L’irréparable en histoire

L’histoire est tournée vers le passé, c’est à dire proprement vers l’irréparable, qui en est la trame, le fond obscur et irréductible. Milan Kundera, d’une manière inimitable et tellement caractéristique de l’Europe centrale contemporaine, avançait dans La plaisanterie que « personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés ». Quel formidable défi pour une histoire occidentale, au faîte de l’accumulation, et qui croit parfois pouvoir trop facilement se souvenir de tous les irréparables! Mais peut-on se souvenir de l’irréparable, le retenir? Cette interrogation formera, conjointement à l’interrogation inverse, l’horizon de la présente réflexion. Car peut-on oublier l’irréparable? Léo Ferré chantait qu' »avec le temps, tout s’en va », comme si le temps détruisait jusqu’à l’irréparé. Et Jacques Brel répliquait qu' »on n’oublie rien, on s’habitue »; comme si d’autres irréparables venaient relativiser les premiers, des plis multipliés en tous sens venant froisser le premier pli.

Sur un tel thème, on le voit aussitôt, il est difficile de faire en sorte qu’il n’y ait pas une sorte de piétinement, et nous ferons quatre passages successifs, quatre variations sur l’irréparable. La première portera sur la pluralité des formes de l’irréversibilité du passé, à la fois irrémédiablement fini et jamais fini, et ce que cela fait à la temporalité historique. La seconde portera sur la tragique irréversibilité de l’action, et le sentiment du destin. La troisième portera sur ce qui du passé est proprement l’inracontable, et le « rendu » de l’histoire à cet endroit. La dernière cherchera quoi faire quand la mémoire blessée ne peut ni se souvenir ni oublier, et pourquoi faudrait-il se souvenir et oublier.

1. L’irréversibilité du passé

Cette première variation partira de la remarque que le passé dans le temps de la mémoire et dans le temps de l’histoire n’est pas la même chose. On s’en aperçoit mieux en prenant appui sur un troisième « temps », par exemple le temps physique[1]. Et il semble exister ce que Bachelard aurait appelé une dialectique de ces différentes durées. Je laisserai ici de côté le temps biologique, et bien d’autres temporalités, pour pouvoir m’en tenir à un propos schématique, dont le but est de pluraliser le passé et les diverses significations que peut y prendre l' »irréparable », ou plutôt ici l’irréversible. Car on verra plus loin que l’irréparable n’est pas tout l’irréversible, mais surgit à l’intersection d’une temporalité irréversible et d’un sentiment tragique du malheur.

On pourrait penser d’abord que le passé physique développe des processus réversibles dans un temps plutôt homogène, celui des mouvements réguliers des horloges ou des étoiles. Mais déjà ici des processus irréversibles et imprévisibles semblent se produire, où une petite fluctuation peut faire bifurquer vers une configuration imprévue, quoiqu’au sein d’un cadre globalement marqué par l’entropie, la perte irréversible de l’information, l’effacement. Est-ce de ce temps qu’Aristote disait qu’il « détruit »? Ce que l’on voit d’abord extérieurement c’est qu’il commence par salir, par recouvrir de sa poussière accumulée, par faire de quoi rendre les traces possibles, avant de nettoyer, d’éroder, de ramener au même toute trace, toute différence. Comme si intérieurement toute chose ayant son horloge, les décalages entre ces durées différentes, ces résistances différentes à l’entropie, commençaient par « produire » des différences avant de les réduire. L’érosion elle-même commence ainsi par créer des irrégularités, des singularités, avant de tout régulariser et de tout ramener au sable. On pourrait méditer ici cette expression banale et terrible: « ça revient au même ». En tous cas c’est sur le fond de ce temps du monde[2] que celui de l’histoire se détache.

Distinct de lui mais distinct aussi du passé plus intérieur de la mémoire, le passé de l’histoire peut être considéré comme un mixte entre ces deux temporalités, ou comme devant s’arracher simultanément au temps physique comme au temps mnésique[3]. En ce sens l’histoire s’inscrit dans l’écart entre d’une part l’installation d’institutions durables, capables de préserver physiquement les traces, de les archiver, mais justement capables aussi de faire écran, de nous mettre à distance de l’irréparable passé, capable enfin de sélectionner, de décider ce qui peut s’effacer[4]; et d’autre part le témoignage de mémoires fragiles, fugaces et mortelles, mais dont l’induration montre que pour elles le passé n’est pas fini, et qu’elles peuvent, comme certaines blessures immémoriales, se transmettre de manière plus durable que toute institution. Et l’écart entre ces deux rapports au passé fonde peut-être l’écart et la gamme entre deux temporalités historiques limites, celle du temps cumulatif des techniques, des outils et des oeuvres, qui continuent, se sédimentent et s’augmentent, et celle du temps éthique et dramatique des actes, des décisions, et des créations, qui est un temps discontinu, fait de ruptures et de perpétuels recommencements.

Le passé de la mémoire à son tour se dialectise entre un temps irrémédiablement borné à moi-même, la mémoire mienne n’étant pas transférable, pas échangeable, pas même transmissible à mes enfants; mais aussi le fait fondamental, bien observé par Husserl dans la 5ème méditation cartésienne, que la temporalité propre du sujet est la condition de la pluralité des ego, et que pour ainsi dire le temps fait en moi de la place pour d’autres que moi, et pour moi-même comme un autre. Cette place, on y reviendra, touche au deuil et touche à l’enfantement. L’irréversible, selon la mémoire, tient d’abord au fait brut d’être né, qui précède toute mémoire possible et dépossède toute conscience qui croirait pouvoir partir d’elle-même, sans mesurer à quel point elle est toujours déjà précédée. A ce simple fait d’être né, nous répondons par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer nous-mêmes quelque chose de neuf. C’est ici que j’articulerais la double-exigence pour un sujet d’être capable du pardon et de la promesse, et ce n’est pas un hasard si Hannah Arendt achève son chapitre sur l’action[5] par ces deux thèmes: il faut le pardon pour accepter sa propre altérité, et de se regarder soi-même comme un autre; et il faut la promesse pour maintenir un soi dans la variation et l’altération même que nous inflige notre temporalité[6]. Nous y reviendrons dans la dernière variation.

