Les origines et l’espérance des Droits de l’homme

Cette étude sur les « Droits de l’homme » procède du plus philosophique vers le plus théologique, selon les cinq moments suivants :

I. Le problème des droits de l’homme aujourd’hui

Les travaux récents sur les droits de l’homme ont eu pour effet de clarifier remarquablement le problème sur des points importants, et de rappeler des exigences incontournables[1]. Si cela n’a pas arrêté l’effritement du langage par quoi les droits de l’homme sont invoqués et révoqués à tort et à travers, si cela n’a pas beaucoup servi à « éclairer » le désordre intellectuel, si cela enfin n’a pas trop modifié le cours des décisions politiques, c’est qu’il faut du temps. Répéter inlassablement ces exigences, reprendre les travaux jusqu’à ce qu’on puisse tenir ensemble[2] leurs orientations parfois contradictoires et respecter la largeur du paysage des droits de l’homme, aujourd’hui, telles sont les tâches de la pensée. Ce faisant nous ne bondissons pas seulement sous l’événement, nous tentons d’augmenter la responsabilité et la communication, d’augmenter la différenciation du langage.

Car le problème des droits de l’homme est aussi un problème de langage : il faut recréer un réseau de contraintes dans notre emploi des termes, et ne plus nous résigner à une déréglementation aussi éhontée du débat politique et moral. La revendication impérieuse et dogmatique des droits de l’homme pour la justification de pratiques et de positions opposées ne conduit qu’au scepticisme. Scepticisme politique à l’égard de droits de l’homme excessivement moraux, inefficaces parce qu’ils ne tiennent pas compte des contraintes « physiques » des problèmes (démographiques, économiques, militaires, géographiques); pire : droits de l’homme trompeurs parce qu’ils se prétendent au-dessus des rapports de force qui sont aussi des conflits de droits, où aucun droit n’est juste à lui tout seul. Mais, d’autre part, scepticisme moral à l’égard d’une conception trop politique des droits de l’homme; car la multiplication des appels aux droits de l’homme est proportionnelle à leurs violations, comme s’il y avait une machiavélique loi interne : plus il y a de « violences » et plus il faut de « mensonges » pour les couvrir, le comble de l’efficacité étant de faire appel au droit même que l’on est en train de violer. Le doute ne porte malheureusement plus alors sur l’efficacité des droits de l’homme, mais sur la légitimité de ces grands principes qui justifient n’importe quoi. Comment s’indigner devant les nouveaux procédés d’expulsion et la remise en cause du code de la nationalité en France, si les moyens et les critères nous tombent des mains ?

Je donnerai tout de suite trois indications. D’abord il faut s’attaquer au trop commode divorce entre un droit idéal que l’on déclare et que l’on invoque, et un droit instrumental que l’on pratique à l’ombre du premier. Cela suppose d’une part d’accepter que le véritable droit est toujours déjà un conflit entre plusieurs droits; l’impossibilité d’une société sans contradiction oblige aussi à reconnaître que ces contradictions opposent des droits non moins valables les uns que les autres, et à ne pas tenter de liquider le conflit selon la règle du jeu d’un de ces droits à l’exclusion de l’autre[3]. J’appellerai même violence toute solution d’un conflit qui consiste à le supprimer; et droit toute procédure qui consiste à le respecter, à l’honorer, à en soigner la régulation[4]. Cela suppose, d’autre part, d’accepter qu’il n’y a pas d’instance extérieure et supérieure au conflit qui puisse garantir le droit[5]. Les droits de l’homme n’ont finalement pas d’autre force que la « parole » des protagonistes, et c’est pourquoi le mépris du langage est si grave. Nous définissons ainsi les conditions et les limites de l’efficacité des droits de l’homme.

