La naissance de la dialectique

 

En étudiant les formes de la réponse et de la question chez les sceptiques, les cyniques, et chez Platon, on voudrait montrer comment la naissance de la dialectique est contemporaine d’une crise de la cité, et plus globalement d’une crise de la représentation : parce qu’il place l’interrogation au centre, le dialogue produit une métaphorisation du monde et du sujet.

Mort d’une cite et naissance d’un langage.

Le langage de la réponse et de la question :

Nous avons probablement beaucoup à apprendre des développements de la réponse et de la question comme genre de langage, notamment aux alentours du platonisme : le scepticisme et le cynisme pourraient alors apparaître comme deux figures inverses mais ensemble issues de la dialectique naissante, dont elles ont hanté les limites. Dans le bassin oriental de la Méditerranée antique, le langage de la réponse et de la question est un genre très répandu et très peu homogène. C’est plutôt le carrefour géométrique de différents genres de langage, de différentes formations discursives qui correspondent à différentes formations sociales : à certains moments, toutes les écoles philosophiques en ce sens sont sceptiques et pratiquent l’examen dialectique à titre d’exercice mental ou d’exercice éthique. Le propos de cette étude est d’abord d’en différencier les formes et les fonctions, et tenter d’apercevoir de quelles luttes ce langage est le terrain.

En effet, provenant de diverses sources pour donner naissance à un véritable genre littéraire, le « dialogue », aussitôt né, se multiplie : selon Diogène Laërce, Aristippe de Cyrène (fondateur de l’école cyrénaïque) en avait rédigé 25, et Platon 28, et tant d’autres encore dont Aristote, qui le classe dans le genre des petites comédies ou mimes([1]). En se multipliant, le genre diverge, et comme obéissant à des lois internes, donne lieu à des langages de plus en plus différenciés. Mais comment s’est ainsi développé le langage de la réponse et de la question, et pourquoi? Telles sont les questions que nous voudrions détailler.

Commençons par quelques remarques d’ordre littéraire. Il faut rappeler l’extrême importance des formes de langage dans l’Antiquité, des manières de parler comme signe d’appartenance sociale ou d’obédience philosophique. Un sceptique qui parle comme un académicien est un académicien. Pour Cicéron, Pyrrhon est dogmatiste et Platon est sceptique. Tardivement, Sextus Empiricus polémique contre la « confusion » : le scepticisme véritable n’est pas le parler sceptique. Cette distinction est probablement un symptôme de la lente séparation qui s’opère dans la « maîtrise de soi » entre une « héroïque »(comme comportement public et « prise de rôle », presque comme « éloquence ») et une « éthique » (comme ascèse du soi).

Comme forme de discours, le langage de la réponse et de la question est aussi ancien que la littérature orale, où le dialogue est d’ailleurs une des principales mnémotechniques. Cette fonction mnémotechnique est déjà un indice, car le Livre des Morts ou certains mythes de Platon (Er, dans La République) nous rappellent que jadis la mémoire était aussi le moyen de traverser la mort([2]). Au–delà du face–à–face, le dialogue mêle l’ici et l’ailleurs, les vivants et les morts. C’est ce que l’on voit dans les « lamelles » orphiques qui condensent la forme des dialogues des morts, les « réponses » initiées des religions de mystères([3]).

Il se produit cependant quelque chose de nouveau. D’une part, imitant la forme orale, le dialogue est mis par écrit et devient un genre littéraire, au moment même où l’écriture quitte son statut magique et rituel de testament (faire parler à distance et éventuellement d’outre–tombe) pour être mise en procès (l’écriture comme faux, ruse et artifice, mais aussi ce qui permet tous les jeux et les calculs humains)([4]). Le statut du dialogue ne pouvait être indifférent à cette oscillation entre le sacré et le jeu, très visible encore dans le dialogue platonicien, et dont Jan Patocka a si bien parlé([5]).

D’autre part, le langage de la réponse et de la question devient l’opérateur d’un mélange des genres, et prend sur lui la fonction jusque là le plus souvent assumée par le « récit », de faire tenir ensemble différentes formes de discours et d’en être le tenon ; le récit intervient dans le cadre et sous les contraintes du dialogue, il passe au deuxième degré, comme une citation. Or le dialogue porte en lui une autre « Mimèsis » (pour reprendre le mot de E.Auerbach), une autre représentation du réel, du monde et du sujet. Et il ne faut pas oublier que la naissance de la dialectique est aussi celle de la « philosophie », sous cette appellation. Disons deux mots de cette naissance.

La vérité au centre, nulle part :

Il est plausible de présenter Zénon d’Elée comme l' »inventeur » de la dialectique, car il pousse un cran plus loin l’art moral ou initiatique de l’entretien oral, en appliquant avec une fougue logique toute neuve le principe de non–contradiction, « inventé » par Parménide, son maître, pour défendre les thèses de ce dernier contre les objecteurs. Partant d’une thèse approuvée par l’interlocuteur, il s’agit d’en tirer des conséquences aussi probables les unes que les autres, et contradictoires. C’est donc un « art martial », si l’on peut dire, mais destiné à paralyser ensemble les adversaires : ses arguments sont pour lui seulement probables, et la vérité est hors–jeu. Ce n’est pas un hasard si Platon appelle l’inventeur du jeu dialectique le Palamède d’Elée ([6]).

Mais Platon lui–même ne fait pas autre chose dans « Le Parménide », où il développe par la bouche de Parménide lui–même une sorte d’axiomatique où l’on essaye successivement tous les postulats possibles quant à l’unité et à la multiplicité de l’être et du non–être, en déroulant à chaque fois toutes les conséquences de ces postulats, pour en éprouver la cohérence. Ce faisant il s’émancipe précisément de la thèse unique de Parménide sur l’Etre– Un. Et cette émancipation, qui est ici racontée par Platon comme voulue par Parménide et conduite par lui, il la raconte dans « le Sophiste » comme un parricide : il a fallu « tuer » Parménide pour oser parler de l’existence du néant. Mais c’est par cet exercice dialectique que le citoyen de la Cité métaphorique de Platon s’émancipe.

La dialectique est donc, hésitant entre le jeu et le sacré, une géométrisation du discours où tous les points de vue sont à équidistance du centre ou de la vérité. Ce qu’il y a de polémique dans la dialectique (et ce qu’il y a de guerrier dans le « cercle » du dialogue) doit être compris sous cette idée générale d’un langage de la « démocratie », après les réformes de Clisthène([7]). Nous sommes toutefois à un moment où ces réformes structurent davantage l’espace d’une nostalgie, d’un débat public devenu presque sans objet (et à ce titre quasi– »désintéressé »), que celui d’une Cité–Etat concrète et colonialiste. Nous reviendrons sur ce thème à la fin de cette étude, pour voir quel est le « sujet » et quel est le « monde » engendrés par la dialectique ; mais il n’est pas inutile d’expliciter auparavant les figures que prend la dialectique naissante.

Comme celle de la philosophie, la paternité spirituelle de la dialectique, à travers Zénon, reviendrait donc à Parménide. On sait que dans son « poème », après un préambule initiatique, Parménide sépare la vérité (l’être est, et le non–être n’est pas) de l’opinion (le non–être est, l’être n’est pas, autrement dit n’importe quel jugement autre que tautologique) sur un critère implicite qui est en même temps le principe d’identité et le principe de non–contradiction. Il ajoute qu’on ne peut dire ni penser le non–être. Cette « découverte » ouvre à la discussion philosophique un problème et un espace très importants.