Penser l’irréparabilité du passé, dans l’entrecroisement des différentes durées ci-dessus évoquées, c’est donc toujours toucher le noeud de l’absent et du présent, de ce qui n’est plus et de ce qui est encore là. D’un côté le passé n’est plus, le présent même est blessé par l’irréparable de ce qui passe, et tout est absence. De l’autre côté on a parfois le sentiment inverse que le temps est dilaté, dilué, que le passé est là, que tout est irrémédiablement et magnifiquement là, que tout est présent pour toujours[7]. D’un côté l’histoire et le temps passé sont finis; comme l’écrit E.Lévinas dans De l’existence à l’existant, on ne peut y revenir, on ne peut plus intercaler un nouvel instant à la place de l’ancien pour rétribuer, réparer, faire bifurquer l’irréparable[8]. Mais d’un autre côté le passé n’est pas fini, et dans la mémoire blessée de l’irréparable au contraire la blessure est présente, la trace agit encore, les conséquences ne se sont pas entièrement déroulées. On aurait ainsi, dans tout irréparable, deux choses à la fois. Quelque chose de passé, de fini, comme laissé à la poussière, déposé au sol à une distance suffisante de notre visage; comme ce de nous-même dont pour vivre nous avons dû nous distinguer; comme une mémoire déjà éloignée, échangeable comme un vêtement, traductible, racontable ou négligeable. Et quelque chose de toujours présent, de pas encore fini, d’incommunicable, qui nous est aussi propre et inaliénable que notre visage, que notre peau ou qu’une blessure, à quoi nous appartenons et sommes fidèles parce que nous ne saurions échapper à notre mémoire la plus propre.

Inversement et corrélativement, une trace du passé est à la fois une trace présente, qui est bien là, conservée, durable, sédimentée, dûment archivée dans un espace auquel tous nos contemporains ont en principe accès autant de fois qu’ils le souhaitent; et c’est une trace de ce qui n’est plus là, une trace de l’absent et dont le sens, la référence, le vécu sont absents, que l’on ne peut qu’interpréter en se replaçant dans des traces à la fois toujours lacunaires et étrangères. Cette dialectique entre ce qui est fini et qui n’est plus, et ce qui a été et qui n’est pas fini, décrit une référence très particulière, un rapport très particulier à un réel très particulier: comment peut-on se référer à quelque chose d’absent, comment se référer à quelque chose que l’on ne peut qu’interpréter à travers des traces? Et du même coup comment communiquer et transmettre à propos de l’irréparable? Il faudrait, on voudrait, et en même temps les témoins ont le sentiment insistant qu’ils ne peuvent pas, et que l’auditoire ne recevront pas ce qu’ils ont à dire. Il ne reste alors qu’à se replier dans l’absent, qui est là en fait comme tout entier et qui demeure comme hors du temps, pour peu que l’on cesse de l’interpréter. Mais le peut-on sans mourir bientôt?

Une dernière indication serait à chercher sur la différence entre les variations plus ou moins concomitantes et déterministes du temps physique ordinaire et les variations pas vraiment concomitantes du temps historique[9]. Ce dernier ne se déploie que par la capacité des sujets de l’histoire à différer, à interpréter diversement leurs situations. C’est ce point qui fait la polysémie des faits historiques, le fait qu’ils n’apparaissent jamais qu’au sein de plusieurs configurations possibles, qui ont chacune leur échelle, leur rythme spécifique, leur cohérence temporelle. Et cela non seulement pour l’historien, mais d’abord pour l’acteur qui doit composer son temps, sa vie. C’est ce point qui conduit l’historien, cherchant à comprendre ce que les gens ont vécu, à chercher la gamme, la variation imaginative et pratique[10] des interprétations qu’ils font de leur contexte, cherchant eux-mêmes (ces acteurs) à savoir qui ils sont, à comprendre ce qu’ils font plongés eux-mêmes dans le conflit de leurs interprétations[11]. Pour comprendre l’irréversibilité du passé historique, il ne suffit pas d’emboîter des temporalités et des causalités d’échelle différentes[12], il faut comprendre que les êtres du passés ont eux aussi eu affaire à l’irréversible, comme ils ont eu affaire à l’imprévisible[13], et que sur cela aussi ils ont différé, et que cela aussi ils ont dû l’interpréter, lui donner sens et faire avec.

2. Le destin de l’action

Voici maintenant une deuxième variation qui devrait nous aider à spécifier l’irréparable par rapport aux diverses figures de l’irréversible que nous venons de caractériser. Car l’expérience de l’irréparable est indiscernable de l’expérience du mal, qu’il soit subi ou agi: un mal entièrement réparable et réversible n’étant pas encore proprement un mal. Et une irréversibilité qui n’aurait aucun rapport au malheur, ni d’ailleurs au bonheur passé, à l’irréductible tension qui rapporte notre présent à l’absent, ne nous dirait encore rien de l’irréparable. Dans l’irréparable, on s’aperçoit que le mal a d’ailleurs une telle affinité pour l’irréversibilité qu’il n’est peut-être que la façon humaine d’interpréter l’irréversible, de rattraper une sorte de retard constitutif ou d’y surenchérir, par une sorte de terrible préférence pour le mal, qui serait comme une manière atroce de faire de nécessité vertu, d’être irréprochable avec le destin dont on est l’otage.