On objectera à cette notion purement conflictuelle du droit que la référence aux droits de l’homme doit bien transcender quelque part les droits particuliers et être l’objet d’un consensus universel. Mais quel contenu donner à se consensus transcendant ? Aussitôt le conflit reprend, et d’autant plus violemment que l’on a négligé la question des règles. Le conflit dogmatique de ces références ne pouvant être tranché sur le fond, il faut bien que la modestie nous amène à accepter au moins un rapport où le consentement au droit de l’autre fasse fonction de transcendance. À partir de là ma deuxième indication porte sur la crise de légitimité des droits de l’homme. C’est précisément parce qu’on a prétendu identifier les droits de l’homme à une norme extérieure, inscrite au fronton des étoiles ou révélée dans des textes saints[6], que l’on se retrouve au terme d’un nihilisme où la « référence » a cédé la place à la « performance », l’efficacité tenant lieu de légitimité. Le dogmatisme et le scepticisme sont sur la même diagonale. Mais quand bien même il n’y aurait pas de règles contraignantes parce que venant d’ailleurs, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de règle du tout : on peut vouloir de soi-même suivre une règle[7]. La règle est alors une capacité à se tenir et à tenir ce qu’on promet, une manière d’être et pour dire bref : un style. On peut d’ailleurs mettre l’accent sur cette différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament : si, dans le premier, les règles viennent d’ailleurs et sous la forme de commandements finis, dans le second ces règles, sans être dissoutes ni abolies, sont intériorisées et rapportées à leur intention, une exigence infinie. Le prochain n’est plus une catégorie de la population, je suis le prochain de. La transcendance passe dans le cœur même : c’est, en moi, la possibilité du point de vue d’autrui.

Ma troisième indication concerne le cheminement de cette méditation. Si le langage des droits de l’homme est en crise, c’est que le sens de la notion tend vers zéro. Or pour ressaisir ce sens, il faut en ressaisir l’histoire. Comprendre d’où il vient, et à quoi il « aspire ». C’est un des résultats probants de l’herméneutique de Ricœur[8] : les messages ou les événements prennent du sens en prenant du temps. Il faut traverser les contextes et les controverses où l’idée de droits de l’homme a été saisie pour la comprendre à notre tour[9]. L’enquête n’est donc pas à proprement parler historique : il ne s’agit pas de comprendre les auteurs abordés pour eux-mêmes, mais de les convoquer dans une mise en scène; ils sont comme les acteurs d’une intrique qui nous donne à voir les problématique[10]. D’autre part, l’intention n’est pas de découvrir la source historique très pure où s’originent les droits de l’homme, bien au contraire : je veux embrouiller au maximum ces sources. Mais l’idée de droits de l’homme vient de loin. Et qui vient de loin seul peut aller loin, sans du tout prétendre aller jusqu’au bout.En effet, l’histoire des droits de l’homme ne fait que commencer, et de toute façon cette histoire est tenue en haleine par une espérance plus vaste que nos histoires.

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II. Les origines de l’idée de droits de l’homme

L’idée de droits de l’homme est apparue au confluent de deux traditions, celle de la Renaissance avec le Droit Naturel, et celle de la Réforme avec les Droits de Dieu. Je voudrais insister sur cette origine mixte et non « pure » des droits de l’homme. Il est probable, en effet, qu’aucune de ces traditions à elle seule n’aurait été capable d’une idée aussi mélangée, aussi « monstrueuse » par rapport à chacun de leur monde de significations. Il n’est donc pas indifférent que la « chose »

survienne à la faveur de cette rencontre. Or, ces deux traditions distinctes traversent toutes deux le même paysage, sont structurées par la même controverse : tantôt les droits de l’homme sont fondés dans une rationalité politique positive, issue de la Nature ou de Dieu; tantôt ils limitent les abus de l’irrationalité politique, au nom de la Nature ou de Dieu.

La tradition humaniste

Prenons d’abord la tradition issue de la Renaissance; avec elle il y a émergence d’une pensée spécifiquement politique parce que spécifiquement humaniste (on sait le rôle de l’ancien Droit germanique dans l’apparition d’une notion d’individu qui n’a pas grand chose à voir avec celle de l’Antiquité). Et quelle que soit la position prise dans le débat, l’humanisme en reste l’« atmosphère ». D’un côté Bodin (1530-1596) réélabore une théorie toute aristotélicienne et positive de la souveraineté comme rationalité (il faut bien qu’il y ait une instance qui donne les lois sans être elle-même soumise à aucune loi); et Althusius (1557-1638), d’origine huguenote, attribue cette souveraineté au peuple, seul souverain et source de tous les droits : l’Etat doit son existence à un contrat conclu entre les individus. Mais c’est surtout Grotius (1583-1645) qui fonde le Droit Naturel et donne toute sa force à la thèse d’un contrat social; ce droit originel correspond à l’intention des contractants, dont les droits positifs, écrits dans différents contextes et sous différentes formes, sont souvent très éloignés. Ce droit naturel suppose un « appetitus socialis », une pulsion sociale[11] de fraternisation dans la « chose publique »; il implique un droit de résiliation si le contrat n’est pas respecté. Mais lors même que les contrats du droit politique sont implicitement brisés et par temps de guerre, il reste un « Droit des gens » irréductible et qu’aucune raison de guerre ne saurait violer sans forfaiture. Ce consensus plus profond que les contrats et les accords provisoires constitue le Droit Naturel.