D’une part en effet la vérité sera « une » et « même », faite de pures identités, d’autre part les jugements, les dicours, les opinions tous mêlés sont renvoyés à leur « multiplicité », à leur « altérité », à leurs contradictions. L’art de la discussion consistera à appliquer à ce divers le principe de non–contradiction et le principe d’identité, afin d’établir les rapports du multiple avec l’un et les similitudes de l’autre avec le même. Mais réaliser ce programme, qui est à peu près celui de la dialectique platonicienne, c’est éliminer deux autres « programmes dialectiques » possibles (par application systématique du principe d’identité et du principe de non–contradiction) : celui qui dissout totalement le multiple dans l’un (la dialectique sceptique); et celui qui pulvérise complètement l’un dans le multiple (la diatribe cynique).

La dialectique nait donc, au moment où le dialogue devient un genre littéraire autonome et à part entière (le genre « philosophique »), en développant un langage de la question et de la réponse dans au moins trois directions, où la forme même de ce langage va peu à peu changer sous l’influence des contraintes sémantiques dues aux positions philosophiques et « dialectiques » respectives de ces trois sortes de dialogue. Le problème philosophique des rapports du platonisme avec le scepticisme et le cynisme, ultérieurement avec la gnose et le stoïcisme, tient aussi à ces contraintes immanentes à la dialectique et à ses styles.

Sceptiques et cyniques, sur le sens de la reponse et de la question.

L’examen sceptique :

Les sophistes se sont abrités dans la dialectique éléate sous deux argumentations. La première, supposant que dire vrai c’est dire ce qui est, de l’affirmation parménidienne qu’on ne peut ni dire ni penser le non–être, conclut que l’on dit toujours vrai. La seconde argumentation reprend les mêmes lieux sur le mode négatif : rien n’existe (il n’y a que des apparences), et si quelque chose existe on ne peut pas le penser, et si on peut le penser on ne peut pas le dire ; on ne dit donc jamais vrai. Cette fameuse et très éléatique démonstration de Gorgias fournit le principal de l’argumentaire sceptique([8]). C’est un développement extrême du principe d’identité.

Ainsi le scepticisme est éléate en ce que sa dialectique est moniste (même si c’est négativement). Pyrrhon désespère du vrai, affirme le néant de toute science et que tout est vaine opinion, se retire de la discussion : la dialectique sceptique est la dialectique de la sortie de la dialectique. C’est une anti– dialectique, qui s’éteint dans une interrogation que toutes les réponses laissent hors d’atteinte ; le repos après le débat. L’Un est silencieux. Chez Pyrrhon toutefois cette attitude est éthique et vise l’indifférence([9]). En son extrêmité, la dialectique sceptique ne vise ainsi à résoudre aucun problème, elle sert simplement à dissoudre les problèmes. Le « skeptein », le perpétuel examen, l' »épokhê », la suspension du jugement, qui sont aussi bien des techniques de l’Académie, sont chez Pyrrhon une simple éthique, une méthode d’indifférence et d’abstention.

Au delà du pyrrhonisme, le scepticisme est une technique dialectique partagée au début par de nombreuses écoles, perfectionnée par chacune à sa manière, et passée dans le domaine public. Tout converge vers le scepticisme, la sophistique héraclitéenne aussi bien que la sophistique éléate, l’entretien socratique et l’atomisme démocritéen, la dialectique platonicienne et le pluralisme expérimental d’Aristote, l’argumentation mégarique et le phénoménisme cyrénaïque pour lequel le bien est « un mouvement doux accompagné de sensation ». S’il y a un dernier mot du scepticisme, c’est d’ailleurs certainement la douceur. Et cette technique commune, c’est tardivement et presque par hasard qu’elle donne son nom au pyrrhonisme. Le bassin oriental de la Méditerranée antique fut, avec la dislocation de l’empire hellénistique, submergée par un genre sceptique qui rayonnait bien au–delà des écoles : un genre oral omniprésent, mais qui, à la différence des « gnoses » ne pouvait laisser beaucoup de traces, et pour cause !

Aussi ne peut–on plus s’étonner de ce que la Nouvelle Académie (Arcésilas, Carnéade) ait pu se déclarer platonicienne et sceptique, et que ce soit elle qui invente les meilleures techniques du scepticisme, qui developpe l’examen dialectique et la suspension du jugement. Ni que Platon ait pu être compris dans l’Antiquité hellénistique et jusqu’à Cicéron comme un sceptique. Alors comment discerner dans le scepticisme la lignée platonicienne et la lignée pyrrhonienne ? Peut–être faut–il là encore suivre les distinctions entre les formes de langage. Timon de Phlionte, disciple de Pyrrhon, se moque de l’académicien Arcésilas, non pour ses opinions (elles sont très proches) mais pour ses manières de parler : il abuse de dialectique([10]). En fait Timon aussi a sa dialectique ; elle consiste à ramener les théories à des hypothèses non–démontrées et à les refuser. Arcésilas (qui ne lui en garde pas rancune) n’en poursuit pas moins sa dialectique propre, qui consiste à développer alternativement le pour et le contre, aussi longtemps qu’il le faut pour que les protagonistes consentent à ce que le dialogue reste indécidable([11]).

C’est aussi cette démarche que l’on trouve développée par Carnéade, qui n’a rien écrit mais qui était considéré par les anciens comme un des plus grands penseurs. Il fit à Rome des discours retentissants pour et contre la justice([12]), qui firent vaciller l’austère rhétorique de Caton l’ancien. Contre les stoïciens il proteste que nier l’existence du mal pour ne pas avoir à l’expliquer est trop facile. Contre tout dogmatisme il soutient qu’en l’absence de critère sûr pour discerner une représentation vraie d’un fausse il ne faut rien affirmer et s’en tenir au probable, c’est à dire une approximation infinie de la vérité([13]). On raconte enfin que lorsque sa dialectique avait rompu les résistances, il paraissait oublier ce qu’il avait dit et négliger ses propres arguments. Sur ces différents éléments on peut conclure globalement qu’il y a deux voies pour la dialectique sceptique : la voie longue ou même interminable, qui est celle d’Arcésilas et de Carnéade([14]), et la voie courte, qui est proprement pyrrhonienne.

Revenons enfin à cette dernière. A la limite, les sceptiques pyrrhoniens ne voulaient plus entendre parler de philosophie([15]) : Euryloque détestait tellement les discussions que pour échapper à ses questionneurs il leur laisse son manteau et traverse l’Alphée à la nage ; Hécatée d’Abdère rédige plutôt des livres sur les Juifs et Abraham, ou sur les Egyptiens ; et Timon([16]) fait apprendre la médecine à son fils. La médecine sera l’aboutissement du scepticisme, après Aenésidème d’Alexandrie([17]) pour lequel il n’y a ni causes ni effets, mais des habitudes d’antécédence et des symptômes offerts à l’interprétation : on ne peut rien savoir, mais il y a de bons praticiens de l’interprétation. Ménodote de Nicomédie, Sextus Empiricus, qui rédigea le bréviaire et le testament de la dernière école sceptique, Favorinus d’Arles, tous les derniers sceptiques de l’Antiquité sont des medecins. Ils appliquent le mot de Pyrrhon, que le doute est le « purgatif » du jugement([18]).

La diatribe cynique :

A l’autre bout du spectre de la dialectique, une autre école, un autre style se détache très tôt ; un autre éléatisme. Son fondateur, Antisthène, applique plus systématiquement encore que Zénon d’Elée et que les Mégariques le principe de non– contradiction, et pulvérise la possibilité du jugement ou de la définition. Dire « le ciel est bleu », ou « l’homme est un animal politique » est déjà une contradiction. On peut dire seulement que l’homme est homme, que le blanc est blanc, que le cheval est cheval. On ne peut que nommer, désigner des individuels. Antisthène se moquait de la doctrine des Idées (les Mégariques, Platon), en disant « je vois bien tel cheval, je ne vois pas la chevaléité »([19]). Il disait aussi qu’il est impossible que deux hommes se contredisent, et qu’ils disputent toujours en vain : car en fait on ne parle jamais des mêmes choses([20]).