Cette effrayante « préférence pour le mal » nous fait pressentir l’impossible partage en l’humain de l’agent et du patient, du coupable et de la victime. Elle touche au redoublement de la victimisation par la criminalisation, de l’irréversibilité subie par l’irréversibilité agie. Car les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que d’accepter l’irréversible. A cet égard ce n’est pas seulement le méchant qui s’enfonce dans le crime, soit par son entêtement (une manière d’être cohérent avec son tort, de le justifier), soit par surenchère (un crime plus grand seul peut effacer la trace d’un premier crime, et on voudrait la disparition de ceux à qui on a fait du mal). C’est le juste lui–même qui peut devenir méchant à force de s’enfoncer dans son droit, cherchant un responsable ou un coupable à tout prix. Parce qu’il ne pourra pas supporter l’idée que son malheur soit en quoi que ce soit le fait d’une suite de hasards absurdes, mais plutôt le résultat voulu d’une intention méchante, il surenchérira sur le mal. Cette tendance humaine à préférer que le mal subi soit la punition signifiante d’une faute plutôt qu’un mal absurde qui ne « rétribue » rien, se trouve renforcée par le fait qu’avec toute souffrance le « moi » enfle et devient le centre d’un monde auquel il devient insensible. Et c’est ainsi que le mal éprouvé peut être l’occasion de la méchanceté. Si on ne parvient pas à rompre ce processus, l’incapacité à sortir d’un point de vue bloqué et enfermé dans la subjectivité souffrante, le sentiment que le monde extérieur est absurde, imprévisible, aléatoire, arbitraire et méchant, l’incommunication, jointe au fait qu’apparemment les humains préfèrent échanger des violences plutôt que ne rien échanger, engendrera du malheur en plus.

Du côté du malheur subi, le tragique redouble donc avec l’éventualité que l’irréversible que l’on a subi se renverse dans celui que l’on fait subir à d’autres encore. Que les humains préfèrent surenchérir sur l’irréversible, qu’ils préfèrent en rajouter, manière sans doute de (faire) croire qu’ils sont encore acteurs, plutôt que d’accepter l’irréversible comme une donnée brute de l’existence temporelle, c’est peut-être le coeur du tragique. Que la victime, tant qu’elle n’a pas encore entendu ni formulé en quoi elle était victime, répète en quelque sorte sur d’autres le tort subi, comme le remarquait Marie Balmary, voilà le tragique. Ou que les peuples qui ont le plus souffert deviennent les plus impitoyables, les plus insensibles aux autres malheurs, comme ce fut le cas pour les protestants persécutés qui devinrent les boers d’Afrique du Sud, ou au tournant de la première guerre mondiale pour les Turcs ottomans démembrés par le nationalisme agressif de l’Europe et pour les Allemands écrasés par le traité de Versailles, et qui basculent dans le génocide, puis pour les Serbes, les Israélites et tant d’autres, voilà le tragique de l’histoire, l’enchaînement maléfique de ses irréparables.

A cette première figure du destin s’en ajoute une autre. C’est que le mal agi n’est pas seulement la suite du malheur subi, ou la surenchère à l’irréversible. On peut faire le mal en voulant faire le bien, ou en désirant le mieux. Le malheur tient alors au fait que les conséquences de nos actes se détachent de nos intentions, s’autonomisent et nous échappent en se mêlant inextricablement au cours du monde. Cette impuissance presque maléfique à défaire ce qui a été fait, dont se plaignait Hannah Arendt, ne concerne pas seulement la responsabilité immédiate de l’agent vis à vis du patient de l’action: elle concerne cette responsabilité élargie que Hans Jonas voit dans le fait que les choix de l’action, mêlés au cours complexe du monde, peuvent atteindre des victimes très éloignées dans l’espace et dans le temps. On peut ne pas « savoir » ce que l’on fait et être néanmoins responsable de ses conséquences non-voulues, imprévisibles et irréversibles.

Après tout c’était déjà le tragique décrit par Sophocle dans « Oedipe », que cet aveuglement fatal qui lui faisait tuer son père et épouser sa mère sans le savoir, avec la pitié suscitée par le sentiment qu’il est victime de son destin, et l’horreur suscitée par le sentiment qu’il y contribue de toutes ses forces, qu’il est comme possédé par ce destin. Il y a peut-être plus tragique: lorsque, comme Macbeth interprétant mal les oracles des sorcières, le tragique vient de cette mésinterprétation même. On peut être enfermé dans un rôle et une destinée tant qu’on n’a pas su l’interpréter correctement. Hegel traite ainsi de cette causalité du destin comme de quelque chose de plus rigoureux que tout châtiment, parce que le destin s’acharne sur l’innocent. Et lui fait se demander ce qu’il expie, chercher en quelque sorte son crime. Un criminel d’abord presque innocent peut s’enfoncer dans le crime simplement pour vouloir effacer physiquement la « trace » ou son support si la souillure est indélébile, et pour éliminer les témoins si les supports de la trace sont vivants, et la première victime du tort en tant qu’elle en est elle-même le témoin. Cette possession, cette manière pour le criminel de s’enfoncer dans son crime, la voici décrite par Shakespeare racontant comment Lady Macbeth veut n’être plus tout entière que l’instrument du crime: « Accourez, esprit qui veillez sur les pensées des morts! Enlevez-moi mon sexe et remplissez-moi, faites-moi déborder de la plus atroce cruauté ». Pierre Bayle écrivait: « L’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi ». Ce genre d’observation empiriquement souvent bien vérifiée devrait suffire à faire douter de l’optimisme utilitariste qui l’emporte trop souvent non seulement dans la compréhension du présent mais dans celle du passé.

En nous reculant horrifiés, nous songeons au destin, qui écrase et reprend dans sa fatalité ceux qui se dressent contre et malgré lui[14]. Ce qui est proprement tragique, dans ces variations sur le destin de l’action, et dans cette rencontre entre le thème du temps et le thème du malheur, c’est la coïncidence de deux choses. C’est d’une part l’intensité du sentiment de l’irréparable commis ou subi, et sur lequel rien ne pourra revenir jamais, faire que cela n’ait pas eu lieu. De même que l’on sent davantage le temps que l’on ne peut pas accélérer, ou ralentir, car ce temps-là paraît passer terriblement lentement, ou terriblement vite, on sent la qualité irréparable du temps lorsqu’un évènement nous coince dans un « après » qui ne peut plus être comme avant, dans une séquence d’où certains possibles ont été exclus irrémédiablement. On ne peut plus changer d’histoire, de séquence, on ne peut pas recommencer autrement. C’est d’autre part l’étroitesse de l’angle d’engagement des acteurs, c’est à dire leur incapacité à changer de point de vue, à changer de rôle. Antigone ne saurait comprendre le point de vue de Créon; ils ne sauraient échanger leurs points de vue, leurs mémoires. Leur différend est total, au point qu’ils ne sont peut-être même pas d’accord sur l’objet même de leur différend. Ils sont en différend quant à l’irréparable lui-même. Loin que le malheur ou la peur du malheur soit ce qui rassemble les humains que les visions du « Bien » feraient diverger, les divergences les plus incoercibles apparaissent dans leurs interprétations même du malheur. C’est à cela que l’histoire a affaire, et c’est cela qu’elle doit traiter. Mais comment? Ce que nous allons considérer maintenant, c’est combien, si l’histoire doit faire avec la mémoire et les traces de l’irréparable, elle doit faire également avec l’oubli et avec cette forme très particulière de « transfert » des points de vue qui se produit là où elle « raconte » quelque chose, et là même où elle échoue à raconter.