De l’autre côté Machiavel (1469-1527) réactive la critique platonicienne du couple tyran-sophiste : le Prince est force (lion) et dissimulation (renard); il ne fait pas appel à la raison des citoyens mais joue sur le clavier des passions (crainte et convoitise, etc.). Hobbes (1588-1679) développe la même anthropologie : par nature l’homme désire ce qui lui semble bon et fuit ce qui lui semble mauvais, comme la pierre est soumise à la gravitation. Le droit naturel est donc que « chacun conserve, autant qu’il le peut, ses membres et sa vie ». Dès lors la raison politique est seulement instrumentale : par nature l’homme est un loup pour l’homme, et la société politique n’est pas libre-association mais soumission à un fauve protecteur, un loup central (tant que celui-ci ne rencontre pas un loup plus fort). Cet état de nature est justifié par le fait que le pouvoir fort empêche au maximum la manifestation généralisée de la violence : le salut, le bien du plus grand nombre est ainsi une loi suprême, au-dessus du Prince lui-même; et qui se réalise malgré lui, éventuellement. L’homme ne renonce au droit de résister que s’il en tire la sécurité et la prospérité privées qui sont son droit de nature. Le droit naturel (qui pour Hobbes est divin) marque ainsi la limite du pouvoir du Prince[12].

J’ai simplifié la controverse afin de la « faire voir ». Elle se retrouve d’ailleurs chez Spinoza, chez Pufendorf, chez Rousseau, avec à chaque fois un enrichissement des positions qui montrent combien elles se tiennent en respect et tentent d’inclure dans leur réponse les questions laissées par le dernier protagoniste. Mais ce qui les rassemble c’est le commun problème de la nature humaine et du Droit que l’on pourrait établir sur cette nature. Or cette idée de nature est très ambiguë. On peut en effet, comme Spinoza, l’entendre au sens physique[13] Rousseau observe alors que « la plus inviolable loi de la nature est la loi du plus fort »[14]. On peut aussi entendre nature au sens normatif d’essence ou d’idéal »[15]. Le droit n’est plus alors fondé sur les lois de la nature, mais sur un accord entre les hommes. C’est dire que dans cette tradition du Droit Naturel, on part d’une rationalité épaisse, presque biologique (l’espèce !), et qu’on arrive à une rationalité très « négative », sans autre contenu que le consentement réciproque (l’humanité ?). Il ne s’agit plus du tout du même type d’universalité : le droit naturel devient un consentement ou un dissentiment, mais un sentiment, sans contenu positif, un sentiment de légitimité devant une insuffisance de la loi (cf. les Déclarations des droits de l’homme).

La tradition réformée

Mais bien vite on doit lever la parenthèse qui suspendait l’influence de la deuxième tradition, implicite chez Althusius, Hobbes et Rousseau notamment, et qui vient de la Réforme. Pour cette tradition, la seule considération de la « nature humaine » (qu’elle soit optimiste ou pessimiste) ne permet pas de penser un Droit de l’homme, car ce droit dépend d’un Droit de Dieu qui fonde les droits humains et qui les limite. C’est l’idée partagée par Calvin mais surtout bien énoncée par Théodore de Bèze (1519-1605) après la Saint-Barthélemy, que les sujets ne doivent pas une obéissance inconditionnelle au Prince, mais conditionnée par le respect du Prince pour une Loi qui le dépasse. Or, à son tour, cet argument peut s’avancer sous deux modalités très différentes, selon qu’il fonde un droit positif ou qu’il atteste seulement un droit négatif (mais la pure liberté de conscience fut en France le noyau dur de toutes les libertés d’opinion : liberté religieuse et laïcité, libertés de la presse, de réunion, d’association, etc.).

