Introduction au texte de Paul Ricœur de 1939 « L’attention » pour le Cercle philosophique de l’ouest

Voir le texte du manuscrit de Paul Ricœur

La conférence dont nous vous présentons ici le texte rédigé et amplifié par Ricœur, a été donnée à Rennes, le 2 mars 1939, devant le Cercle philosophique de l’Ouest. Paul Ricœur est alors professeur de philosophie à Lorient, au sud de la Bretagne. Il a tout juste vingt-six ans, depuis quelques jours. Dans une note manuscrite préparatoire à cet exposé, et intitulée « la portée philosophique du problème de l’attention » (feuillet 6617 des Archives du Fonds Ricœur), il note « le double but de cette communication: 1) essai d’une description pure de l’attention (idée d’une psychologie compréhensive), 2) caractère central du problème de l’attention parmi les grands problèmes philosophiques ». La première partie est présentée comme une « Description de l’attention », suivi ensuite par une partie sur l’attention et la théorie de la connaissance, et par une autre sur l’attention et la théorie de l’action ou de la liberté.

manuscrit de Paul Ricœur – Conférence de 1939 sur « L’attention »

Dès le début du texte, dont le plan est légèrement différent de celui que je viens d’annoncer, la référence à Husserl est majeure et massive. Ricœur commence par établir le lien entre l’attention et la perception, en partant de leur caractère intentionnel : « Quand je perçois, je ne suis pas occupé de moi, je ne me connais pas. Je suis hors de moi ». Et plus loin : « je ne fais pas attention à mes perceptions ; je fais attention à ce que je perçois (…) L’attention est la perception même et non une réflexion, un redoublement. Qu’est-ce à dire sinon que faire attention est une façon de percevoir ? ».

Il s’attarde ensuite sur les aspects des objets perçus avec attention, c’est-à-dire avec clarté et distinction : « la clarté de l’objet de la perception attentive est un phénomène de contraste entre une figure et un fond ». Et c’est là qu’il en vient à ce qu’il appelle le paradoxe de l’attention : « quand je fais attention, mon paysage change d’aspect, sans changer de sens ». Autrement dit, « c’est ce paradoxe qui constitue l’attention — l’attention fait apparaître quelque chose qui en un autre sens était là ». Ce thème de l’apparaître, du faire apparaître en premier plan, et du laisser disparaître ou plutôt laisser glisser au second plan, me semble le thème phénoménologique majeur.

Ricœur examine alors l’acte de l’attention, et observe qu’il est de l’essence de cet acte « de ne pouvoir être intégralement réfléchi (…). Je fais attention à ceci. Je suis tout entier à l’objet. Le caractère éminemment prospectif de l’attention est l’obstacle essentiel à une réflexion totale ». Je souligne ce propos, qui atteste la constance de la pensée de Ricœur sur ce point. Il continue par cette superbe formule : « l’attention est exclusive d’un tel souci de soi ». Puis il distingue l’attention de l’anticipation, de la préperception, de l’attente : l’attention n’est pas un schématisme — là encore ces remarques sont appelées à d’importants développements, puisque pour rouvrir et élargir l’attention il faudra bouleverser nos schématismes trop établis, par une poétique du schématisme, dans la métaphore ou dans le récit. L’attention est donc plutôt une attitude interrogative, une sorte d’interrogation flottante, pour laisser venir les questions jusque là inaperçues : « Ce qui est attentif dans la recherche, ce n’est pas l’anticipation, c’est le fait de se tourner vers l’arrière-plan pour l’interroger. Le caractère interrogatif de l’attention me paraît essentiel ». L’attention consiste à se tourner ou se détourner, à faire remonter quelque chose de l’arrière plan au premier plan ou à l’inverse à le laisser glisser à l’arrière plan.

Les paragraphes suivants, qui vont considérer le lien entre l’attention et la durée, sont particulièrement importants en ce qu’ils annoncent certains développements futurs de La philosophie de la volonté. En effet, dans Le volontaire et l’involontaire, la durée et l’attention sont pensés ensemble comme un chapitre dans l’histoire de la décision : le choix est une attention qui s’arrête, et la succession, ordinairement subie, peut être dirigée par l’attention : je fais apparaître, je maintiens en considérant la chose sous tous ses profils, je laisse disparaître. Rien n’est donné d’un coup. Cette durée n’est pas la durée bergsonienne, c’est une durée phénoménologique. Et Ricœur note que l’attention « n’implique pas nécessairement l’effort. S’arrêter ne suppose pas nécessairement une crispation sur l’objet, une lutte contre des forces de distraction ».