3. L’inracontable et le rendu de l’histoire

Il s’agit bien d’un problème de « transfert » de mémoire, de communication d’un irréparable ressenti comme inracontable, ou de mise en récit d’un différend ressenti comme irrémédiable. Personne ne peut se mettre « à ma place ». Il n’est pas inutile de faire le détour par la théorie hegelienne du pardon pour mesurer l’étendue du problème. Pour Hegel, le pardon est précisément ce qui termine le cycle éthique commencé par le tragique. Le pardon hegelien repose sur le renoncement de chaque parti à l’unilatéralité de son point de vue. C’est-à-dire qu’il repose sur un désistement réciproque, sur l’acceptation par le protagoniste de sa disparition en tant qu’identique à lui–même, sur le consentement du pardonnant comme du pardonné à devenir autre que lui–même, et à se mettre à la plce de l’autre. En ce sens il y a pardon lorsqu’on n’a plus besoin de savoir qui pardonne et qui est pardonné, et lorsque les rôles sont brouillés comme par un fait exprès. Cette remarque d’une grande perspicacité psychologique est ce qui me trouble à entendre dire trop facilement: il faut pardonner mais ne pas oublier. Que serait un pardon qui ne ferait que figer chacun dans son identité? On pourrait illustrer ce « transfert » par une petite histoire du méchant vizir Iznogoud, qui veut devenir calife à la place du calife; il rencontre un magicien qui lui offre un verre permettant d’échanger les pensées: les personnes changent ainsi de corps, ce qui n’empêche le « nouveau » calife de se faire bientôt détester et remplacer par l' »ancien » vizir avec lequel il a changé de corps! N’est-ce pas l’un des ressorts universel du comique que cette métamorphose, cette relativisation de toute identité par laquelle on se fait « petit » pour échapper à la grandeur tragique de sa propre histoire?

Or, on l’a vu, le tragique consiste précisément à ne pas pouvoir devenir autre que soi–même, à ne pas pouvoir changer de peau sans mourir. Comme s’il y avait un point indéclinable, qui échappe au sujet, ou en lui une enfance butée, le front aux vitres. Comme s’il y avait en lui une identité incarcérée dans un corps d’émotion, d’inconscient, dans un immémorial inaccessible à l’échange, à l’argumentation, à la narration même. C’est ce qui fait que l’histoire a toujours affaire au différend, et que dans la plupart des situations historiques réelles, on a affaire à des conflits insurmontables où l’on ne s’entend pas même sur le tort, à des faits irréparables et anciens dont furent victimes des générations disparues, ou à des situations où le crime est trop grand pour être puni et trop enchevêtré avec d’autres crimes pour être aisément isolé. La sagesse pratique ici serait une sagesse qui ne proposerait pas une délivrance du tragique, un accès au point de vue comique qui est celui de Sirius dans l’universelle métamorphose, mais une délivrance dans le tragique même. Elle devrait être une sagesse à la hauteur du différend. Et pour l’histoire, que serait une histoire qui aurait cette sagesse pratique, une histoire qui saurait que le passé aussi avait ses propres irréparables, et que sur ces irréparables les contemporains déjà, loin de s’entendre, pouvaient se déchirer? N’est-ce pas justement parce que l’irréparable était pour eux inoubliable que pour survivre simplement ils l’ont tu? A tel point que nous passons sur ses traces les plus lourdes sans que cela nous dise plus rien.

L’historien rencontre ici des problèmes analogues à ceux que rencontre l’éthicien confronté à la difficile question du pardon. Car dans l’histoire et dans l’interminable actualité des souffrances infligées par des humains disposant de la puissance à des humains sans puissance contre eux, le pardon peut intervenir, mais pas à n’importe quel prix. Si l’on ne veut pas confondre le pardon comme acte historique et éthique, avec une parole qui par magie pourrait tout effacer, il faut réunir certaines conditions, qui rendent ce pardon compatible avec la justice. 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place (à la différence de la justice, qui ne peut revenir sur ce qui a été prescrit, le pardon ne connaît pas de limite dans le temps). 3) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place (à la différence de la justice où c’est l’inverse qui est vrai, contre la vengeance). 4) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu. 5) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé, mais aussi une situation suffisamment claire pour qu’on puisse désigner les victimes et les coupables.

Le pardon qui intervient ici se trouve dans l’embarras de trouver un langage autorisé, un langage qui soit à la fois dicible et audible des deux côtés. Rien n’autorise un tel langage, sinon le courageux et patient travail de formulation conjointe de la plainte et du regret. Comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi et être entendu et repris par celui qui l’a commis? Ou à l’inverse un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu et reçu par celui qui l’a subi? N’y a–t–il pas une disproportion irrémédiable ? N’est–on pas condamné au « différend », c’est à dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé? Est–il même possible d’exprimer complètement une souffrance ou un crime? Ne se trouve-t-on pas ici aux limites du communicable? L’échange des mémoires n’est-il pas rendu impossible par leur enracinement dans un immémorial trop douloureux, inéchangeable? Si le pardon arrive à se frayer un chemin dans cet embarras, c’est qu’il cherche à reconstruire un mixte entre plusieurs langages, et les oblige chacun à faire place en lui-même à la possiblité de l’autre[15]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les paroles qui énoncent le pardon, sont des paroles fragiles. Ce sont des paroles composées de plusieurs paroles, qui, par le fait même qu’elles cohabitent en faisant place chacun à la possibilité de l’autre, refigurent autrement le passé, en font voir une réalité plus lourde, plus équivoque, que ce que la reconduction séparée des deux narrations n’en faisait voir. En tissant entre deux mémoires irréductibles une intrigue plus vaste, plus polycentrique, le pardon permet une sorte de remembrement de la mémoire commune.

