« Un rythme protestant ? »

Nous sommes placés face à un formidable défi : la greffe des « néo-protestantismes », notamment africains, sur le tissu culturel multiséculaire du petit monde huguenot. Comment déjouer sans les détruire les mécanismes immunitaires de nos communautés, et convaincre celles-ci d’inventer quelque chose ensemble ? Qui ne voit qu’il s’agit de la survie du protestantisme français ? Or cette question est aussi vitale pour la société française entière, qui se figure elle-même sous les traits d’un Etat-Nation alors qu’elle est tout autant une société d’immigration. Tel est l’enjeu : soit notre société est capable d’intégrer à une nouvelle façon de vivre ensemble ces nouvelles trajectoires d’individus et de communautés, et d’en faire une occasion de sortir de sa complaisance mortelle. Soit ces communautés renforceront encore les réflexes immunitaires et identitaires de repli et de rejet mutuel.

Sur cette question nous avons beaucoup à apprendre des églises américaines, qui souvent sont à l’origine de ces néo-protestantismes, et qui savent faire lien par d’autres dynamiques. Mais dans le même temps, et c’est un second formidable défi, nous sommes fragilisés par la dégradation de l’image publique du protestantisme, de plus en plus associé à des formes américaines de fondamentalisme télévangéliste et apocalyptique qui, pour être marginales chez les protestants américains, n’en déterminent pas moins notre image mondiale. Car le protestantisme n’a plus la côte. Il est perçu comme la religion dominante et agressive de l’empire capitaliste, celle qui porte les péchés du monde actuel. Et dans certaines de ses formes il apparaît comme un fait religieux aussi dangereux que le néo-islam, une religion pour rescapés sans attaches et prêts à tout.

Face à cela, nos vieux protestantismes européens, et plus encore notre vieux protestantisme « latin » dans ses différentes branches, semblent bien déphasés, classiques et ennuyeux, modernes et anodins. Je crois pourtant qu’ils sont indispensables, et qu’ils doivent tranquillement afficher leur différence, l’affirmer avec confiance et fermeté. D’abord parce que, ayant fait l’expérience intime de la retombée des superbes intentions de la modernité en résultats catastrophiques, ils portent dans leur mémoire critique des promesses non tenues. Ensuite parce que, broyés par la contre-Réforme en Europe, puis par la montée des nationalismes jusqu’à l’effondrement encore presque impensé de la Shoah, et tancés aujourd’hui par une rencontre avec un Islam méditerranéen si étrangement proche et autre, ils doivent trouver un rapport avec la religion de l’autre, mais aussi un rapport avec leur propre religion, qui soit simplement « crédible ». De ces vieilles souches pourraient alors surgir de frais rameaux et une résistance inattendue — alors que certains néo-protestantismes sont parfois comme des fleurs coupées, à l’efflorescence impressionnante mais qui s’étiolent bien vite.

Afin de réussir cette greffe, cependant, il faudrait trouver un bon rythme entre ce vétéro-protestantisme et ce néo-protestantisme. Laissons jouer cette multi-appartenance, car les personnes se promènent plus facilement qu’on ne le croit d’une forme de spiritualité protestante à une autre, traçant des histoires merveilleusement embrouillées, mais qui dessinent une configuration finalement assez stable. Ces trajectoires sont d’autant plus amples et souples qu’elles sont neuves, libres et vives.

On entre en gros dans le protestantisme par l’aile évangélique, qui nous campe aux marges du monde dans l’imminence du Royaume de Dieu. Mais c’est aussi la dimension diaconale de l’église comme réseau de solidarité et d’action ayant dispersé ses tentes et ses sentinelles au quatre coins de la nuit. Il s’agit ici de sortir du monde pour le recommencer autrement, dans une grande scène du pardon, et l’on retrouve toute la sociologie de ce que Troeltsch appelait (dans un sens assez différent de ce que nous entendons aujourd’hui la « secte ») — à cet égard les puritains radicaux sont assez proches, sur le mode séculier, de ce que fut le mouvement monachiste en d’autres temps.

On demeure ensuite dans les églises qui font comme une grande famille attachée à ses filiations, ou comme un parti installé dans ses conflits organisateurs. Le mot d’ordre est de maintenir, d’entretenir une institution destinée à durer davantage que les vies éphémères qui viennent s’y orienter et y apporter leur contribution. Nous avons ici la dimension koinoniale de l’église comme communauté, comme creuset où les cortèges des langues et des identités se mêlent, se marient et se refont. Il faudrait, à l’adresse de bien des protestants lassés de cet entretien, faire un éloge de la mémoire, de la discussion et de la transmission : honneur à ceux qui ont le courage et la force d’âme de ne pas refuser l’héritage, de le discuter, et de le transmettre à leur tour. Cela suppose de ne pas séparer le culturel et le cultuel, la langue et la parole. Ce qu’il faut à l’église-institution, pour reprendre le mot de Troeltsch, ce sont d’abord des récepteurs, des auditeurs assez grands, comme Calvin le montrait, pour se savoir trop petits pour la Parole qu’ils reçoivent, interprètent et retransmettent.

On sort de nos églises par la grâce discrète et éblouissante d’être au monde ordinaire aimé de Dieu, grâce tellement universelle que nous y sommes superflus. C’est d’abord ici la dimension kérygmatique de l’église comme cercle de recherche autour d’une vérité qui nous délivre du souci de notre identité ou de notre salut. Mais c’est aussi, pour reprendre le mot de Troeltsch, une sorte de « mystique » discrète, celle de l’effacement, de l’insouci de soi. C’est sans doute le stade des religions « mourantes », mais il ne faut pas s’y tromper : les religions s’y éteignent ou y disparaissent non par échec mais par trop grand succès. La sortie de la religion se fait ici par excès de confiance, où l’on n’a plus besoin des sacrements ni des dogmes ni même de la communauté, parce qu’elle n’est nulle part et partout. Beaucoup plus que nous ne croyons quittent les églises par ce bord là, et il serait aisé d’en montrer de nombreuses figures célèbres ou anonymes au long de l’histoire.

La période de transition entre l’entrée et la sortie est plus ou moins longue selon les personnes, les généalogies et les milieux, et la configuration entière est plus ou moins puissante, capable d’attirer depuis loin et de renvoyer au loin, ce qui suppose que chaque dimension joue à fond son rôle par rapport aux deux autres. Cette proportion optimale suppose un respect de chacune de ces trois formes, et la sage allégresse qu’il y a un temps pour tout.

Paru dans Réforme n°3196 du 26 octobre

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)