A l’instar des pyrrhoniens, mais beaucoup plus vite et par une sorte de court–circuit, la diagonale cynique nous fait sortir de la dialectique, par le moyen d’une dialectique abrégée. Les dialogues cyniques sont clairement des dialogues de la sortie du dialogue ! Là aussi, comme chez Socrate d’ailleurs, de brefs dialogues mettent fin aux grands discours. Mais le pôle dialectique qui est ici privilégié est celui de la réponse. Il ne s’agit pas d’un savoir théorique, ni d’une doctrine morale : en ce sens–là eux aussi sont sceptiques, et leur exercice (askêsis) plus encore est à visée éthique. La réponse cynique est une boutade, une « diatribe » vigoureusement illocutionnaire ; il ne s’agit pas d’expliquer quelque chose, mais de mettre l’interlocuteur dans une situation telle qu’il se convertisse, abandonne ses biens et sa situation sociale pour vivre selon sa nature, au mépris des conventions([21]). Le dialogue, émaillé de petites histoires et de bons mots, est une mise en scène et une morale en acte([22]). Il s’agit de savoir répondre.

Ce « savoir–répondre » est un savoir–faire, et même exactement un savoir–faire–faire. Diogène de Sinope, prisonnier et vendu comme esclave, à celui qui lui demandait ce qu’il savait faire répond : « Commander ! Qui veut acheter un maître ? »([23]). Et d’un jeune homme qui demandait à être son disciple il exige d’abord qu’il le suive en tenant un hareng attaché par une ficelle([24]). Les Cyrénaïques également ont cultivé ce genre de réparties : au tyran Denys qui lui demandait pourquoi les philosophes hantent les maisons des riches alors qu’on ne voit jamais les riches dans les maisons des philosophes, Aristippe répond : parce que les premiers savent ce qui leur manque, alors que les seconds ne le savent pas. Le cynique répond à côté, se tient en dehors des discours attendus, et sa réponse retourne la question. Cratès (« disciple » de Diogène et « maître » de Zénon de Citium, le fondateur de l’école stoïcienne), comme Alexandre qui venait de piller Thèbes lui proposait de la reconstruire, répond : « Pourquoi donc, il y aura bien un autre Alexandre pour la détruire »([25]).

La réponse imprévue met du côté des cyniques les partisans du rire, et le comique de ces dialogues en fait un genre populaire. Si le scepticisme est « conservateur » (il garde les opinions de son milieu, faute de mieux), le cynisme est « rebelle » par sa volonté de vivre selon la nature (en vrai « chien, parce que caressant ceux qui lui donnaient, aboyant ceux qui ne lui donnaient pas, mordant les méchants »)([26]): pour le cynique, les riches et les puissants sont des fous, et seul le renoncement, ou mieux l’abstention, fait du sage son propre maître([27]).

Dernier trait : Alexandre et Diogène (la réponse « ôte–toi de mon soleil » de l’un à l’offre de l’autre), sont morts tous les deux en 323. Une opposition presque emblématique en fait les deux figures antagonistes et complémentaires qui partagent une population désorganisée par la chute des anciennes cités([28]). D’un côté les cortèges initiatiques à la suite d’une image, la participation à différents cultes syncrétistes, dont celui qui identifie Alexandre à Dionysos([29]). De l’autre et dans son tonneau, l’individu réfractaire, pour lequel il n’y a rien derrière, rien au delà, ni d’ailleurs nulle convention à légitimer([30]). Une dialectique qui pulvérise la définition, l’identification des individus et donc leur intégration et leur assujetissement, ne pouvait pas ne pas gêner les autorités. Ptolémée et Lysimaque aussi auront affaire aux sarcasmes cyniques([31]). Mille boutades circuleront dans le domaine populaire et auront plus d’effet philosophique que bien des lourds et savants traités stoïciens([32]).

Si l’on peut risquer une conclusion provisoire à l’issue des deux « programmes dialectiques » sceptique et cynique, je dirai qu’ici et là on sort du dialogue, tantôt en direction de l’universel par la suspension du jugement, et tantôt par sa destruction en direction de l’individuel. Et je risquerai les observations suivantes. Tout se passe comme si les différentes gnoses (qui ne sont jamais très éloignées des « thérapeutiques ») avaient tenté de répondre à la problématique sceptique, qui est celle de la vérité–Un ; les deux versants du scepticisme ne sont que les conséquences, « académiciennes » ou pyrrhoniennes, du fait que l’inconnaissabilité de l’Etre permet non de résoudre mais de dissoudre toute question. A l’inverse tout se passe comme si le stoïcisme avait tenté de répondre à la problématique cynique, qui est celle de la place de l’individu dans le monde : ici c’est l’indicibilité de l’individu qui pulvérise le jugement, ou tout au moins le décompose([33]). Mais ces problématiques sont toutes deux comme engendrées par la dialectique naissante elle–même, elles en marquent les limites extrêmes.

Platon et la métaphore du dialogue.

L’idée comme interrogation :

Les deux figures polaires du scepticisme et du cynisme ainsi esquissées, reste le programme dialectique intermédiaire, qui fut celui du platonisme. Pour comprendre ce que nous allons dire maintenant, il faut commencer par résister au préjugé que les « idées » chez Platon sont des réalités séparées, des archétypes métaphysiques. Si Aristote était préoccupé du contenu concret des savoirs et des sagesses, le problème de Platon était plutôt celui du langage, la recherche d’un métalangage qui permette de critiquer la sophistique([34]) et la tyrannie: le problème des idées est un problème de langage([35]). Le seul argument que l’on puisse objecter, c’est chez Platon l’incontestable dépréciation du monde sensible. Or on peut montrer que la méfiance platonicienne à l’endroit du sensible procède justement de sa méfiance à l’endroit du langage : car l’opinion gouverne l’apparence, le langage gouverne les sensations. Comme le dit Socrate à Cratyle, comment ne pas s’abandonner à l’héraclitéisme quand on s’est abandonné au langage([36])? Parce que l’injustice est toujours couverte par le discours sophistique, et parce que les Sophistes s’abritent dans le flux des significations, la théorie des idées vise donc des identités sémantiques, des significations invariantes, et son problème n’est pas métaphysique mais métalinguistique([37]).

Dans un premier moment on peut dire que, sous l’aiguillon de cette question, Platon vise des idées qui seraient comme des origines de sens, des fondements de la dénomination : l’idée serait « archê »([38]). Cela veut–il dire qu’il y aurait en nous quelque chose comme un langage divin? Selon Jean–Pierre Vernant, « dans les sociétés dites archaïques, au contraire, toute vie sociale et spirituelle est encore incluse dans la sphère du religieux. Aussi la religion n’apparaît–elle pas comme une langue parmi les autres ; la religion se donne pour le langage même du monde, comme si le réel, dans son fond était signe et parole »([39]). Or, quelque archaïsant que soit Platon([40]), c’est précisément lui qui montre que cette ultra–langue, que ce métalangage divin nous est inaccessible.

En effet un métalangage n’est encore qu’un langage([41]). Il n’y a pas de savoir possible de l’idée comme unité séparée. A la différence des néo–platoniciens qui ont tendance à hypostasier les termes, chez Platon l’Un, le Principe ou l’Archê, n’effacent pas le Multiple : il n’y a d’Un que par rapport au Multiple et réciproquement([42]). Cette ontologie pluraliste et relationnelle tient à ce que l’on n’a pas affaire à des significations séparées mais à un système de différences, une articulation([43]). Le travail dialectique consiste alors à explorer la cohérence des mondes d’idées, la compossibilité des idées dans le même monde : d’où l’axiomatique du Parménide, tout essayer, dérouler toutes les conséquences d’une hypothèse, pousser l’exercice à fond([44]). Bien des théories de Platon apparaissent alors comme des jeux et des métaphores (en particulier les mathématiques) : tout se passe chez Platon comme si plus il y a doctrine (écrite ou pas) plus c’est du jeu !

