Le retour du spirituel

Le spirituel pourrait être la prophétie des sociétés qui sont dans l’enfance, ou le songe de celles qui sont très âgées. Entre les deux la « lutte pour la vie » empêche la passion pour l’impossible ou la méditation de l’essentiel. Le retour du spirituel serait donc une réaction à la rationalité instrumentale et à la course aux performances, du genre : tout ça, cette croissance et ce complexe d’échanges, c’est pour quoi ? La Technique n’a pas tenu ses promesses. La Politique non plus, et peut–être vivons–nous les derniers feux d’artifices si joyeusement allumés en 1789. Mais pour bien comprendre le paysage spirituel de la France d’aujourd’hui, il ne faut pas oublier que les Religions n’ont pas tenu leurs promesses non plus. Bref, tous les grands discours d’intégration sociale ont volé en éclats, et « sauve qui peut ».

Mais quel rapport y a–t–il entre le retour de l’éthique, le besoin d’un minimum de culture biblique, l’affirmation des Droits de l’Homme, le renouveau islamique, le succès des thérapies spirituelles et celui des organisations caritatives, sinon la découverte que la population française est plus « sentimentale » qu’on ne croyait? Que ces sentiments puissent se monnayer (plus ou moins d’ailleurs) en succès financiers, que le spirituel devienne à son tour l’objet d’une commercialisation et d’un libre–choix, n’empêche qu’il s’agit de différencier cet amalgame de « spirituel ». Pour faire la part des choses dans l’ambivalence des figures et pour les distribuer dans un espace critique, on peut distinguer dans le spirituel les questions légitimes des réponses abusives qui lui sont proposées.

En effet le retour du spirituel est ensemble un « retour d’âge » de la France somnolente, ou bien l’élargissement soudain de l’horizon des attentes, parce qu’on fait des enfants et qu’ils grandissent. Il désigne un « sens » irréductible aux performances, et usurpe ce sens dans des « Thérapeutiques » suppléantes. Il marque combien la rationalité politique et technique ne se complète qu’au– delà d’elle ; mais cet au–delà peut prendre la forme d’un principe d’espérance (d’incomplétude), ou celle de croyances qui comblent cette incomplétude dans des formes totales d’identité, de savoir ou de vie. Ces trois dernières figures serviront ici de fil directeur, pour distinguer trois questions.

La première demande « spirituelle » est celle d’une identité plus totale, dans un monde où le brassage rapide des populations et des traditions a morcelé l’identité. Tous les « réveils » spirituels qui rythment l’histoire récente des sociétés industrialisées ont en commun de tenter, dans un monde désenchanté, où les anciennes structures familiales d’autorité et d’identification sont désagrégées, et où les formes religieuses classiques deviennent froides et insignifiantes, de recréer une sorte de famille spirituelle, de communauté émotionnelle. Le renouveau islamique dans des milieux récemment déracinés, y compris chez des français de souche qui y trouvent leur Moyen–âge, illustre assez bien cette demande d’appartenance.

Ce qui caractérise d’abord ces communautés, dont les liens ne sont pas institutionnels mais affectifs, c’est la constitution d’une sorte de « langue privée » et imaginaire qui sauve de l’instrumentalisation du langage ordinaire. Cet ésotérisme, qui ne concerne pas forcément le contenu mais la forme, le rituel de communication, limite l’expansion des « sectes », des communautés émotionnelles ou charismatiques du « temps des tribus ». Leur seconde caractéristique est que l’appartenance à cette langue y est totale et exclusive.

Dans ces figures, nous avons la forme contemporaine de ce qui fut jadis la fonction des grandes religions : une sorte d’infra– langue qui permet l’identification au–delà du rôle social, et l’appartenance à une légitimité au–delà des règles sociales. Mais jadis le langage de l’identification religieuse était surtout narratif : l’appartenance à une Histoire du Salut constituait une sorte de totémisme (avec un même mythe fondateur, une même loi pour organiser le présent, un même horizon d’attente). Le monothéisme fut ce Récit qui peut « tout » raconter, parfois de manière totalitaire, parfois sur le mode du « sens inachevé » de l’histoire (le marxisme présente la même ambivalence entre clôture et inachèvement).

Or l’effondrement des grands Récits et des grandes élaborations rationnelles laisse proliférer aujourd’hui beaucoup de petites rationalisations et de petits récits, bien plus prétentieux. Le retour du spirituel, c’est aussi le succès de l’Histoire fantastique, avec ses héros et ses initiés, et dans un total dédain pour la réalité historique (« Le matin des magiciens » de L.Pauwels fut le premier de ces best–sellers). Mais dans une société où la Science prétend remplir la fonction de légitimation, jadis exercée par ces diverses « langues du bien et du mal » qu’étaient les religions, il manque sans doute le lieu d’une identification totale. D’où ces discours suppléants et les succès de l’histoire facile.