Cette analyse phénoménologique ainsi établie, notre jeune Ricœur se retourne vers ses implications pour les grands problèmes philosophiques. Il s’attarde d’abord longuement sur les rapports entre l’attention et la vérité, remarquant que pour Descartes comme pour Thomas d’Aquin, comme pour Malebranche ou Berkeley, l’évidence est une attention face à une sorte de présence. Ce qui intéresse ici Ricœur c’est la structure de cette réceptivité : « On peut penser à ce qu’on veut mais on n’en pense pas ce qu’on veut ». Dans le même temps que se dégage ainsi une sorte d’objectivité irréductible à l’intentionnalité, l’attention selon Ricœur se rapporte à un sujet d’autant plus personnel, irréductible à un ego transcendantal abstrait : « si la vérité n’apparaît qu’aux esprits attentifs, elle n’apparait pas à la pensée en général mais à tel esprit, à tel moment de son histoire ». Ce perspectivisme est peut-être une pierre d’attente pour le tournant herméneutique de sa phénoménologie.

Les dernières pages du texte portent sur les rapports entre l’attention et la liberté. La question phénoménologique est ici : que signifie l’expérience étonnante de l’empire que nous exerçons sur certains de nos actes ? Surtout si on la pense par contraste avec ce qui ne dépend pas de nous et cette autre expérience, non moins radicale, que « je suis dans le monde, je n’en suis qu’une pièce, il me soutient, il m’englobe, il m’entretient, il m’absorbera ». Ici encore Ricœur procède en prenant appui sur un débat qui lui semble « un faux dilemme : la décision suit-elle le jugement ou est-elle issue d’un coup de force qui s’inscrirait entre le dernier jugement pratique et la décision ? Il semble que nous ayons là deux positions limites : Leibniz et James, le principe du meilleur et le fiat ». Ce développement, nous le retrouverons lui aussi dans Le volontaire et l’involontaire, à propos de la durée et l’attention : « Tout à l’heure c’était la mobilité de l’attention qui entretenait la délibération, maintenant c’est son arrêt qui y met un point final. La délibération, c’est l’attention dans son mouvement ; ce qu’on appelle choix, c’est l’attention en tant qu’elle s’arrête ». Les deux positions ici sont associées et articulées. La volonté est possible, c’est-à-dire la décision, parce qu’on peut cesser de faire attention : « Cette volonté de reste, c’est le pouvoir de penser à autre chose ». Quand on lit cette formule, on se dit que dans les années de captivité qui vont suivre, c’est bien ce pouvoir de la volonté que Ricœur va exercer de façon quotidienne.

Avant de conclure il lance encore une dernière fusée éclairante, sur notre capacité d’inattention comme un « pouvoir inemployé ». L’attention est bien l’une de ces capacités élémentaires sur lesquelles s’appuient l’anthropologie et l’éthique de Ricœur. Et ce dernier nous livre alors une dernière distinction, entre deux sortes d’inattention : l’inattention par défaut d’attention, par omission, par distraction, par démission ; et l’inattention présupposée par toute attention actuelle : « je ne fais pas attention à tel ou tel objet parce que je ne peux pas faire attention à beaucoup d’objets à la fois ; l’attention implique l’inattention ». On pourrait appeler cela l’inattention de réserve. C’est d’ailleurs dans les belles pages sur ce qu’il appelle l’oubli de réserve, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, qu’il faudrait aller chercher l’idée qu’il y a en nous des dispositions indisponibles mais qui nous rendent disponibles au reste, un noyau de mémoire profonde, où l’oubli n’est ni d’usure ni de refoulement, mais de réserve, au sens où là comme ailleurs Ricœur parle d’un « oublié fondateur ». La phénoménologie de l’attention apparaît ici en polarité avec la phénoménologie de l’habitude.

Depuis longtemps d’ailleurs je me demande pourquoi, dans Le volontaire et l’involontaire, l’habitude est présentée en polarité avec l’émotion, et non avec l’attention. Il en donne de nombreuses raisons, mais je me demande s’il n’a pas un temps hésité. Ricoeur frôle en effet souvent ce jeu de l’attention et de l’habitude : « Autre chose est de faire facilement, sans effort, avec peu d’attention, une opération compliquée, autre chose est de la faire à son insu et malgré soi » (Le volontaire et l’involontaire, Paris : Seuil-Points, 2009, p.380). S’il avait exploré plus avant ce jeu, il aurait ainsi distingué les habitudes qui bloquent, qui ne favorisent pas une attention supérieure mais favorisent la paresse, la démission, et les habitudes ouvertes, qui nous rendent disponibles à des apprentissages supérieurs. C’est d’ailleurs une caractéristique phénoménologique surprenante de l’habitude en ce sens, que de comporter la possibilité d’un redoublement réflexif : c’est une capacité à agir qui n’obture pas mais ouvre la possibilité simultanée de considérer attentivement ce que l’on est en train de faire, et donc de l’améliorer.

On le voit, nombreuses sont les ressources de ce texte, dont je n’ai donné qu’un bref aperçu que j’espère apétitif ! La puissance spéculative de ce tout jeune professeur, bientôt appelé sur le front de la guerre et qui restera longtemps prisonnier, rongeant son frein, s’y manifeste déjà pleinement, à son meilleur niveau.

Olivier Abel

dans le cadre des manifestations pour le centenaire de Paul Ricœur