« Les stocks de temps »

Méditons une fois encore le vieil adage « le temps c’est de l’argent », pour tenter de comprendre ce qui nous arrive avec le temps aujourd’hui, et nous fait parfois si mal. Pourquoi avons-nous toujours le sentiment de n’avoir pas le temps ? Quand j’ai de l’argent dans ma main, j’ai du pur possible. Je peux en disposer diversement, acheter ceci, ou encore ceci, ou cela. Ces possibilités sont autant de possibilités d’employer mon temps. Quand j’ai beaucoup d’argent en main, c’est tout un champ de possibles qui s’étend devant moi ; et quand je n’en ai plus c’est comme si j’étais ramené à un présent plus étroit, plus proche aussi, mais avec moins de possibilités. A ce stade de l’observation, on peut déjà remarquer une différence souvent constatée. Car il y a le temps stocké sous forme d’argent, qui est une réserve de temps, mais de temps mort, conservé, différé ou virtuel. Et puis il y a un temps éphémère et vivant, et c’est du présent vif, que nul ne peut cependant retenir entre les doigts.

Poursuivons : que se passe-t-il quand j’achète une grappe de raisin, un livre, une chemise, une méthode de langue, un vélo, un coffret intégral de musique ou de films, un billet de train ? J’arrête mon indécision et je donne une configuration précise aux possibilités de mon temps futur. D’où certaine manière je lance des promesses, à moi, à mes proches, au monde : je contracte une sorte de dette en pointillés, qui sans être contraignante n’en est pas moins une sorte de « pré-occupation » de mon futur. Une éphémère grappe de raisin n’est pas une préoccupation durable ni pénible, certes, mais la manger peut quand même prendre un certain temps. Lire un livre, écouter une musique aussi.

C’est ici sans doute que se greffe une partie de notre problème : l’argent, quand on en a, fait croire à la possibilité d’avoir du temps. Parce qu’avoir l’intégrale de Bach ou de Bergman, c’est avoir du temps ! Prendre un abonnement à un journal, ou un forfait téléphonique, c’est se donner d’avance toute une plage de temps, se donner crédit du futur. C’est pré-occuper son temps avenir en lui donnant une configuration, et il est bon, avant de s’offrir un jardin ou une voiture, de se demander si c’est cela le visage que l’on veut donner au temps futur, si c’est bien cet éventail de possibilités que l’on choisit. Car on ne peut pas tout faire en même temps.

Il y a pire : si nous additionnons tout ce que nous avons ainsi acquis, n’arrivons nous pas à des chiffres démesurés par rapport à nos existences ? Faites l’expérience : chiffrez le temps que prendrait un usage heureux de chacune des choses dont vous avez composé votre environnement, et faites le total. Pour ma part je sais d’ores et déjà que jamais je ne pourrai lire tous les livres encore non lus que j’ai dans ma bibliothèque — il faudrait comme le rêvait Gaston Bachelard que le paradis soit une grande bibliothèque. Je sais aussi qu’il est des musiques ou des films adorés que je ne réentendrai, ou ne reverrai jamais. Des arbres et des amitiés que je n’aurai pas le temps de soigner ni de voir grandir ni fleurir. Au départ ce débordement du possible sur le réalisable n’est pas grave et donne un sentiment de liberté. Mais il y a une limite indécise au-delà de laquelle le temps présent est comme gangrené par ce temps virtuel.

Ainsi plus l’argent nous permet d’avoir du temps, du temps d’avance stocké dans des objets et des projets qui sont autant de promesses de bonheur, plus notre temps vivant est écrasé de dettes. Et si nous déstockions un peu tout ce temps bloqué ? Nous sommes écartelés par des possibilités démesurées par rapport à nos vies, et qui nous démènent. Or nous continuons à courir, à acheter, à acquérir de nouvelles possibilités dont nous ne faisons rien. J’ai le sentiment que nous ne sentons même plus notre démesure, ce que les Antiques auraient appelé notre hybris. Et je me demande si la sagesse ne serait pas de se donner moins de pré-occupations, et de contracter moins de ces promesses intenables qui nous retombent sur la tête, inaccomplies.

Paru dans La Croix n° 19/11/07

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)