Locke (1632-1704) illustre assez bien la première position. Citons-le : « L’état de Nature est régi par un droit de nature qui s’impose à tous et, rien qu’en se référant à la raison, qui est ce droit, l’humanité entière apprend que, tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses biens; tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout puissant et infiniment sage, tous, les serviteurs d’un seul souverain maître, envoyés dans le monde par son ordre et pour ses affaires; ils sont donc sa propriété, à lui qui les a faits, et qui les a destinés à durer selon son bon plaisir et celui de nul autre »[16]. Le droit naturel est donc en dernière instance la Loi de Dieu. Or cette loi est politiquement fondatrice parce que l’homme n’a pas seulement le droit de faire appel à cette loi, mais le devoir de la faire respecter autour de lui. Et si manque à la société une loi acceptée par consentement général, un juge impartial et reconnu de tous, et la puissance d’imposer la décision juste, la guerre ne peut trancher aucun différend. Seule le peut cette loi transcendante, que la raison reconnaît, et qui vient du Dieu tout-puissant juge éternel et recours des victimes. Nous sommes assurés de l’existence d’un Dieu qui nous a donné une nature assez raisonnable pour reconnaître nos devoir[17]. Mais ce que nous pouvons prétendre savoir de la volonté de Dieu est trop limité pour que nous puissions justifier nos fanatismes. Les droits de Dieu sur l’homme modèrent les droits de l’homme sur l’homme en les fondant sur la tolérance et le raisonnable, sur la parole donnée et reçue, sur le consentement spécifique qui fonde chaque société civile dans sa coutume.

Bayle (1647-1706) est beaucoup plus pessimiste; pour lui la Loi de Dieu ne fonde aucune politique raisonnable : elle n’est qu’une limite aux abus du pouvoir. Car l’intérêt public est un soleil qui éclipse les étoiles de toutes les vertus, et « quand il s’agit de l’intérêt public tout devient juste, tout devient honnête »[18] ! D’ailleurs, on ne sait même pas s’il peut y avoir un consensus moral universel : « On dit d’abord que le droit des gens, ou le droit naturel, est celui qui est approuvé par toute la terre, et puis on se réduit aux peuples civilisés, c’est-à-dire qu’on se contente de la plus petite partie »[19] ; et les peuples civilisés sont souvent pires que les autres. L’homme ne saurait de toute façon se poser à la place de Dieu en pédagogue de l’homme (d’ailleurs « l’excellence de l’Evangile par-dessus la Loi de Moïse » consiste en ce qu’elle traite l’homme « en créature raisonnable et non plus en enfant »), ni prétendre politiquement faire le bonheur des hommes. Les princes ne peuvent légiférer en matière de religion, car la conscience appartient à Dieu seul[20], et « les droits de la conscience ( … ) sont directement ceux de Dieu même »[21]. Comme on ne peut pas trancher sur la vérité, il faut bien qu’il y ait des règles communes à toutes les parties, elles qu’elles excluent les violences et se tolèrent. Cette règle minimale de tolérance est négative : « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre » ; car si je justifie une dérogation pour mon parti, l’autre partie est en droit d’en faire autant[22]. Un homme « peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine »; la conscience savante quelque part s’arrête et la conscience éthique continue seule, sans savoir. Il y a ainsi des « Droits de la conscience qui est dans l’erreur », une sorte de Droit de la conscience errante, de la conscience exilée, au travers des frontières dogmatiques et territoriales.