En cherchant ce qui était « dernier » chez Platon certains le cherchent dans un enseignement oral ésotérique([45]). Mais l’opposition de l’oralité et de l’écriture est un peu massive pour rendre raison de Platon, et la critique de l’écriture doit être mise en paralèlle avec celle de l’éloquence : ici et là elle repose sur le primat de la question sur la réponse. Quand la réponse écrite tend à renvoyer bêtement à la question qui précédait, et se répète obstinément devant toute nouvelle question (« Phèdre » 275 d), elle ne fait que rendre bien visible cette prétention de n’importe quel discours à répondre à toutes les questions, à toutes les situations.

Autrement dit ce qui est « dernier » chez Platon c’est l’exercice mathématico–dialectique lui–même. L’enseignement simple et difficile, « sérieux », n’avait AUCUN contenu([46]). D’après Le Parménide et Le Sophiste, le problème n’est donc pas de sortir du langage, mais d’en régler l’usage, de déterminer à chaque fois les règles qui rendent le dialogue légitime, et qui s’organisent autour de ce qui est « en question ». Ces règles sont diverses : règles de cohérence interne, quoique Socrate se contredit souvent ; règles de vérification par la construction d’une « co–référence ». Mais il s’agit surtout de fixer les règles du dialogue même, de l’espace d’interlocution. Si Socrate est toujours prêt à annuler la partie (Protagoras 65–66) ou à redemander quel est l’objet de la discussion (Lachès 185) c’est parce qu’il cherche à placer son interlocuteur dans une certaine posture et à faire effet philosophique. L’effet philosophique est un effet d’ignorance sue, de mise en contradiction, qui remet le dialogue en mouvement.

L’idée, l’archê, c’est alors la question : de quoi parle–t– on([47])? La dialectique a pour principe le non–recouvrement de la question par une réponse, par un discours. Quelque belle que soit une réponse, elle est rapportée à son usage : à quelle question répond–elle exactement ? Il y a dans la réduction eidétique quelque chose comme une problématisation : la thèse devient problème, comme l’observe Jan Patocka([48]). C’est en la rapportant à la question qui l’origine que l’on voit si une réponse est cohérente (si les réponses sont compatibles entre elles), ou si elle n’a pas oublié son objet ; c’est en soumettant les discours à la question que l’on brise la prétention sophistique à savoir et à avoir réponse à tout, et que l’on retrouve cette interrogation, cette absence, qui fait que la philosophie est une connaissance restée désir. La dialectique platonicienne met l’interrogation au centre du cercle.

La critique platonicienne du dialogue :

A partir de là nous pouvons revenir sur ce qui « retient » Platon d’être sceptique ou cynique. Bien sûr, quand on lit « Le Parménide » de Platon, et qu’on le voit développer toutes les conséquences d’une hypothèse en adoptant successivement différents postulats sur l’Etre ou sur l’Un([49]), on peut éprouver le vertige qui fut celui de ses successeurs : finalement, quelle est l’hypothèse concluante ? Ce sentiment devait être renforcé par le nombre des dialogues aporétiques([50]), par la manière dont les « arrêts » des dialogues sont presque toujours des politesses, par le statut équivoque de ces « discours cités » que sont les mythes et qui sont autant des questions voilées que des réponses figurées([51]), par le fait que Platon parle toujours par figures interposées, et par le style ironique de Socrate (sur lequel notre enquête reviendra plus loin). En surmontant le débat par une doctrine finale, en « scolarisant » le platonisme, en prenant des jeux de chiffres ou des figures géométriques pour la représentation du monde réel, les chefs de la première Académie (Speusippe et surtout Xénocrate) ont provoqué la réaction sceptique des générations suivantes. Arcésilas et Carnéade sauvèrent la vivacité de la dialectique.

Mais Platon en son temps devait répondre à un autre problème. D’un côté en effet, le Sophiste s’abrite sous la même dialectique éléate déjà étudiée pour le scepticisme : dire vrai c’est dire ce qui est, on ne peut ni dire ni penser le non–être (thèse de Parménide), donc on dit toujours vrai. Pour attraper le Sophiste, il faut montrer que l’on peut dire le faux, et donc dire ou penser ce qui n’est pas (Le Sophiste 240–d). C’est ce que Platon appelle le parricide (241–d) car il lui faut réfuter Parménide ! Le faux, c’est la réponse qui refuse la question, qui ne se soumet à aucune question. Remarquons : quand Platon écrit que pour pouvoir montrer que l’on dit vrai il faut pouvoir montrer que l’on dit faux, on se demande ce que K.Popper a pu inventer qui l’autorise à donner si présomptueusement à Platon des leçons de pensée « ouverte ». L’interrogation chez Platon a pris la place de l’Etre parménidien : elle tient en suspens ce qui est et ce qui n’est pas.

Mais ce non–être que nous pouvons dire et penser est relatif: le repos est le non–être du mouvement, l’autre le non–être du même (257–b sq.), et c’est ainsi que le non–être circule dans l’être([52]), et que la négation est partout présente dans nos jugements et dans notre langage, comme dans l' »océan d’arguments » dont parle Le Parménide (137–a). Ce qui est sceptique chez Platon, c’est une « obligation d’examiner », à cause de l’impossibilité de disjoindre l’être du non–être, l’un du multiple, l’identité de l’altérité ; mais ce scepticisme est méthodique: il nous interdit de nous réfugier dans l’indicibilité et l’impassibilité de l’Un, et il fonde la possibilité et même l’obligation de la dialectique([53]).

D’un autre côté, si le scepticisme est foncièrement moniste et éléate, il est remarquable que la thèse moniste soit réfutée dans Le Sophiste sur le prétexte qu’il faut plus d’un mot pour la formuler : dire « l’Etre est Un » est déjà trop (244–b–c)! Cet argument est un argument cynique. Quand Le Parménide nous rappelle qu’il faut aussi penser la boue, le poil, la crasse, et pas seulement la Justice ou la Vertu, quand Le Grand Hippias nous suggère qu’il y a aussi une beauté de la marmite, et pas seulement des belles filles, l’argumentation est là encore cynique([54]). Pourtant Platon semble avoir eu bien davantage confiance qu’Anthistène ou Diogène en la conversation, en la puissance de l’interrogation ; comment faire autrement d’ailleurs, puisque nous sommes plongés au beau milieu des jugements, condamnés à juger, c’est à dire à utiliser un critère implicite de jugement. Et puis Platon ne partage pas leur idéal éthique de vie naturelle, car il ne croit pas à la possibilité de sortir des conventions, de sortir du langage en remontant à des « in–dividus » sémantiques([55]).

Il faut donc trouver une règle interne qui fonde le jugement. « Travailler ainsi à isoler tout de tout, c’est principalement n’avoir point de mesure, et, comme de juste, le propre d’un homme qui est complètement dépourvu de culture et de philosophie – pourquoi donc ? –parce qu’il n’y a pas de façon plus parfaite d’annihiler tout discours, que de détacher chaque chose de toutes les autres ; car ce qui a donné naissance au discours, c’est l’entrelacement réciproque des genres ». C’est contre la dialectique cynique (qui pulvérise la possibilité du jugement et de la définition) que Platon doit établir la possibilité du jugement en établissant la relativité des termes, leur caractère toujours analogique et presque métaphorique : « le ciel est bleu » mêle l’altérité à l’identité dans un travail de la ressemblance qui est toujours aussi un travail de la réminiscence. Le jugement est possible, mais il faut accepter qu’il n’est qu’une analogie, et l’exercice dialectique est un jeu où l’on a réussi lorsqu’ensemble, par l’approximation des réponses et des questions, on parvient à parler des mêmes choses et à placer la commune question au–dessus du discours que chacun tient.

