui que ce soit.

C’est ici que je me sépare de mes saints puritains, et de Simone Weil, un très bref instant. Car le saint n’a pas d’identité héroïque, il n’est pas identifiable. Il est ce qui se passe quand un être a le sentiment ou la sensation d’un autre être, ou d’autres êtres, au point de s’oublier lui-même. Au point d’oublier simplement qu’il peut être question pour lui d’en mourir. Le saint n’est pas le héros, qui n’établit l’ordre qu’en repoussant le chaos, et qui n’établit le bien qu’en brisant le mal. On sait que le Bien ne saurait riposter au Mal par un mal plus puissant sans se laisser corrompre! Mais le saint n’est pas « encore plus prêt à mourir » que le SS d’en face. Certes, « tout l’effort des mystiques a toujours visé à ce qu’il n’y ait plus dans l’âme aucune partie qui dise je » (4). Mais ce saint de Simone Weil est un héros un peu stoïque, un être qui a « consenti à mourir » et s’est ainsi libéré des devoirs du vivre.

Le saint dont je tente de parler n’est pas volontaire à ce point. Il est trop insouciant de lui-même, trop peu important à ses propres yeux, trop peu occupé de lui-même pour chercher à se vider de lui-même! De toutes façons il n' »est » pas saint. Il fait simplement ce qui lui vient. La sainteté est ici un mode extrême de l’agir, où les personnes sont entièrement absorbées par leur sensation ou leur acte: les saints ne représentent rien, ils témoignent seulement. Le saint est acte pur et s’y efface. L’acte héroïque est un acte important, qui change tout mais qu’un autre héros ferait à ma place si je tombais. Et inversement, c’est un acte que je puis intercaler à la place d’un autre, c’est un acte conscient de lui-même, volontaire; c’est un acte qui a des « retours ». L’acte saint, lui, porte sur des petites choses singulières et inaperçues, que personne probablement n’aurait fait si le saint ne l’avait pas fait à ce moment-là. C’est un acte qui n’attend pas de retour, un acte sans « puissance », un acte qui disparaîtrait rien qu’à prendre conscience de lui-même.

Mon ami est encore devant moi, patient. Où donc est passée ma communion des saints, si personne ne la connaît? Peuple qui s’ignore et dispersé dans la nuit des temps, les saints sont le peuple ébloui par le sentiment d’une grâce plus vaste que nos ténèbres, et dans l’estuaire de laquelle chacun peut s’effacer avec gratitude devant les autres, leur faire place. Cet éblouissement est communicatif. Mais dès qu’on le montre il s’évanouit. Et nous ne savons pas, mon ami et moi, si nous parlions vraiment de la même chose.

[1]. Voir l’article d’Alec Irwin à de sujet dans Autres Temps n°57.
[2].   Michael WALZER, La Révolution des Saints, Paris: Belin, 1987, p.7.
[3]. Roland de Pury, « L’église, maquis du monde », Le Semeur 1944.
[4]. Simone Weil, Ecrits de Londres, Paris Gallimard 1957, p.16-17.

Paru « Sur la sainteté », « Un peuple qui s’ignore », « La sainteté disparaîtrait rien qu’à prendre conscience d’elle-même »

dans Études en mai 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)