On le comprend aisément, parler de Droits de Dieu avec cette seconde tradition issue de la Réforme implique sinon un « anti-humanisme » du moins un œil assez critique sur la nature humaine. Avant la Réforme, avant la Renaissance, le Droit Naturel est identifié à la volonté de Dieu (dans le sillage du canoniste Gratien; chez Vitoria cette identité n’empêche pas que l’on puisse être à l’image de Dieu sans être baptisé). Avec la divergence des deux « séries », l’ordre naturel peut ne pas être divin[23]. Quant aux Droits de Dieu, tout d’abord révélés clairement dans des Lois considérées comme des faits historiques absolus, repères de toute histoire et fondations d’un peuple de Dieu, ils perdent peu à peu leur positivité. C’est qu’il y a plusieurs peuples de Dieu, plusieurs « révélations » historiques. Les Droits de Dieu s’individualisent alors, se réfugient dans la conscience par une sorte de « révélation négative », de révélation sans contenu positif. De la même manière que l’universalité du Droit Naturel devient une universalité négative, la singularité «’élection) des Droits de Dieu devient une singularité négative.

Cette enquête sur les origines de la notion de droits de l’homme nous conduit donc vers un concept très différencié, une sorte de carré problématique qui tient ensemble une requête de rationalité politique, une requête éthique devant l’irrationalité politique, une requête humaniste fondée sur une « nature » humaine, une requête « protestante » de transcendance des Droits de Dieu par rapport à l’ordre des choses (naturel ou historique), une requête d’universalité et une requête de singularité. Tout ce travail prépare Kant, pour lequel les droits de l’homme ne sont pas purement éthiques ni réduits à une universalité formelle (comme on le dit trop souvent); Kant surtout qui fait acte de l’échec de toute fondation « positive » des droits de l’homme dans quelque nature ou transcendance que ce soit. C’est dans ce deuil que travaille Kant. Si Kant est au carrefour géométrique d’autant de recherches sur les droits de l’homme[24] c’est parce qu’il est travaillé par plusieurs discours qui s’empêchent les uns les autres. Et si nous allons prendre comme guide pour les deux moments suivants de la réflexion, c’est parce que nous avons bien besoin de quelqu’un qui ne nous montre pas trop vite la sortie; car sortir du problème nous savons tous le faire, et certains de nos « Duce » y sont même experts.

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III. Droits de l’homme : éthique ou politique ?

Nous avons déjà croisé ce problème qui apparaît aujourd’hui comme central, dans le scepticisme politique quant à l’efficacité de droits de l’homme exclusivement moraux, dans le scepticisme moral quant à la1égitimité de droits de l’homme qui cachent de machiavéliques manœuvres. Nous avons vu que les traditions avant Kant sont structurées par cette controverse entre ceux qui postulent une rationalité foncière du politique (Grotius, Locke, à sa manière Rousseau) et ceux qui, plus empiristes, postulent une irrationalité politique irréductible à l’éthique (Machiavel, Hobbes, Spinoza et Bayle à leur manière). Kant dira d’une part : « Le danger de guerre est à présent encore la seule chose qui limite le despotisme ( …) le texte sacré a tout à fait raison de représenter la fusion des peuples en une société et la libération complète du danger extérieur lors des tout premiers débuts de leur développement comme un obstacle à toute culture plus élevée, et comme l’engloutissement dans une incurable corruption »[25]. Et il dira d’autre part : « Il faut, disent-ils, prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels que des philosophes ignorant la réalité ou de braves utopistes rêvent qu’ils doivent être. Mais au lieu de dire : tels qu’ils sont, ils devraient plutôt dire : ce que nous en avons fait par une injuste contrainte, par des mensonges habiles conseillés au gouvernement, c’est-à-dire des égoïstes et des révoltés; et alors évidemment, lorsque le gouvernement relâche un peu la surveillance, de tristes conséquences se produisent… »[26]. Le premier texte argumente contre le rêve rationaliste d’une fusion totale de l’éthique et du politique; le second contre le pragmatisme désabusé d’un total divorce entre le politique et l’éthique.