Nous avons parlé d’oscillation entre le sacré et le jeu, entre le mythe comme langage du sommeil, comme dit Jan Patocka([56]), et la réflexion comme langage d’éveil. Nous pouvons dire maintenant que c’est précisément sous le travail de l’interrogation que le dialogue platonicien produit quelque chose comme une métaphorisation. En effet il y a « dialogue » dans cet exact intervalle entre l’Un et le Multiple, entre le Même et l’Autre. Pour le dire autrement, entre une réponse qui était pleinement l’assertion d’un monde qui réponde à la question initiale, et une nouvelle question qui doit trouver sa réponse dans un autre monde possible, il y a une sorte de travail considérable, qui est une travail de deuil et d’enfantement, pendant lequel la proposition est en même temps réponse et question : la réponse n’est réponse que dans un sens figuré (voir supra l’étude sur « La métaphore comme réponse et question »). On fait répondre la « réponse » à une autre question que celle à laquelle elle répondait. Tel est le site des « réponses » dans tous les dialogues de Platon qui ne sont pas aporétiques et qui proposent des réponses aux questions posées : ce sont des réponses métaphoriques.

Le citoyen métaphorique :

Il n’est pas excessif de dire que la naissance de la dialectique est caractérisée par une crise de la représentation. Sur la limite sceptique nous pourrions poser la question « sommes– nous bien dans le même monde, qu’est–ce que l’être comme même ? »; nous devrions alors accepter quelque chose comme le deuil du monde unique, et la séparation entre le même et le semblable. Sur la limite cynique nous pourrions poser la question « qui suis–je, et suis–je bien même que moi–même ? »; ici c’est la représentation de soi comme ayant une identité dans la distribution des rôles et des discours, qui se met à trembler.

Sous le travail de l’interrogation qui entrelace l’un au multiple et l’autre au même, le dialogue platonicien produit une métaphorisation du monde. Le monde n’est plus littéralement « signe et parole », le sens n’est plus présence, le monde n’est plus qu’une figuration, une image, une représentation([57]). A l’intérieur du dialogue, les descriptions ne sont plus que des paradigmes ou des paraboles, les mathématiques des analogies ou des modèles, les lois deviennent une sorte de « jeu » civil, et les récits ne sont plus que des mythes([58]), des discours cités([59]). L’Etre est absence, et c’est l’absence du référent, son « reste » d’absence qui structure le débat.

Sous le travail du dialogue se produit également une métaphorisation du sujet dialogant. La figure de la mort est un bon indice de cette crise de la représentation de soi. Tout montre la nouvelle importance de la mort dans les siècles qui suivent la naissance de la dialectique : la quête d’immortalité qui caractérise les gnoses, la frénésie des « plaisirs » et globalement le souci du corps que viennent bientôt codifier les nouvelles morales stoïciennes, la médecine comme carrefour géométrique de tous les scepticismes, etc. S’il a fallu ce mélange de représentations (qu’illustrent très bien par exemple Les Métamorphoses d’Apulée), c’est bien parce qu’aucune d’entre elles prise isolément ne répondait pleinement. Mais aussi la mort est– elle, de l’aveu de Platon, un chiffre de l’ignorance, et d’une ignorance aussi transcendantale que celle désignée par le « connais toi toi–même » : on ne peut rien savoir sur après la mort (Phédon 77–e), et « craindre la mort serait passer pour savoir ce que je ne sais pas »([60]).

Il y a donc « crise » de l’individu : par exemple, de Diogène à Epictète, ces esclaves qui commandent à leur maîtres, la présence de femmes autour du cynique Cratès ou d’Epicure, le fait qu’un Diogène vaille un Alexandre (et que ce dernier l’accepte), ces sages sans cité ou ces citoyens du monde. Que s’était–il passé ? Voici comment S.Kierkegaard comprend en quel sens Socrate corrompt la jeunesse : »la vie de la famille n’avait à ses yeux aucune validité. Pour lui, l’Etat et la famille étaient une somme d’individus : c’est pourquoi il entretenait avec les membres de l’Etat et de la familles mêmes relations qu’avec les individus, toutes autres lui étant indifférentes »([61]).

Or le relachement des liens archaïques et héroïques de l’individu avec ses ancêtres et sa cité exige que soit resserrée l’identité entre le coupable et le puni([62]). C’est sous la pression de ce problème de l’imputation d’un acte ou d’un discours à un sujet que la mort s’individualise([63]), et devient le lieu d’une angoisse toute particulière, avec la représentation de tribunaux des morts, etc. Mais ce que l’individu apprend ainsi, c’est à se dominer, à devenir un « sujet moral » en devenant pour lui–même une question, une identité absente. Comme l’écrit M.Foucault : »Le rapport à la vérité est une condition structurale, instrumentale et ontologique de l’instauration de l’individu comme sujet tempérant »([64]). Socrate sait qu’il n’y a pas de règle et il défend la justice quand même, en penseur davantage qu’en citoyen([65]): en « citoyen métaphorique ».

En effet, sous les contraintes du dialogue, qui brise l’identification du sujet à son grand discours, le sujet est en même temps lui–même et autre chose que lui–même, son double([66]) c’est à dire son adversaire; à partir de l’aporie qui a brisé le discours premier auquel il s’identifiait, il est l’idée dont il est en quête([67]), il est la question qui lui permet de « traverser » divers discours, et de se « tenir » dialectiquement. Si le souci de l’âme c’est d’abord de ne pas se contredire, c’est parce qu’en se tenant devant la question, la cohérence, la « responsabilité » du sujet est mise à l’épreuve. L’idéal du sage devient alors de se tenir tout seul, même si l’on n’est soutenu par rien([68]).

La naissance de la dialectique est en même temps la naissance de l’Un comme question au centre du monde et celle du sujet comme question par rapport à ce centre absent. Elle permet ainsi d’analyser ce que Kierkegaard appelle l’ironie socratique : voilà Platon, tourné vers le monde nouveau mais qui ne peut que l’apercevoir avant de mourir, et non s’y installer ; et voici les sceptiques et les cyniques, tournant le dos à ce monde mais faisant front au monde ancien, qu’ils anéantissent sous leurs réponses ou leurs questions([69]).

Notes:

[1]Pour Aristippe de Cyrène, 435–350, voir Diogène Laërce, Vies des Philosophes célèbres  II–8 (cet ouvrage sera souvent utilisé dans cette étude, sous les initiales D.L. suivies du n_ de livre en chiffre romains, puis du chapître, et éventuellement de la pagination universelle). Parmi les 62 oeuvres d’Antisthène (446–366) nombreux devaient être les dialogues (D.L.–VI–1). Plus tard, chez Chrysippe de Tarse, 282–206, lointain successeur de Zénon à la tête de l’école stoïcienne, la dialectique est devenue une technique complexe : 14 petits livres traitent exclusivement de l’investigation par questions et réponses (D.L.VII–7, p.191).

[2]J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris Maspéro 1981, t.1 p.92.

[3]H. Jeanmaire, Dionysos, Paris Payot 1978, p.396. Il faudrait remarquer ici que le maître n’est pas forcément celui qui a la réponse, car la réponse peut se présenter comme une énigme : le maître est plutôt celui qui connaît le sens de la réponse, le mot de l’énigme, c’est à dire la Question à laquelle elle répond.