Même si l’histoire est encore plus inextricable, l’historien a un problème analogue, face auquel il est conduit à reconstruire une sorte de « compromis » analogue. Les compromis de l’historien au sujet de l’irréparable ne peuvent pas être comme un manteau jeté dessus pour l’atténuer ou pour couvrir les différends. Au contraire, ils sont l’occasion de déconstruire les histoires toutes faites en cherchant à se ré-férer au passé, à le re-présenter, à le re-figurer. Car l’historien traite le passé au travers d’un conflit des interprétations, qui n’est pas seulement le conflit entre des mémoires douloureuses qui se heurtent, ou entre des histoires officielles qui s’opposent, mais un conflit entre des régimes d’historicité, c’est à dire aussi de langage et de temporalité, qui ne traitent pas de la même chose. Témoignages vécus, mythes fondateurs, historiographie critique qui dévoile une vérité par des recoupements méthodiques, histoire monumentale qui rassemble une identité collective, grands Récits évolutionnistes, relativité des lieux de mémoire, mais encore commémorations fondées sur un sentiment de co-responsabilité, reconstitution argumentative des « procès » encore pendants, et pourquoi pas les romans, les films « historiques », les fictions rapportées à un passé éprouvé comme perdu, tout cela pêle-mêle inscrit une pluralité irréductible dans la manière même de rendre le passé.

Or il ne s’agit pas de juxtaposer cela platement, mais d’en faire jouer les tensions, de les placer ensemble dans une intrigue qui tisse plusieurs narrativités, plusieurs temporalités, plusieurs langages. C’est ce travail de mise en intrigue, qui est aussi un travail de problématisation, que j’appelle ici l’oeuvre de compromis qui refigure le passé par l’effet stéréoscopique qu’il y introduit. Représenter le passé ici n’est pas le dupliquer en l’atténuant, c’est y chercher ce qui nous intrigue encore, ou de quoi nous intriguer encore. De quoi retenir notre attention. Or cela n’est possible que par le sentiment qu’il comporte un reste qui excède toute narration, un intraitable. Ce sont ces choses, même très petites apparemment, qui feraient que tout soit là, et que la narration serait enfin rédemptrice du passé entier selon l’indication de Walter Benjamin dans ses fragments sur l’histoire, mais qui manquent toujours. C’est ce petit reste, cette lacune ou cette césure, qui coupe la narration ou qui coupe la voix, c’est cet « oublié », qui relance et anime cette interminable mise en intrigue dont on vient de parler. Car il faut tout cela pour rendre l’oublié ou pour rendre l’inoubliable, les promesses écrasées comme les horreurs inracontables[16].

Le travail de l’historien consiste ainsi à montrer, à propos du passé, que tout est continuel malentendu. Il consiste à monter la formidable mise en scène du plus grand nombre possible de malentendus croisés, simultanés, indifférents même les uns aux autres. Et il consiste à montrer que si les humains sont des êtres historiques, amateurs de temps raconté, tout temps raconté se raconte nonobstant du temps vivant non raconté ou non racontable[17]. Cette impuissance à coordonner tout ce disparate, à raconter l’inracontable, l’intraitable, l’irréparable, ce « retard » irrémédiable, est proprement sa passion. Passion pour la compossibilité d’histoires incompossibles, mais seule à même de faire voir l’oublié de chacune. Passion pour rouvrir dans le passé des possibilités écrasées, et les rendre inoubliables parce que simplement présentes, agissables dans notre monde, ouvrant dans le passé la possibilité d’autres présents. Cette passion, parce qu’elle désire formuler ce qu’elle ne parvient pas à formuler, à rendre ce qui ne peut être rendu, se remarque à son insoutenable tension, comme si elle voulait faire tenir ensemble des intenables, et se remarque à son obsédante répétition, comme si à force de repasser sur les mêmes endroits, la répétition soudain pouvait faire bifurquer l’histoire autrement[18]. C’est ce qui nous amène à la dernière variation, sur le souvenir et l’oubli.

4. Se souvenir d’oublier

Face au différend quant à l’irréversible, dont nous avons vu qu’il est la marque de l’historicité même des êtres mis en demeure d’interpréter l’irréversibilité de ce qui leur arrive ou de ce qu’ils font, nous avons institué l’histoire dans l’obligation de composer plusieurs langages, plusieurs temporalités irréductibles, de les installer ensemble dans une intrigue polycentrique et durable, seule capable de les autoriser à vivre-ensemble. Mais l’histoire, face à l’irréparable, doit se confronter à un autre problème très difficile, que nous dramatiserons sous la forme de deux interrogations qui doivent se tenir mutuellement en respect: peut-on oublier l’irréparable? Mais peut-on se souvenir de l’irréparable? Peut-on en finir avec ce qui du passé est irrémédiablement passé, et sans le deuil duquel l’histoire est impossible? Mais peut-on défataliser l’histoire et faire que ne soit pas fini ce qui du passé continue et peut se répéter atrocement?

Ici encore l’historien se trouve placé devant un dilemme semblable à celui que rencontre le moraliste au sujet du pardon (dans le sens un peu philosophique que Hannah Arendt donne à ce terme). Fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent d’abord qu’une chose: arrêter le pire! Rompre avec la logique infernale des représailles. Et cela suppose de rouvrir la mémoire. Car le pardon sait que tant que l’on n’a pas brisé le couvercle du silence et de l’amnésie les crimes passés ne sont pas finis, que les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir, comme au premier jour. Peut-on vraiment oublier l’irréparable? On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond. Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête le passé.