Pour saisir ce geste « critique », il faut situer précisément la place du « politique » chez Kant. C’est difficile parce que si de nombreux ouvrages sont intégralement consacrés à la morale, il n’y en a pas qui le soit au politique. La tendance est alors de ramener le politique, chez Kant, à une section de sa morale, d’où l’idéalisme politique qu’on lui attribue. Mais c’est une erreur, car on néglige l’énorme contrepoids de l’œuvre « théorique » de Kant, tout ce qui porte sur la connaissance de la nature, les règles de la causalité et la détermination des phénomènes. Si on examine la dispersion des textes proprement politiques de Kant, on s’aperçoit qu’elle se fait dans des opuscules sur l’histoire humaine, sur la téléologie de l’espèce, etc. Or l’histoire est un mixte de nature et de liberté. Tel sera aussi le lieu du politique. Ainsi le politique devra être situé par rapport au « règne des fins », c’est-à-dire au règne proprement éthique des libertés. Mais il devra aussi être situé par rapport au règne des causes, c’est-à-dire au monde objectif des nécessités. C’est pour avoir manqué cette tension à trois termes physique-politique-éthique que la philosophie du droit chez Fichte et chez Hegel vire à une histoire ou une dialectique de la liberté, de l’aliénation, et de la reconnaissance d’un sujet trop sujet. A la frontière des deux règnes, le problème est : les progrès matériels de l’humanité dans sa maîtrise des causalités naturelles s’accompagnent-ils de progrès moraux dans le domaine « pratique » des finalités ? Eric Weil note que le problème de l’histoire est un problème de « sens » : le droit (de l’homme à ce que sa vie et ses actes aient un sens) ne correspond pas au fait (de la violence, de la mort et de l’absurde) : mais pour qu’il y ait sens et finalité, il faut bien que le monde sensible s’y prête[27]. Si le politique est un mixte de nature et de liberté, de « physique » et d’« éthique », penser les droits de l’homme exige d’abord de voir jusqu’où le politique et l’éthique coïncident, et à partir d’où ils divergent. Cela veut dire que les droits de l’homme sont en même temps purs et « impurs », éthiques et politiques. Dans le premier cas ils attestent la liberté, la dignité de l’homme qui est l’affaire de Dieu seul; dans le deuxième cas ils désignent la diversité des peuples et le progrès de l’espèce, qui est aussi l’affaire de la « nature »[28] .

Ne pas trop séparer éthique et politique

Commençons par tenir le plus longtemps possible la politique sous les conditions pures de l’éthique. Il le faut si nous voulons résister à la dichotomie cynique entre les deux domaines. La bonne question est alors celle que pose Kant du rapport de la théorie à la pratique dans la morale (1ère partie) et dans le droit politique (2ème partie) : or sous ce rapport-là les deux sortes de « pratiques » ne se distinguent pas, et leur valeur réside entièrement dans leur rationalité[29]. Cela veut dire qu’il ne faut pas substituer les conditions d’exécution de la loi à la loi elle-même : autrement dit qu’il ne faut pas substituer le succès probable d’une action à sa légitimité. C’est pourquoi, en affirmant le caractère inconditionné du devoir moral comme du contrat social, Kant affirme aussitôt que la morale « ne nous enseigne pas comment nous devons faire pour devenir heureux » et que le droit politique découle d’un rapport réciproque de liberté tel que « personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes) »[30]. Kant substitue ainsi la question de la dignité de l’homme à celle de son bonheur (qui ne nous regarde pas). Cette position me semble très forte, parce que si l’on consent à voir dans l’éthique une technique du bonheur, il n’y a plus d’obstacle véritable à retrouver cela dans la sphère politique. Paternellement, le souverain veut rendre le peuple heureux selon l’idée qu’il s’en fait, et il devient despote (T & P, p. 31 et p. 45). C’est pourquoi il faut mettre fin à la perpétuelle pédagogie morale et pénale qui associe un plaisir à la vertu et un déplaisir au vice : cela est faux dans les faits (Kant est ici l’exact contemporain de Sade)[31], et c’est une faute par rapport au droit et au devoir, à la raison pratique pure.

Une fois admis que leur but n’est pas le bonheur, en quoi consistent le devoir moral et le droit politique ? Le premier réside dans « la limitation du vouloir à la condition d’une législation universelle rendue possible » (p. 18); et le second réside dans « la limitation de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle » (p. 30). Cela revient au même, et sous ce rapport encore le droit politique ne se dissocie pas d’une démarche purement éthique. La limitation du vouloir à la possibilité de son universalisation fonde les trois principes selon lesquels l’institution d’un Etat est légitime.

1. La liberté de l’homme en tant qu’il faut imaginer chacun heureux (au moins selon l’espérance) : cette dignité fonde le respect mutuel. Il s’agit là essentiellement de la liberté de conscience, dans un sens presque judiciaire :

l’homme reste libre de son jugement (c’est-à-dire d’en faire usage public car on ne peut pas enlever la liberté de communiquer la pensée sans enlever la liberté de penser[32]).