[4]Marcel Detienne, L’écriture inventive, in Critique n_ 475, Dec.–1986, pages 1225–1234. Ce procès de l’écriture, entre les deux figures d’Orphée et de Palamède, caractérise le IVème siècle av.JC. Orphée, dont la voix se dépose directement par écrits, mais dont les écrits se disent, se chantent en multiples interprétations, est–il vraiment l’auteur de tous les livres qui circulent sous son nom ? Et Palamède, l’inventeur de la missive, qui permet de savoir à distance si la femme ou les amis sont bien « fidèles », n’est–il pas précisément celui qui a pu « trahir » les Grecs ?

On a donc d’un côté, l’écrit comme initiation : dans les mystères orphiques, le livre rassemble et remembre un monde séparé et démembré par la mort. C’est par l’écriture, où le chant d’Orphée accepte de se coucher et comme de mourir, qu’Orphée peut descendre aux Enfers et triompher de l’oubli, ramener les morts à la vie. Et de l’autre côté l’écriture comme instrument politique. Les progrès dans l’isonomie et l’égalité sont les progrès d’une « grammatisation » de l’espace public. Ainsi l’écriture est–elle ramenée au rang des inventions, des jeux humains.

M.Détienne écrit : »Parmi les inventions de Thoth, le « Phèdre » place le nombre et les les lettres sur le même plan que la géométrie et le trictrac, ou les dés et l’astronomie (…) Le vieillard des « Lois » de Platon fait remarquer qu’il n’y a pas loin entre jouer au trictrac avec dés et jetons et s’occuper de sciences portant sur les grandeurs commensurables et incommensurables ». Outre l’inséparabilité des nombres, de la géométrie et de l’écriture, cet aspect ludique éclaire bien, contre un excessif pythagorisme, ce que sont véritablement les mathématiques pour Platon.

[5]« Même après l’éveil que représente l’apparition de la reflexion, les hommes continuent à céder au sommeil, ils vivent à nouveau dans le mythe. Platon le sait, c’est une des raisons pour lesquelles il crée à son tour des mythes, des mythes nouveaux » (Jan Patocka, Platon et l’Europe Lagrasse Verdier 1983, p.98).

[6]Le Phèdre 261 d. On attribuait à Palamède, héros de la guerre de Troie et qui aurait trahi les Grecs, l’invention de caractères alphabétiques et numériques, et de jeux. Le sophiste Gorgias, qui est le plus éléate des sophistes, avait proposé un « Eloge de Palamède ».

[7]Jean–Piere Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs Paris Maspero 1965, tome 1 : « Espace et organisation politique en Grèce ancienne », p.207 sq.

[8]Il est vrai que nous ne la connaissons dans son détail que par Sextus Empiricus (Contre les logiciens, I–65sq.).

[9]La traversée de tant de peuples divers (Pyrrhon a accompagné les armées d’Alexandre jusqu’en Inde) engendre le sentiment que tout est opinion, que rien n’est bien ni mal que selon la coutume, ce que nous croyons être tel : ce subjectivisme négatif produit un curieux mélange de conservatisme (suivre les traditions) et de détachement (pour reprendre le mot de M.Horckeimer à propos du scepticisme de Montaigne, on à affaire à des « conservateurs critiques »). Pour lui le sage est celui qui loin de faire le mal (ni de prétendre faire le bien, d’ailleurs) n’en éprouve pas même le désir. L’école sceptique, dite pyrrhonienne, vient se ranger après coup sous le patronage de Pyrrhon en développant une sorte d’hagiographie : il se mettait en voyage sans prévenir personne, il prenait pour compagnons ceux qui lui plaisaient, et dans la panique d’une tempête en mer il donnait en exemple un pourceau qui mangeait paisiblement. Pour tout cela voir V.Brochard, Les sceptiques grecs, Paris Vrin 1887, reprise 1986, p.54–75.

[10]Diogène Laërce rapporte que Timon parlait de « la prolixité sans sel des académiciens » (D.L.IV–10).

[11]Arcésilas procède en partant d’une réponse quelconque, il n’aime pas qu’on lui pose des questions en commençant : c’est à lui que revient de terminer par des formules dubitatives ! (cf.Brochard op.cit.  p.113). L’interrogation est donc pour lui une véritable « position », une posture à laquelle les débutants n’ont pas accès.

[12]C’est lui qui propose ce fameux cas de conscience : que faire lorsque dans un naufrage il n’y a qu’une petite planche pour deux personnes ? et qui montre ainsi qu’agir sagement n’est pas agir justement (cf.Brochard, op.cit. p.154).

[13]C’est peut–être sous la pression de cette forme d’argumentation que l’infini, considéré jusque là comme l’illimité, l’inachevé, est devenu un attribut du divin et de la vérité.

[14]Pour tout cela voir également Les Académiques de Cicéron. Parmi les successeurs de Carnéade, signalons Philon de Larisse (145–80 env.) à la tête de la Nouvelle Académie et qui en fit rayonner largement la réputation, et Antiochus d’Ascalon qui « trahit » l’Académie pour le stoïcisme.

[15]Ce qui les distingue le plus de la dialectique académique, c’est la priorité absolue donnée à l’éthique sur toute recherche théorique. Un des disciples de Pyrrhon, Nausiphane, le maître d’Epicure, insistait sur la pratique en disant qu’il fallait imiter la manière d’être de Pyrrhon, en gardant chacun ses opinions. Encore une fois on voit que l’appartenance à une école est bien davantage question de style de vie et de langage que de doctrine.

[16]Timon de Phlionte, déjà cité, avait écrit un dialogue entre lui et Pyrrhon, au moment ou celui-ci part pour Delphes, dialogue intitulé « Python » (Eusèbe, Praep.Evang.XIV–18–14).

[17]Parmi les dix tropes (ou arguments) par lesquels Aenésidème obtient la suspension du jugement, il en est un particulièrement sympathique : de quel droit supposerions–nous que nos perceptions sont plus conformes à la vérité des choses que celles des animaux ? Certains animaux, d’ailleurs, ne sont pas étrangers à la dialectique (cf. Brochard op.cit. p.256).

[18]On pourrait montrer la « contemporanéité » de ce scepticisme médical avec les gnoses : ce sont des réponses à la même question, où le Savoir devient thérapeutique.

[19]Diogène Laërce le raconte aussi de Diogène de Sinope parlant à Platon de la tabléité (D.L.VI–2,p.53).

[20]V.Brochard, op.cit., p.27.

[21]Anthisthène par exemple cherchait toujours à mettre l’interlocuteur en situation de « contradiction performative » : montrer que sa pratique est en contradiction avec sa théorie (D.L.VI–1 p.9). Nous connaissons cela avec l’humour populaire contre le riche communiste (mais curieusement pas contre le riche chrétien)!

[22]Antisthène par exemple semble avoir insisté beaucoup sur le fait que la vraie sagesse ne se guide pas sur les lois établies mais sur la simple vertu qui est une affaire d’agir et non pas de savoir (D.L.VI1).

[23]D.L.VI–2 p.29.

[24]D.L.VI–2 p.36. Zénon de Citium oblige lui aussi un jeune homme riche, qui voulait devenir son élève, à s’assoir à côté des mendiants pour assister au cours ; ce que le jeune homme ne peut pas supporter (D.L.VII–1 p.22).

[25]D.L.VI–5 p.93. On raconte (est–ce de lui ou de Diogène?) qu’il roulait son tonneau dans tous les sens pendant le siège de la cité par Alexandre, et qu’à ceux qui lui demandaient ce qu’il faisait il répondit: « moi aussi je m’active ».

[26]A quelqu’un qui lui reprochait d’aller dans les endroits sales, Diogène répond : mais le soleil aussi y va (D.L. VI–63).