La recherche d’une forme totale d’identité, si elle se traduit toujours dans une « langue », peut donc prendre des formes très diverses. Elle peut chercher, dans un « monolinguisme » acharné, à renforcer l’identité et la langue privée du groupe par tous les moyens, y compris par l’endogamie fraternelle de la famille France, cet inceste généralisé que propose le Front National. Elle peut également renforcer la prohibition de l’inceste, comme l’a fait la « génération morale », et peut–être allons nous vers une nouvelle religiosité diffuse, mais prophétique, qui voudrait l’exogamie linguistique, culturelle, religieuse : le mariage des langues.

Ce conflit, qui marque d’ailleurs probablement un indépassable rapport entre identité et altérité, entre identification par appartenance à une tradition et critique universelle au nom d’une identité absente, on le retrouve aussi dans le débat éthique sur les Droits de l’Homme : le retour de l’éthique contre le tribalisme politique sur ce point est lui aussi une réponse à cette première demande « spirituelle ».

La deuxième demande spirituelle est celle d’une forme plus totale de savoir, dans un monde où les savoirs morcelés et spécialisés ne donnent plus corps à une vision cohérente du monde et de la vie. Le retour de la « cosmologie » dans le discours scientifique, le succès du livre d’Hubert Reeves « poussières d’étoiles », sont des formes diverses de la même demande qui recherche la place de l’homme dans le cosmos des énergies douces, de l’astrologie ou du tarot. Il s’agit parfois de retrouver un Sens dans un temps et un espace devenus uniformes. Sur un tout autre registre enfin, les arts explorent les immatériaux, et montrent un réel « imprésentable ».

Ces diverses figures une fois mêlées il faut remarquer que la Renaissance aussi, dans une période d’explosion des savoirs, a connu quelque chose de semblable. Comme si les progrès de la rationalité engendraient des irrationnels de même degré. Le propre de ce genre de discours est une manière de figurer, de décrire le monde autrement, et c’est une fonction poétique. L’ennui, c’est quand la synthèse de savoirs fragmentaires ne se fait plus sur le mode de la fiction exploratoire et « surréaliste », mais commence à mimer la positivité des sciences et la performativité des techniques.

Car ces savoirs ont des pouvoirs, ce sont des techniques de Guérison et de Salut : des « Thérapeutiques ». C’est vrai pour tous les yogas, sophrologie, rebirthing, bio–énergies et autres diététiques (voir « Le Guide de l’espace bleu »); ici il n’y pas d’exclusive, et tout ce qui marche est bon. Ce discours thérapeutique et salvateur, on le trouve plus fort encore dans la Méditation transcendantale ou la Scientologie, où le monde entier n’est qu’un jeu de l’esprit, une aliénation matérielle dont il faut s’émanciper. La thérapeutique est peut–être la forme contemporaine de la sophistique : avoir réponse et remède à tout. Ici, le siège de tous les pouvoirs spirituels, c’est le corps. Non pas le corps étalé comme une peau de chagrin devant les sciences, mais le Corps qui sait plus que tous nos savoirs, qui a une connaissance à la « source », et auquel seuls ont accès les initiés. Ces figures, qui expriment à leur manière le refus contemporain de la mort, révèlent aussi dans tout désir de savoir l’angoisse de la mort, une ignorance incontournable.

La recherche d’une forme totale de savoir peut donc prendre la figure thérapeutique d’une synthèse du savoir et de la sagesse. Elle peut aussi prendre la figure, centrale pour l’activité scientifique (qui pose heureusement plus de questions qu’elle n’en résout), d’une reconnaissance de nos ignorances. Quand on reproche à l’Europe son matérialisme, on oublie cette « mystique » discrète qui anime en sous–main son histoire : savoir que l’on ignore, et mettre au centre non pas une quelconque réponse à tout, en « dernière instance », mais une interrogation infinie (le seul rapport que nous ayons à un « savoir total »). Il faut avouer que ce n’est pas particulièrement le cas des laboratoires militaires ou pharmaceutiques, mais sont–ils des modèles pour l’activité scientifique ?!

Pour faire échec à la technocratie des spécialistes, certains cherchent néanmoins dans la communauté scientifique le modèle d’une « éthique de la discussion » et de la communication, dans la mesure où cette communauté donne à chacun le droit d’interroger. A vrai dire cet exercice de l’interrogation nous apprend aussi que nous ne répondons pas tous aux mêmes questions : il nous apprend à différencier nos ignorances. Il n’y a donc pas de communication, pas de communauté raisonnable, sans ce pouvoir partagé de questionner, et si nous sommes plongés dans l' »ère des médiums », c’est peut–être parce que nous ne savons plus communiquer! Cette exigence, qui marque ici le retour de l’éthique contre la technocratie, est avec les arts une des figures vives de la seconde demande « spirituelle ».