2. L’égalité des sujets devant la loi, en tant que nul ne peut contraindre un autre qui ne puisse lui résister dans la même mesure; cette mesure est celle des lois communes et nous sommes tous soumis de manière égale au droit de contrainte, c’est-à-dire à l’Etat en tant que pouvoir d’exécuter la loi; il n’y a pas de dérogation. Le critère sera ici le droit du plus faible à exposer les torts subis. C’est l’aspect passif de la limitation de la liberté à la condition de sa coexistence avec d’autres selon une loi universelle.

3. L’aspect actif de cette même limitation, c’est l’indépendance des citoyens en tant que co-législateurs et participant tous au pouvoir législatif qui élabore les règles : « ce n’est qu’à soi-même que nul ne peut faire tort »[33]; et plus loin : « ce qu’un peuple ne peut décider à son propre sujet, le législateur ne peut le décider à sa place » (p. 48). A fortiori un autre Etat ne le peut. C’est pourquoi l’autonomie de la liberté politique, qui serait l’accès du politique à la rationalité (au « raisonnable », comme dit Weil), suppose que les sujets de la loi soient identiques aux législateurs. Tels sont les trois principes éthiques qui fondent la possibilité d’un droit politique.

Nous reviendrons plus tard sur cette question de l’ « universalisation possible » que l’éthique et le politique rencontrent ici ensemble, mais on peut déjà en dire qu’avec elle tout se passe « comme si » le devoir moral ou le contrat social étaient une loi de la nature : universellement valables[34]. Or l’universalité du devoir moral ne peut pas être une loi de la nature, et pour elle la métaphore s’arrête là. Tandis que pour le contrat social, il y a une hésitation. En effet, chez Kant, on passe ici à la frontière entre liberté et nature, parce qu’à la différence de l’exigence éthique qui est purement intérieure, le droit politique « peut aussi être extérieur » : « Le droit est lié à la faculté de contraindre », et si une liberté exerce une contrainte extérieure sur ma liberté, le droit est l’obstacle à ce qui fait obstacle à ma liberté[35]. Le droit s’exerce dans l’univers physique des rapports de forces.

Ne pas trop confondre éthique et politique

Toute la question est de savoir comment combiner cette contrainte extérieure avec la liberté transcendantale du sujet pratique. La question de la guerre, de la force, de la violence, réintervient alors et Kant ne veut pas la rejeter hors du champ du droit politique, puisqu’il faudra bien trouver en quoi le monde naturel se prête au jeu de la liberté. A partir d’ici le droit politique n’est plus coextensif à une éthique inconditionnelle : il entre dans le mélange, dans le mixte. Kant soutient Rousseau pour qui la fin de la misère et de l’injustice est la condition pour commencer à parler de vertu[36]. C’est dans ce contexte que se pose la question de croire ou non à un progrès moral du genre humain. Sans prétendre le savoir, la foi en cet avenir est bien un postulat indispensable à la pratique politique, puisque l’individu meurt toujours trop tôt (T & P, p. 55). Le droit des « gens » suppose cet amour ou ce respect, bref cette confiance dans le genre humain. Mais loin de brûler la multiplicité des conditions pour s’installer dans l’unité synthétique d’une paix totale et sans conflit, cette confiance doit se maintenir dans les conflits eux-mêmes. Entre les tristes « faits humains » et les splendides « droits de Dieu », penser les droits de l’homme exige de connaître l’homme jusque dans les peuplades lointaines et curieuses, c’est-à-dire de ne déchiffrer l’unité de l’humanité qu’à travers la multiplicité de ses formes, éventuellement même à travers leurs conflits. Le droit politique interne à un peuple ne se comprend vraiment que dans le rapport de guerre où il se trouve initialement avec les autres peuples : et comme la terre est une surface limitée, la rencontre de ces droits conduit à l’idée d’un droit cosmopolitique, le droit des gens dans la guerre postulant quelque chose comme une fédération des peuples qui reconnaissent ainsi l’unité de l’humanité par-delà les Conflits[37].