[27]Le cynique vise à la simplicité la plus « naturelle »: « une souris courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l’obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable. Il la prit pour modèle et trouva remède à son dénuement »(D.L. VI–2, à propos de Diogène de Sinope). En général les cyniques sont issus des classes humbles, ou bien ils sont métèques, étrangers. Ils s’affichent « citoyens du monde » (et inventent le mot). Le cynique vise à l’autarcie maximale, prône l’union libre et la masturbation : »Plût au ciel qu’il suffît également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim ! » (D.L. VI–69).

[28]Des histoires très nombreuses, trop nombreuses, mettent en scène de brefs dialogues entre Diogène et Alexandre, et toutes ne placent pas la répartie dans la bouche de Diogène. Diogène Laërce rapporte: « on attribue aussi à Alexandre le mot suivant : si je n’avais pas été Alexandre, j’aurais voulu être Diogène »(D.L.VI–32). Mais être en même temps Alexandre ET Diogène, tel fut peut–être le rêve impossible de la sagesse hellénistique. Avec les cyniques le dialogue s’arrête très vite dans une réponse qui est un acte, une présence : c’est moi ! Diogène prouve l’existence du mouvement en marchant. Mais Alexandre aussi agit avant d’expliquer comment il a pu agir ainsi, et tranche le noeud gordien sans le dénouer.

[29]H.Jeanmaire, Dionysos, Paris Payot 1978, p.404. Mais « Les Athéniens ayant accordé à Alexandre le titre de Dionysos, Diogène s’écria : eh bien ! Faites de moi Sérapis » (un dieu gréco–égyptien représenté avec un chien)(D.L.VI–63).

[30]Cette autarcie, cette indifférence aux croyances et aux au–delà, on les retrouve aussi, non plus sous la forme de dialogues même brefs mais sous celle de lettres ou de maximes, chez Epicure. Pour lui il est inutile de demander aux dieux ce qu’on peut très bien se procurer par soi–même (sentences vaticanes, n_65); il faut apprendre à se contenter de ce que l’on rencontre, et se purger de l’illimitation du désir (notamment d’immortalité) : en effet « quand nous existons la mort n’est pas, et quand la mort est là nous n’y sommes plus ».

[31]Parmi les successeurs d’Aristippe de Cyrène, on trouve Théodore l’Athée, qui répondit à Lysimaque qui menaçait de le faire crucifier : « il m’est indifférent de pourrir sous la terre ou dans les airs »; et Hégésias, dont les ouvrages en faveur du suicide furent interdits par Ptolémée 1er (voir Jean Brun, « Les socratiques », Histoire de la Philosophie, Paris Gallimard 1969, La Pléiade tome 1 p.705).

[32]Le détachement si caractéristique du cynisme annonce cependant une stratégie de la décomposition (des corps comme des jugements) typiquement stoïcienne. Le stoïcien Ariston lui aussi développe une sévère critique de la dialectique (D.L. VII–2). Mais il définit le sage comme un « comédien », quelqu’un qui joue parfaitement son rôle, quel que soit celui–ci. Ainsi le détachement stoïcien vise finalement une autre et nouvelle forme de réintégration : jamais les stoïciens n’auraient eu la violence de ton des cyniques. Tacite propose un éloge typiquement stoïcien lorsqu’il écrit : « il retira de l’étude de la sagesse le fruit le plus rare, la mesure dans la sagesse même » (Vie de Cn.Julius Agricola).

[33]On comprend alors que dans ces postures dialectiques les gnoses et le cynisme soient adversaires : ils ne partagent pas la même problématique. On comprend aussi que dans ces postures dialectiques scepticisme et stoïcisme aient été à ce point adversaires : eux non plus ne partagent pas la même problématique. Il y a entre eux un véritable différend.

[34]C’est que les maîtres du langage sont les maîtres de la place publique. Ce que Socrate demande aux sophistes (capables de parler de tout, d’avoir réponse à toute question), c’est : l’apprentissage du langage suffit–il ? Le maître du langage est–il le maître de ce que le langage désigne ? François Chatelet, dans son Platon (Paris Gallimard 1965), situe bien le problème de Platon en termes « politiques », face à une injustice qui est toujours aussi un mensonge. Jean–Pierre Vernant également (in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris Maspéro 1965, t.2 p.124) affirme que la raison au sens grec ne se découvre pas dans la nature, mais qu’elle est immanente au langage, et « fille de la Cité ».

[35]C’est le sens de la remarquable critique que fait V.Goldschmidt de la « lecture » de Platon par K.Popper et par M.Heidegger (Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris Aubier–Montaigne 1970, p.242–249).

[36]« Après avoir abandonné aux mots le soin de lui–même (…) prétendre que tout coule » (Le Cratyle, 440–c).

[37]P. Ricoeur, Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, polycopié 1954 (d’un cours à Strasbourg), Paris 1982 SEDES : »Le problème de l’essence est identique à celui du langage, de la dénomination. La question : « qu’est ce que la vertu ? le courage ? » équivaut à « qu’est ce que nous appelons vertu ? courage ? » Le problème platonicien est un problème de fondement, de critique du langage »(p.9).

[38]Dans son analyse du divin chez Platon, P.Ricoeur dégage deux filiations présocratiques : l’une majeure, c’est le divin comme « archê », et c’est dans cette ligne que s’inscrivent les « idées » ; et l’autre, mineure, où le divin est « noûs », intelligence ordonnatrice, que l’on trouve par exemple dans le thème platonicien du démiurge (Paul Ricoeur, op.cit. p.132–135). Deux caractères des « idées » semblent confirmer cette hypothèse. D’abord, puisque le langage est oubli et que les savoirs sont une ignorance qui s’ignore, la décision de suspendre le faux–savoir, c’est à dire de suspendre le jugement et de rentrer dans une ascèse du langage, est la condition de l’idée comme reminiscence et presque comme révélation, comme possession : comme « opinion droite ». Ensuite, et à la différence des simples opinions droites, les idées sont communicables : en effet elles sont universellement partagées, elles sont en chacun de nous(les Nombres sont à cet égard paradigmatiques).

[39]Jean–Pierre Vernant, « Langage religieux et vérité », dans Religion, Histoires, Raisons, Paris Maspéro 1979, p.55. Le métalangage

des idées reprendrait cette fonction archaïque d’un au–delà sans lequel le monde s’effondrerait « dans le néant comme des mots subitement privés de leur sens » (J.P.Vernant, ibid. p.56). Mais son inaccessibilité même fait que l’enquête ne saurait réduire entièrement le mythe au logique, traduire le métaphorique en concept, comme on le verra plus loin.

[40]Descendant de Solon, Platon semble parfois avoir rêvé d’endosser ce grand rôle de Sage et de Législateur, capable d’entendre le langage des dieux et de donner aux hommes un meilleur langage, un langage plus originaire. L’échec de ce rêve, qui était encore la réalité de Parménide, est le départ de la pensée philosophique (au sens platonicien).

[41]De la même manière que la sensation est toujours déjà dans l’élément du langage, la pensée y est toujours encore.

[42]« Les Doctes du monde d’aujourd’hui (…) passent immédiatement de l’Un à l’infini, et ils ignorent les intermédiaires, alors que les respecter est ce qui distingue en nos discussions la manière dialectique de la manière éristique » (Le Philèbe 16–c 17–a).

[43]L’idée est différence et rapport, comme on le voit dans Le Parménide et dans Le Sophiste, où la participation verticale des choses aux idées (axe de la référence) ne se définit que par rapport à une participation horizontale de l’idée articulée au monde des idées (axe du sens).

[44]En 135–d sq.

[45] Marie–Dominique Richard, L’enseignement oral de Platon, Paris Cerf 1986.