Mais fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent en même temps qu’une seule chose: rouvrir la possibilité de vivre ensemble le présent. Rompre avec la logique infernale du ressentiment. Et cela suppose de raconter jusqu’à l’oubli, comme on y reviendra avec Walter Benjamin. Peut–on vraiment se souvenir de l’irréparable? Et faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure[19]? Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, et il rend incapable de réagir à autre chose, d’agir à nouveau. Cette mémoire malade est incapable de se souvenir d’autre chose, et le pardon est alors comme une guérison: une parole qui, parce qu’elle a fait le deuil de l’irréparable, parce qu’elle a consenti à la mortalité, fait place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini.

Et c’est cette double–rupture, avec l’oubli et avec la dette, qui fait du pardon quelque chose de plus difficile qu’un pur oubli ou qu’un ressentiment déguisé. Il faut le répéter: entre les deux écueils la voie du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible : quelle pourrait être cette parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment ? Quelle pourrait être cette parole surprenante par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu. Et par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent?

L’histoire a affaire à une difficulté semblable, et si elle ferme les yeux à cette difficulté, elle renonce à considérer ce qui fait qu’il y a histoire humaine, qui n’est plus ici le différend, l’obligation de différer[20], mais le processus par lequel le deuil et la naissance se chevauchent, c’est à dire le tissu de l’irréparable et de l’imprévisible[21]. Peut–être même n’y a–t–il pas de connaissance historienne ni d’agir historique sans cette faculté de regarder l’histoire à partir de la génération. Au fond, comme le disait si bien Hannah Arendt, si la faculté de pardonner peut seule nous délivrer de l’irréversible, c’est parce que « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autre termes : c’est la naissance d’humains nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance »[22]. C’est peut-être ici le point culminant du paradoxe que nous venons d’exposer, parce que la génération, c’est en même temps le deuil et la dette envers les morts, et la naissance et la place laissée aux enfants qui vont grandir. Et la dette envers les morts ne saurait justifier une histoire qui ne fait pas place aux vivants; et la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie[23].

Peut-on penser cela? Une première indication pour accueillir la mémoire d’un tel passé dans le présent serait de montrer que le présent est toujours plus que le présent, comme le suggérait Augustin dans les Confessions, et conformément aux analyses de Husserl: la pure conscience du présent se déplie elle-même dans une dialectique de rétentions du juste passé et de protentions vers le juste à venir, dialectique qui peut être très mince, mais sans laquelle le présent se réduirait à un instant vide[24]. Sur cette dialectique élémentaire, Augustin a pu déployer celle plus ample de la mémoire et de l’anticipation (faut-il dire fiction?), ou Kosseleck déployer celle de l’espace d’expériences déjà sédimentées et de l’horizon d’attentes qui prolongent et soulèvent cet espace. Le présent se manifeste alors à sa capacité à réinterpréter, à réaménager les traces du passé. Bernard Lepetit propose une réflexion analogue sur l’interprétation de l’espace urbain (et le décalage herméneutique entre les différentes temporalités urbaines) avant de finir sa réflexion sur « le présent de l’histoire » par un renvoi à Kosseleck et surtout à Ricoeur[25]. Chaque habitat réinterprète les habitats antérieurs.

Si tel est le déploiement du présent, cette capacité à se dilater[26], à réinterpréter le passé comme à refigurer le futur, les amplitudes de ce déploiement varient selon les cas, selon les individus, les sociétés, les situations, et donnent une idée du régime de temporalité qui l’emporte, du plus sapiential au plus épique[27]. L’accent peut être mis sur le devoir de mémoire et de commémoration, ou bien sur le projet et le vouloir commun. Reste que l’action y est toujours encore possible, non pas seulement parce que la punition est possible, parce que la réparation est possible, auquel cas on a bel et bien affaire au présent, mais parce que l’action augmente l’amplitude de la dialectique que nous venons de décrire, réinscrit ce que l’on croyait définitivement passé dans l’ampleur du présent, et d’un présent à ce point ouvert sur l’avenir qu’il rouvre le passé. Agir, c’est faire que ce monde ne soit pas fini[28].

Mais pour reprendre la même idée du présent à l’envers, du côté de l’oubli, je pense qu’il est un point où le devoir de mémoire comprend dans son impératif de se souvenir qu’il faut oublier. Ne pas oublier d’oublier. Seuls ceux qui ont encore assez de mémoire, d’ailleurs, se souviennent qu’il fallait oublier, comme les athéniens de la génération qui suit la guerre civile avec les trente tyrans[29], ou comme les français au tournant du 17ème siècle, après quarante ans de guerre civile, et pour lesquels l’Edit de Nantes avaient une signification vitale. Cette génération disparaissant, on quitte la longueur d’onde du choc, le bord fuyant sur lequel l’oubli et l’histoire se décident. La prescription, d’ailleurs, l’amnistie et peut-être le pardon, ne sont rien d’autre que ce « délai d’effacement » nécessaire à l’établissement de la paix sociale, comme à celui de la vérité historique. Et ce délai varie probablement selon les sociétés: il est plausible que les sociétés trop vieilles ne puissent plus pardonner, réparer, oublier aussi facilement.

Walter Benjamin, dans un texte qui reprend, sur le mode mineur, le grand thème nietzschéen de l’oubli divin, écrivait: « Ainsi se forme la question : la narration n’est–elle pas le meilleur climat et la meilleure condition d’une guérison ? Et si toute maladie était guérissable, en se laissant aller suffisamment loin –jusqu’à son embouchure–, en se laissant couler dans le flot de la narration? Si on considère la douleur comme un barrage, qui résiste à ce flot de la narration, on voit clairement qu’il sera brisé là où le courant de celle–ci sera assez fort pour balayer tout ce qu’il rencontrera sur son chemin, jusqu’à la mer de l’heureux oubli[30]« . Il faut raconter pour oublier. Il faut se souvenir de l’irréparable jusqu’au point où on l’oublie.