La troisième demande spirituelle qui se manifeste est celle d’une forme totale de vie, d’une morale intégrale. En effet chaque sphère d’activité a ses règles et ses vertus spécifiques, et il est difficile d’être en même temps compétitif sur le marché du travail et tendre en famille, capable de tenir compte des équilibres socio– économiques, et de tenir compte des équilibres écologiques, etc. Ce qui est demandé ici c’est une Loi, qui organise de manière homogène les diverses sortes d’échanges entre lesquelles nos existences se dispersent. Cette demande d’homogénéité, de solidité, explique l’apparition récente de grandes morales simples, censés nous protéger du tragique d’une éthique déchirée.

En France, ces dernières années, ce fut le cas avec les lois du Marché, érigées en morale privée et publique, sous l’impératif de liberté et de communicabilité totales, et sous le mythe que tout le monde peut gagner (au jeu capitaliste du dieu–Argent comme au jeu cosmique du dieu–Hasard). On discerne peut–être mal combien aux Etats–Unis cette idéologie est une dérive de la spiritualité protestante, où « tout est Grâce »; il n’est bientôt resté du « rendre grâce » à Dieu que les preuves du succès et de la performativité, devenue seule légitimité, et du libre–examen « devant–Dieu » que l’individualisme féroce et narcissique.

Ce fut aussi le cas avec le rappel vigoureux de prétendues lois de la Nature, érigées par la hiérarchie catholique non pas en règles, destinées à être interprétées dans l’existence et à structurer un rapport au réel, mais en normes, destinées à capter et à gérer un imaginaire public qui demande l’unité, l’homogénéité, la « bio–sécurité ». On discerne peut–être mal combien en France le rapport libre–penseur avec les lois est une dérive de cette tradition catholique, où la liberté est de pouvoir goûter la peine ou le plaisir imaginaires de transgresser la Loi, et non pas de suivre avec « fair–play » une règle praticable.

Ces diverses formes totales de vie attestent différentes manières d’intégrer dans une seule Loi une pluralité contradictoire de règles, de les réduire à la non–contradiction. Mais c’est un peu la quadrature du cercle : peut–on fonder la spirale de la croissance (l’échange amplificateur des biens) tout en arrêtant la spirale de la violence (l’échange amplificateur des maux) ? Et si l’on veut respecter ce qui précède l’échange (la planète où nous vivons), et ce qui l’excède (ceux–là mêmes qui y « jouent »), ne faut–il pas parfois briser la loi de la performativité et sortir de l’échange ? Cette dernière demande se fait de plus en plus aigüe.

Considérons l’échange comme un système monstrueux de dettes par lequel nous essayons de stocker du temps : l’argent n’est–il pas « l’Inhumain », l’idole insensible d’un jeu qui continuerait sans joueurs jusqu’au « Krach »? En face d’une telle Loi, une autre figure spirituelle se dresse, qui exige le pardon, l’abolition des dettes : rendre le temps au présent vivant. Ces diatribes traînent dans les rues et on n’a pas fini de les entendre chanter. L’attente d’une forme de vie totale, elles l’expriment en l’absence de Loi intégrale, sur le mode de l’attente pure, de la tendresse pour la moindre chose, de la simple sollicitude.

Si le spirituel est le carrefour géométrique de figures hétéroclites et sans cesse confondues, il n’empêche que ces figures sont l’objet d’une attente dont on peut esquisser les schèmes principaux, et que ce carrefour est un lieu de pouvoir. Aujourd’hui, le pouvoir spirituel est à ramasser. C’est pourquoi il est si urgent, non seulement de différencier ses figures, mais d’en séparer les pouvoirs. C’est parce qu’il est vain de prétendre supprimer la demande d’une identité plus totale, celle d’un savoir plus total, celle d’une éthique plus totale, qu’il est dangereux d’en supprimer les diverses figures que nous avons énumérées. Il vaudrait mieux maintenir dans nos discours la place d’une « identité totale absente », d’un « savoir total absent », d’une « éthique totale absente ». Manière de faire que le spirituel soit le lieu où les plus immémoriales traditions chevauchent les plus vives imaginations, et c’est le chevauchement même des générations, par où une société s’invente.

Olivier Abel

Publié dans L’état de la France 1989, Paris Ed. »La Découverte » Mai 1989