[46]Cette purification « est sous–entendue dans la méthode aporétique de bon nombre de dialogues. Il ne s’agit pas seulement de réserver la réponse vraie et de mettre à nu la question elle–même, de décaper et de décrasser en quelque sorte l’interrogation ; il ne s’agit pas même uniquement de joindre à cette fonction critique une fonction éthique, en brisant par l’ironie les prétentions des faux–savants ; il s’agit d’instaurer dans l’âme un vide, une nuit, une impuissance, une absence, qui préludent à la révélation » (P.Ricoeur, op.cit., p.133).

[47]« Quel que soit l’objet dont on délibère, un unique point de départ permet de s’en bien tirer : c’est obligatoirement de savoir ce qu’est l’objet sur lequel on délibère ; autrement, c’est forcé, on manque complètement le but (…) se figurant le savoir, ils ne se mettent pas en peine d’un accord au point de départ de la recherche et, à mesure qu’ils y avancent, comme de juste ils le paient, puisqu’ils ne s’accordent ni avec eux–mêmes ni entre eux ! » (Le Phèdre 237–c).

[48]Jan Patocka, Platon et l’Europe, Lagrasse Verdier 1983, p.37.

[49]« Il ne suffit pas de suppposer qu’un objet existe et d’examiner les conséquences de cette supposition ; il faut encore supposer que ce même objet n’existe pas, si tu veux pousser à fond ta gymnastique » (Le Parménide 135–e).

[50]En fait les dialogues consacrés à la définition d’une idée sont tous aporétiques, et dans les dialogues qui ne sont pas considérés comme aporétiques, le but est souvent explicitement défini comme étant de devenir meilleur dialecticien (Le Politique, 285–d).

[51]« Affirmer que les choses sont telles que je les ai décrites ne conviendrait pas à un homme sensé »(Le Phédon 114–d).

[52]« Eh quoi par Zeus, nous laisserons–nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée, n’ont pas de place dans l’être universel, qu’il ne vit ni ne pense et que, vénérable et sacré, vide d’intelligence, il reste planté là sans pouvoir bouger ?

L’effrayante doctrine que nous accepterions là, étranger » (249–a). Il ne serait pas excessif de rapprocher ce passage du premier commandement tel que le rappellent les évangiles (Marc 12–30 et Luc 10–27) : il faut avoir coeur, âme, pensée et force pour aimer Dieu.

[53]Les partisans d’un enseignement oral ésotérique de Platon (ascension de la Dyade indéfinie vers l’Un qui est le Bien), objecteront l’incontestable insistance de Platon sur les mathématiques et sur le dualisme. Mais il faut des mathématiques justement parce qu’il n’y a pas d’Un sans Multiple ! Le « dualisme » de Platon et celui des néoplatoniciens plus ou moins gnostiques n’ont rien à voir, car ils répondent à des questions trés différentes et même opposées. Chez ces derniers, dont la doctrine inspire visiblement les ésotéristes, le dualisme a pour but de sauvegarder l’Un–Dieu, afin de ne pas le compromettre dans l’origine du mal. Chez Platon, le dualisme a pour but de sauvegarder le multiple, de ne pas tout effacer dans l’Etre (ne serait–ce que pour démontrer la possibilité de l’erreur).

[54]Le Parménide 130–c–d–e, et Le Grand Hippias 287–e/288–d, où Socrate dit de lui–même : « pas distingué, vulgaire même, n’ayant d’autre souci que celui du vrai ».

[55]Diogène marchant avec ses pieds sales sur les tapis de Platon devant des invités de celui–ci, aurait dit : « Je foule aux pieds l’orgueil de Platon »; et Platon aurait répondu : « Oui, avec un autre genre d’orgueil, Diogène ! » (D.L.VI–26). Et dans le même esprit, Socrate aurait dit à son disciple Anthistène, qui avait mis vers l’extérieur le côté abimé de son manteau : « Je vois à ton manteau que tu recherches la vaine gloire! » (D.L.VI–8). Quant à l’idéal de vie naturelle, n’est–ce pas celui de Cratyle, de trouver un langage naturel, en deçà des conventions, une nomination originaire ? Mais pour Platon nous sommes toujours déjà plongés dans un usage des mots (Le Cratyle 435–b) et incapables de savoir s’il y a ou non une erreur à l’origine dans la nomenclature(436).

[56]Jan Patocka, op.cit. p.98. Aux pages 61 et 62 du même ouvrage sur Platon et l’Europe, il cite Otokar Brezina pour qui « les réponses précèdent les questions » et continue en écrivant, à propos du mythe au moment de la naissance de la philosophie, qu’il est cette réponse totale posée avant la question. La philosophie commence par cette réponse qui ne répond plus.

[57]Le monde est un dieu visible à l’image d’un dieu invisible : « Quand le père qui l’avait engendré s’aperçut que le monde qu’il avait formé à l’image des dieux éternels se mouvait et vivait, il en fut ravi, et dans sa joie il pensa à le rendre plus semblable à son modèle » (Le Timée, 37–c).

[58] Festugière « distingue cinq moments, trois moments de contemplation encadrant deux moments de dialectique (vision préempirique dialectique ascendante saisie de l’être en soi dialectique descendante intuition synoptique). Mais : a) le premier moment est mythique; b) Festugière ne tient pas compte de l’équivalence de la philosophie et de la mort qui repousse l’intuition finale dans un futur eschatologique; c) le principe suprême n’est pas complètement élaboré chez Platon : Etre, Bien, ou Un ? » (Paul Ricoeur, op.cit. p.69).

[59]En lisant Platon, on a le sentiment de ne sortir d’un jeu que pour se trouver dans un jeu plus vaste.

[60]Apologie de Socrate 29–a.

[61]S.Kierkegaard, Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Paris L’Orante 1965, p.169.

[62]Victor Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris Aubier 1970, p.72sq. D’ou l’argument de la métempsychose, joint sous différentes figures à une eschatologie de la justice.

[63]Jean–Pierre Vernant en parle notamment à propos des monuments funéraire, dans « L’individu dans la cité », L’individu, la mort, l’amour, Paris Gallimard 1987, p.219sq.

[64]M.Foucault, Histoire de la sexualité, t.2 L’usage des plaisirs, Paris Gallimard 1984, p.103.

[65]Jan Patocka, Platon et l’Europe, op.cit.p.93–95.

[66]Voir Michel Narcy, Le philosophe et son double (un commentaire sur l’Euthydème de Platon), Paris Vrin 1984.

[67]Jan Patocka écrit que le souci platonicien de l’âme est, sous l’exigence de ne pas se contredire, une montée vers la simplicité : devenir une Idée (op.cit. p.208).

[68]V.Brochard, op.cit.p.73, parlant de Pyrrhon ; et S.Kierkegaard, op.cit.p.50, décrit avec Baur comment Socrate seul, à la fin du Banquet, se tient debout.

[69]« Nous remarquons ici une contradiction par où passe le monde en évolution (…) D’une part nous avons le principe nouveau qui doit se faire jour, de l’autre le principe ancien qu’il faut rejeter. Le premier cas nous met en présence de l’individu prophétique qui devine au loin l’obscur et vague contour de l’idée nouvelle (..et qui) entretient avec (la réalité à laquelle il appartient) des rapports pacifiques (…) Dans le second cas, où il s’agit d’éliminer le principe ancien (…) intervient le sujet ironique. Pour lui la réalité donnée n’a plus aucun effet; elle revêt à ses yeux une forme imparfaite et partout importune (…) L’ironiste a quitté les rangs de ses contemporains : il leur fait front. Ce qui doit venir reste caché, en arrière de lui ; mais c’est (la réalité) qu’il doit anéantir » (S.Kierkegaard, op.cit.p.235–236).