L’oubli ainsi a certainement à voir avec l’irréparable du malheur, car comment se souvenir de l’irréparable? Mais l’oubli a plus radicalement à voir avec l’intransmissible, avec l’indicible, avec l’intraitable. Et ce dernier n’est pas que celui du malheur[31], ce peut être l’oubli des promesses fondatrices, et ce qui fait que les fondations ont toujours le statut quasi-mythique de l' »oublié ». Ricoeur insiste ainsi sur l’absence de la fondation, sur le caractère irréductiblement « oublié » des présuppositions premières du droit et du contrat politique fondateur, absence que toutes les religions désignent et qu’aucune ne saurait pallier. C’est cet oubli que les diverses fictions d’origine (les mythes, mais aussi celles de Platon, Rousseau, Rawls) cherchent à nommer[32]. Certes il est des promesses dangereuses, qui vont dynamiter la simple réalité de la « terre promise », ou incompatibles entre elles et qui ne peuvent que s’entre-déchirer. Heureux ceux qui alors auront su oublier leur promesse fondatrice. Mais les promesses politiques fondatrices, celles qu’illustrent le jubilé deutéronomique ou la nuit du 4 Août, sont elles mêmes des oublis fondateurs, une remise à zéro des sociétés bloquées dans la mémoire. L’oubli alors devient tout autre chose: c’est ce qui permet le mémoire du bon délivrée du mal. Et l’oublié est ce qui revient du mal, la promesse du bon qui l’initiait. C’est alors parce qu’on sait qu’on a oublié que l’on se trouve, ensemble, dans l’obligation d’imaginer cet oublié, ces promesses intiales; de les réinterpréter ensemble, à nouveau.

 

Olivier Abel

Publié dans Actes du Colloque sur Histoire et mémoire,
sld M.Verlhac, avec P.Ricoeur, J.Barash, H.Rousso, F.Bédarida.
CNDP-Grenoble, 1998

Notes:

[1] A la relecture, je m’aperçois que dans le tome 3 de Temps et Récit (Paris Seuil 1985) Ricoeur place également le temps historique entre le temps vécu et le temps cosmique. C’est un bon exemple du fait que jusqu’à mon insu cette réflexion se développe comme marginalement par rapport à la sienne, et je ne saurais exprimer l’étendue de ma dette.

[2] Voir le double enroulement-déroulement temporel du monde dans le « mythe » du Politique de Platon.

[3] D’un côté le temps historique n’est pas un temps physique parce que l’historien ne peut pas faire référence à un point fixe hors du temps, extérieur et transcendant (cf. Bernard Lepetit, Les formes de l’expérience, Paris A.Michel 1995, p.14 et 295). De l’autre côté, l’histoire commence quand il n’y a plus de confusion entre l’absent et le présent. Quand le deuil et le souvenir ont fait leur travail de séparation. Quand on fait la différence entre la mémoire qui maintient présent et l’anamnèse qui rend présent l’absent.

[4] Peut-être même ce qui doit s’effacer: pour qu’il y ait histoire, ne faut-il pas qu’un écart choisi comme inoubliable se détache sur un fond d’oubli non seulement consenti mais résolu? N’y a-t-il pas, au rythme du passage des générations, un moment critique où l’on (se) rappelle ce qui a été vécu naguère pour faire le tri de ce dont on refuse que cela sombre dans l’oubli? Mais n’y a-t-il pas non plus, dans l’institution historique, un ensemble de procédures pour faire accepter l’oubli, le deuil, et l’oubli des deuils mêmes?

[5] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris Calman–Lévy 1961 et 1983 pour la coll.Agora, p.301-314.

[6] F.Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris: deuxième dissertation.

[7] Le sentiment d’éternité procéderait alors d’une expérience de compossibilité; de possibilité pour tous les temps de cohabiter dans une sorte de présent élargi. Et le sentiment du temps, la chute dans le temps, d’une expérience de l’incompossibilité des différents temps. Dans cette dernière hypothèse, on pourrait encore dire: le passé est ce qui n’est plus, le monde où je suis né, et ce monde soumis comme à une déformation du paysage à des vitesses relatives diverses; ma temporalité singulière serait ma capacité à supporter cette distorsion; et ma mortalité, ce serait le point de rupture, l’incapacité à retenir, à remanier, à réinterpréter le paysage: on n’est plus soi-même à son tour que vestige.

[8] E.Lévinas dans De l’existence à l’existant, Paris Fontaine 1947, p.153-157.

[9] Ricoeur écrivait il y a quarante ans: « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple (…) la même époque peut être progressiste en matière politique et régressive en matière d’art », Histoire et vérité, Paris Seuil 1964, p.89. Voir également Simona Cerutti  Jeux d’échelles (sld J.Revel) Paris Gallimard Le Seuil 1997, p.163, et Giovani Levi, ibid. p.189.

[10] De ce point de vue, il ne serait pas exagéré de rapprocher la notion « micro-historique » d’exceptionnel normal de la fonction de la métaphore dans les variations imaginatives chez Ricoeur.

[11] Maurizio Gribaudi, Jeux d’échelles, op.cit., p.127, 139, 174-175. Encore faut-il ne pas réduire le conflit à la compétition pour les ressources, ou à des stratégies différentes pour réduire l’imprévisible (p.122-123 et p.137). Car le fait d’être né, parce qu’il exige de répliquer par la parole et l’action, oblige les acteurs à interpréter, c’est à dire à différer les uns des autres, à produire de l’imprévisible.

[12] Bernard Lepetit, op.cit.p.75.

[13] Sabina Loriga, op.cit. p.228 et 230.

[14] Ricoeur écrit: « Le tragique proprement dit n’apparaît que quand le thème de la prédestination au mal –pour l’appeler par son nom– vient buter contre le thème de la grandeur héroïque. Il faut que le destin éprouve d’abord la résistance de la liberté, rebondisse en quelques sorte sur la dureté du héros, et finalement l’écrase, pour que naisse l’émotion tragique par excellence, l’horreur (…) la liberté héroïque introduit, au coeur de l’inéluctable, un germe d’incertitude, un délai temporel, grâce à quoi il y a un « drame », c’est à dire une action qui se déroule sous l’apparence d’une destinée incertaine (…) Le spectateur répète affectivement le paradoxe du « tragique »: tout est passé, il connaît l’histoire, elle est révolue, elle a eu lieu ; et pourtant il attend qu’à travers le fortuit, qu’à travers l’incertitude du futur, la certitude du passé absolu survienne comme un évènement neuf » (Philosophie de la volonté tome 2, Paris: Aubier, 1988 p.361-364). A la limite, en rouvrant la mémoire du passé, la représentation tragique nous place dans l’obligation d’y intervenir, de faire en sorte que le passé ne soit pas fini, d’ouvrir en lui, comme dirait Walter Benjamin, des possibles écrasés.

