« savoir s’abstenir »

J’ai reçu par internet dans ma messagerie une publicité sous le slogan quasi-théologique : « Tout peut être sauvé » . Tant pis pour cette publicité vraiment involontaire, je vous en donne lecture, sans y ajouter un mot : « Time Machine est l’outil de sauvegarde automatique révolutionnaire intégré à Mac OS X. Il conserve une copie à jour de tout ce qui figure sur votre Mac : photos numériques, musiques, films et documents. Du coup, si vous en éprouvez le besoin un jour, vous pouvez facilement remonter le temps pour récupérer n’importe quelles données. Tout peut être sauvé. Time Machine se souvient de la façon dont se présentait votre système un jour donné. Vous pouvez donc revisiter votre Mac tel qu’il apparaissait dans le passé. Vous pouvez ainsi remonter le temps. Entrez dans le navigateur Time Machine à la recherche de vos fichiers perdus depuis longtemps et vous verrez exactement à quoi ressemblait votre ordinateur à une date donnée. »

Ce qui me frappe, je l’ai dit, c’est le côté religieux du message véhiculé par cette publicité. On le voit, le salut par la Croix ou par le Messie a désormais de sérieux challengers ! A quoi bon attendre un sauveur quand nous avons désormais des logiciels qui peuvent tout sauver ! Mais il ne faut pas prendre cette question seulement à la rigolade. Le réseau électronique et informatique qui se mondialise est en train de se doter d’une capacité globale de mise en mémoire qu’il faut estimer sans commune mesure, à l’échelle cosmique, avec ce qui a jamais eu lieu. Et l’intelligence inhumaine (je veux dire sans mesure humaine) que ce réseau développe voudrait tout manager. Or il me semble que cette intelligence globale, qui voudrait ne rien laisser perdre et qui se dote peu à peu des moyens de tout sauver, a quelque chose de plus terrifiant que les idoles de jadis. C’est bien sûr que rien n’échappe à son filet, à son pouvoir infini de computation et de vérification.

Mais c’est finalement du sens même du salut qu’il est question. Car si tout peut être sauvé, que devient cela même qui est ainsi sauvé, et qui n’a pas été choisi, puisque tout est sauvé comme dans une poubelle où tout serait conservé pêle-mêle. Est-ce cela le salut ? Est-ce là le Salut universel que nous souhaitions ? Encore une fois, comme des apprentis-sorciers, nous voyons notre vœu, réalisé à la lettre, devenir un sortilège, une malédiction. L’enfer, c’est justement que tout puisse être sauvé, et c’est ce que Nietzsche le premier sans doute avait vu. Pour vivre, il faut au contraire choisir, sélectionner, ne pas se laisser envahir par tout, et surtout par tout ce qui ne voudrait pas être sauvé, ne voudrait pas être conservé ni revenir interminablement. Même la nature ne cesse de gaspiller, de perdre, de prodiguer pour rien.

Certes il ne s’agit pas de faire un éloge inconsidéré de l’élimination. Une société où l’on ne conserverait rien, où l’on jetterait toute chose aussitôt consommée, serait à la fois une société sans mémoire, sans durée, une société futile. Ce serait d’ailleurs une société encerclée par la pollution de ses propres poubelles, comme cette cité décrite dans Les villes invisibles d’Italo Calvino, menacée par l’éboulement de ses propres détritus. Mais nous avons trop longtemps pensé le salut comme un immense grenier, depuis l’histoire de Joseph en Egypte c’est bien l’image que nous en avons. Nous avons pensé le salut comme une mémoire intégrale, une mémoire telle que chaque existence, chaque cheveu même, fasse une différence dans la mémoire de Dieu. Nous avons pensé le salut comme don surabondant, comme plénitude.

Qui veut gagner sa vie la perdra, disait Jésus. Et qui perd sa vie à cause de moi la sauvera, ajoutait-il. Mais celui qui n’accepte la perte que pour sauver et gagner encore davantage au bout du compte, n’est-il pas dans un calcul infernal ? Et si le véritable salut, comme disait Calvin, était l’insouci même du salut ? Et si le Royaume de Dieu était la possibilité de se perdre tranquillement, dans un monde où tout veut sans cesse être sauvé ? Et si le véritable salut était simplement la perte, ou du moins la déperdition ?

Paru dans La Croix en avril ou mai 2009

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)