« Pensée pour ce que nous jetons »

Nous l’avions oublié : chaque nuit nos poubelles sont emportées loin de notre vue. Il a suffi de deux ou trois nuits sans ramassage et nous, d’ordinaire si solidaires avec les grévistes, avons tout de suite été au bord d’une exaspération générale. Cette nervosité mérite réflexion. Pourquoi ne supportons-nous à ce point pas de voir nos propres déchets ? Ne touchons-nous pas ici le mal profond de notre société, de ne pas vouloir sentir ce qu’elle jette ? Et peut-être simplement de croire que l’on puisse jeter ? Dans les Villes invisibles, Italo Calvino raconte une ville à tel point cernée par ses propres déchets qu’elle ne doit sa survie qu’à un perpétuel combat pour repousser l’engloutissement. Mais la dissolution de la menace, nos façons même de vouloir la nier, la brûler, la faire partir en fumée, ne parviennent qu’à l’agrandir encore à la taille du réchauffement climatique.

Cette invisible inquiétude est d’abord et simplement massive, proportionnée à la quantité quotidienne de détritus rejetés par la cité humaine. Certes la vie entière n’est qu’un prodigieux recyclage. Mais toute transformation laisse comme un reste inintentionnel, inesthétique et inutilisable. Or les grands équilibres sont maintenant rompus. Il y en a trop. Jamais la biosphère ne pourra à elle seule opérer le recyclage de tous nos résidus, à notre insu, si nous ne l’y aidons pas, en cherchant à mieux sentir ce que nous faisons, à mieux faire jouer les cohérences de nos formes de vie. Par exemple j’ai souvent été frappé du fait que ce sont les gens les plus propres, ceux qui ne veulent surtout pas se salir, qui laissent les toilettes les plus sales.

Ce genre de paradoxe me semble d’une grande portée métaphysique ! Et permet d’en pointer un autre qui lui est semblable : on dirait que nous sommes à la fois dans une société qui jette de plus en plus, et qui accumule de plus en plus. Dans une société où l’on ne sait plus rien réparer, ni comment s’y prendre avec les choses que l’on ne peut ni jeter ni réparer : il faudrait juste apprendre à «faire avec» et cesser de croire que l’on puisse si facilement jeter. Mais aussi dans une société où l’on ne sait plus faire le tri de ce qui vaut vraiment d’être acquis. Nous ne cessons d’acquérir des possibilités dont nous ne ferons jamais rien, comme si nous pouvions par là augmenter notre vie à l’infini ! Sur un autre registre, notre société ne cesse de promouvoir un régime de mémoire hyperconservateur, désireux de tout stocker, tout sauver, tout commémorer et, dans le même temps, ne cesse de vider la mémoire en procédant par amnésie générale et élimination des traditions, dans un présentisme absolu.

Il faudrait s’attaquer simultanément aux deux aspects de cette commune maladie. D’un côté il nous faudrait renoncer à notre dose de «neuf». Or nous ne semblons connaître d’œuvres, de musiques, de choses, de possibilités que présentées sous cellophane, emballées sous la pellicule de signifiants bien désignés et de formes marchandes ou médiatiques reproductibles. Nous semblons ne rien percevoir qu’à l’instant où nous déchirons les emballages, les uns après les autres, sans que rien ne puisse combler notre attente. A l’instar de la «petite madeleine» de Proust, nous multiplions ce geste d’autant plus qu’il nous déçoit davantage.

D’autre part, nous jetons peut-être d’autant plus que nous ne savons plus perdre, que nous voulons que toute dépense soit un investissement et que nous croyons au fond que rien n’est jamais perdu ni irremplaçable. Si nous éprouvions davantage la perte, la dépense, la singularité, l’irremplaçable, nous aurions davantage de tendresse pour nos rebuts, de même que Platon vieillissant reprochait au jeune Socrate de ne pas croire qu’il y avait aussi une idée du poil, de la crasse, de la boue, et pas seulement du triangle ou de la justice. Et d’être encore un peu trop jeune.

Shakespeare ou Proust justement ont su pratiquer cet adage de Philip Roth, que c’est en ouvrant ses propres poubelles que chacun est le plus créatif. Ne pourrait-on désormais en faire le propos de notre civilisation, l’art de faire de nos résidus inintentionnels, de nos déchets, de nos rebuts, l’occasion du détournement réinterprétatif le plus vif ? Car ce que nous faisons de nos déchets fait voir aussi ce que nous faisons les uns des autres, et ce que nous faisons de notre monde comme une intime équation entre ce qui est, ce qui a été, et ce qui peut être.

Parution le 6 décembre 2010 dans Libération en pages Société

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)