[15] Ce faisant le pardon répond à l’impossibilité théorique de formuler entièrement un tort: car il se passe qu’en essayant de faire cela, de le formuler de telle sorte que l’autre puisse l’entendre, pragmatiquement, pratiquement, les interlocuteurs se déplacent par rapport à « leur » passé, et se modifient eux-mêmes.

[16] « En fusionnant ainsi avec l’histoire, la fiction ramène celle-ci à leur origine commune dans l’épopée. Plus exactement, ce que l’épopée avait fait dans la dimension de l’admirable, la légende des victimes le fait dans celle des l’horrible. Cette épopée en quelque sorte négative préserve la mémoire de la souffrance, à l’échelle des peuples, comme l’épopée et l’histoire à ses débuts avaient transformé la gloire éphémère des héros en renommée durable. Dans les deux cas la fiction se met au service de l’inoubliable (…) il y a peut-être des victimes dont la souffrance crie moins vengeance que récit. Seule la volonté de ne pas oublier peut faire que ces crimes ne reviennent plus jamais » (Paul Ricoeur, Temps et Récit tome 3, op.cit.  p.274).

[17] Dans la dernière variation il nous faudra revenir sur cette compétence narrative des êtres historiques. Si nous pouvons comprendre les histoires les uns des autres, c’est aussi que nous pouvons nous raconter, c’est à dire nous expliquer. Expliquer, c’est expliciter une histoire dont nous savons qu’elle est contingente mais qui doit néanmoins devenir pour nous acceptable. C’est pourquoi il est exagéré d’établir une coupure épistémologique trop nette entre l’historiographie la plus critique et les narrations ordinaires: elle s’établissent sur une gamme commune, ont affaire aux mêmes « faits de récit » ou « faits d’interprétation ». C’est d’ailleurs pourquoi je n’hésite pas à comparer ici le travail critique de l’histoire au travail élémentaire du pardon.

[18] Nous revenons ici au thème initial du transfert. On peut passer une vie entière à expliciter, à détailler « autrement » ce qui s’est passé une fois. Et si on ne le fait pas, nul ne le fait, et la génération répète le passé. Mais quand on le fait, la génération suivante peut bifurquer autrement.

[19] Voir la remarquable lecture de la seconde dissertation la Généalogie de la morale de Nietzsche par Gilles Deleuze dans Nietzsche et le philosophie, Paris PUF 1973, p.127 sq.

[20] L’obligation d’interpréter différemment les données des « mêmes » situations, les promesses et l’irréversible.

[21] Et la situation dans laquelle se trouvaient les êtres historiques du passé, eux aussi, de devoir interpréter leurs irréparables et leurs imprévisibles, avec non seulement des stratégies pour les réduire mais des configurations assez significatives pour leur donner un sens durable.

[22] Hannah Arendt, op.cit. p.314.

[23] Ce qui complique encore, d’ailleurs merveilleusement, ce schéma, c’est que  ce que je dois à mes ancêtres ne doit pas me cacher qu’ils sont aussi les ancêtres d’autres que moi, et c’est ce qui fait une tradition vivante. Et ce que je dois à mes descendants ne doit pas me cacher qu’ils sont aussi les descendants d’autres que moi, et c’est ce qui fait pour eux un monde habitable. Une autre complication, terrible celle-là, et qui touche au rapport entre la promesse et l’irréparable, c’est qu’il semble arriver souvent qu’à la seconde génération ce qui avait été une bénédiction aux yeux de la génération précédente devienne une blessure.

[24] L’image qui me vient est que plus on voit près de soi, plus on voit près du présent  –le lointain dans l’espace l’est dans le temps. Le présent est proche.

[25] B.Lepetit, Les formes de l’expérience, op.cit. p.290 sq. puis 296 sq.

[26] De manière leibnizienne on pourrait alors dire que chaque présent de l’histoire contient la totalité de ses harmoniques.

[27] Nous disions en répétant H.Arendt qu’au simple fait d’être né nous répondons par l’action. Mais aussi me semble-t-il par la capacité à différer, à interpréter différemment nos situations, à tenir un intervalle qui marque la différence entre ce que nous recevons (trouvons) et ce que nous donnons (faisons). Les structures temporelles de la narrativité indiquent à quel point notre rapport au temps est coextensif à l’agir et au pâtir, à leur distorsions et à leur relativité mutuelle. Ceci dit il n’y a pas que la narrativité pour produire ou réduire ces écarts qui forment nos régimes de temporalité. Ricoeur n’a cessé d’insister sur les limites de la narrativité et sur l’irréductible pluralité des genres de langages (Temps et Récit t.3, op.cit., p.358).  Parmi eux toutefoisje garde un intérêt particulierpour l’épopée, car pour moi elle résulte de la mêlée de plusieurs histoires, qui se font tour à tour place.

[28] « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, le faire fait que la réalité ne soit pas totalisable » (Paul Ricoeur, Du texte à l’action Paris Seuil 1986, p.270).

[29] Nicole Loraux, La cité divisée, Paris Payot 1997. Elle commence son ouvrage par cet interdit de rappeler les malheurs de la « stasis » et cette idée que la cité est fondée sur un oubli, un « oubli mémorable ». Car seule la mémoire peut décréter l’oubli. Et l’Edit de Nantes porte aussi cet interdit fondateur.

[30] Walter Benjamin, « Erzählung und Heilung », dans Denkbilder, Gesammelte Schriften I–2, Frankfurt/Main Suhrkamp 1974, p.691.Trad. J.M.Gagnebin, que je remercie ici.

[31] Une nuit, je suis allé consoler un enfant qui pleurait: -Mon chéri, ne pleure plus c’était un cauchemar. -Mais non c’était un joli rêve. -Alors pourquoi pleures-tu? -Parce que je l’ai oublié.

[32] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris Seuil 1990, p. 278, et Lectures 1 Paris Seuil 1991 p.213.