« La liberté de se voiler et de se dévoiler »

Le port du voile par une militante d’un parti de gauche jette un certain émoi dans le landernau politique, fasciné par les grands principes de l’émancipation, de la laïcité, et du rejet de tout signe religieux dans la sphère intime de la vie privée. Mais ce rejet est-il égal pour toutes les religions ? Et que nous prépare ce double régime entre l’espace public et la vie privée ? Au chapitre XV de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin protestait: « quoi ? y a-t-il si grand mystère dans la coiffe d’une femme que ce soit un grand crime de sortir en la rue nue tête ? » On le voit, les temps ont bien changé : naguère on forçait les femmes à se couvrir, maintenant on les force à se découvrir ! Calvin, assez flexible pour son temps, poursuivait : « néanmoins, pour bien se gouverner en ces choses, nous avons à suivre la coutume et les lois du pays où nous vivons ». Déjà il essayait de dépassionner une question sans importance, et qui nous voile sans doute les vraies questions. Car le foulard islamique peut certes représenter une observance religieuse, mais il peut aussi représenter une tradition familiale renforcée par l’exode rural, ou bien une revendication féministe de la différence, ou encore au contraire une contrainte imposée par les chefs de famille pour interdire à leurs filles d’aller chercher en dehors du clan, une libre revendication d’appartenance culturelle, ou une simple protection pour ne pas être agressée. Comment la loi distinguerait-elle les usages légitimes des usages illégitimes ? Faudra-t-il, comme se moquait Platon, qu’elle aille s’asseoir à côté de chacun ? Quelle est cette passion de légiférer dès qu’on entrevoit un vide juridique, un des rares endroits où il restait un peu de place pour la conversation, pour la simple éthique, pour des paroles non-contraignantes ? Et pourquoi l’émancipation doit elle se faire aussi coercitive ?

Le foulard n’est pas si ancien dans nos campagnes pour que nous oublions la fluence des mœurs, et cherchions à les fixer par des règles qui les durcissent, alors que la vie dénoue sans que l’on s’en aperçoive les problèmes insolubles d’une époque ! Et puis on parle de communautarisme, mais la République Française, avec son système municipal, abrite des pratiques de ségrégation et de ghettoïsation qui n’ont pas grand chose à envier aux « gated communities », aux quartiers fermés des grandes villes où le tiers monde côtoie le monde riche. Mais c’est sans doute aussi que la laïcité n’est plus ce qu’elle était. Quand elle a été pensée, il n’était pas question de muséifier les confessions religieuses, de ne plus les accepter que comme des « faits » finis, sans avenir, sous cellophane ! Même ceux d’ailleurs qui croyaient dans le dépérissement de la religion croyaient souvent aussi au dépérissement de l’État et même du Capital. C’était eux les plus croyants ! Mais ils connaissaient intimement leurs adversaires, le conflit partageait les familles. Aujourd’hui, les hussards de la néo-laïcité ne connaissent plus grand-chose de ce qu’ils croient être leurs adversaires, ils ne savent plus rien décoder, ils ne comprennent rien, ils embrouillent tout, ils deviennent manichéens.

Pire : le paradoxe est que ceux qui s’arrogent le monopole de la laïcité légitime tolèrent les rites, ce qu’il y a de plus rituel, de plus fermé dans les religions, au détriment des religions ouvertes, qui s’avancent librement dans l’espace public pour penser avec les autres. Kant écrivait qu’ « il n’y a pas de liberté de pensée sans liberté de communiquer sa pensée » : en matière religieuse, on appelle cela le prosélytisme. Or c’est l’inverse que nous sommes en train de produire : c’est le prosélytisme du foulard qui est jugé menaçant pour la République, et non son caractère de tradition culturelle. Je voudrais proposer un éloge du prosélytisme, de la conversion et même de l’abjuration ! —mais tout cela va ensemble. Le droit de partir, de quitter sa religion, a été une invention religieuse, que les puissances politiques et économiques ne connaissent pas encore vraiment — peut-on sortir du marché mondial sans mourir de faim ? Le pluralisme et la sécularisation sont issus de cette liberté religieuse , je veux dire de cette liberté chèrement conquise par les religions. Au lieu d’enfermer les religions dans la sphère privée, à l’exception de survivances rituelles que l’on respecte comme des traditions folkloriques, il faut ouvrir et instituer l’espace de leur libre-conversation. C’est ainsi que l’on forme des esprits critiques, et c’est ainsi que l’on réinventera une laïcité où tous puissent se reconnaître.

Olivier Abel

Paru dans La Croix, 2010.