Il faut donc honorer les conflits. D’abord parce qu’ils obligent l’homme à se disperser dans toutes les contrées, et du coup à se diversifier au maximum : « l’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon : elle veut la discorde », c’est-à-dire la diversification[38]. Cette finalité de la discorde permet de critiquer les guerres modernes en tant qu’elles liquident les conflits, homogénéisent les adversaires et écrasent leurs différences. Ensuite, les conflits sont politiquement bénéfiques parce que sans liberté intérieure les forces extérieures d’un Etat finissent par diminuer (fût-ce dans l’asservissement du luxe), et si la préparation de la guerre est toujours favorable au despotisme, la guerre elle-même lui est le plus souvent et finalement défavorable[39]. Enfin et surtout, si nous partons du fait de la méchanceté et de l’insociabilité de l’homme, nous voyons que l’égoïsme même conduit à la sociabilité, de même que les courbures des arbres dans une forêt se rectifient réciproquement. On a reproché à Kant le cynisme de cette ruse de la nature ou de l’histoire selon laquelle le droit politique, loin d’exiger une morale intérieure, pourrait être établi « même par un peuple de diables ». Mais il faut bien saisir que cette finalité des guerres est pour Kant seulement réfléchissante, subjective : tout se passe comme si l’absurdité des guerres avait un sens en dépit de l’horreur. Si l’homme est un animal qui a besoin d’un maître, celui-ci à son tour a besoin d’un maître, etc. : alors qui éduquera les éducateurs, qui maîtrisera les maîtres ? L’éducation ou la maîtrise demandent bien finalement, un autonomie de l’homme[40]. Et cette autonomie est atteinte lorsque la critique et le débat publics suffisent à régler les conflits, car les hommes y deviennent raisonnables.

Les droits de l’homme doivent passer par ce minimum qu’impose le conflit : la coexistence. La coexistence n’est pas le respect (elle n’en est que la condition extérieure), mais le droit ne vise pas à ce que l’action soit bonne du point de vue de la moralité intérieure. D’ailleurs, combien de crimes ont été commis au nom du devoir sacré ou d’une intention bonne ! Le droit « ne concerne que le rapport extérieur, et à la vérité, pratique, d’une personne à une autre » (D.D. p. 104). Kant nous enseigne ici à ne pas moraliser trop vite les droits de l’homme, sans quoi nous manquons leur dimension proprement politique : les droit des conflits. Parler de « guerre punitive » est pour Kant une absurdité monstrueuse, et il n’y a pas de sentiment que la cause ou l’intention est juste qui puisse justifier une guerre d’extermination. Il faut aussi refuser, non pour des raisons morales mais d’abord pour des raisons politiques, les moyens perfides (assassinats, francs-tireurs, etc.) qui déshonorent les conflits et qui détruisent la confiance en une paix possible. C’est précisément le mensonge du terrorisme (mensonge favorisé par les media) que de situer le conflit sur un plan de moralité intérieure, qui écrase toute règle des conflits et tout « droit des gens ». Il y a peut être là un sentiment d’équité qui permet de critiquer l’insuffisance du droit légal, mais il ne peut fonder aucun droit. Toutefois, le terrorisme désigne aussi une sorte de loi de nécessité presque physique, là où une force n’a pas d’autre moyen de se faire reconnaître (et c’est la tâche de vérité des médias)[41]. Là encore la nécessité, le besoin extrême, ne fonde aucun droit positif, mais précisément la « réponse » au terrorisme réside dans la reconnaissance d’un conflit entre plusieurs droits qui s’excluent, et dans l’établissement de contraintes extérieures et de règles qui forcent ces droits à coexister. Tant que les droits de l’homme n’ont pas spécifié ces différents aspects du droit des gens, c’est-à-dire du droit des conflits de droits, ils liquident les vrais problèmes.

La tension constitutive des droits de l’homme

Nous nous réservons encore un autre aspect de ces questions, par lesquelles le consentement au droit de l’autre, la coexistence et le respect, se rapportent à une « universalisation possible » et à la problématique de l’universalité et de la singularité (irréductible à la problématique « éthique ou politique »). Mais nous pouvons déjà rassembler un certain nombre de résultats. D’abord, comme Ricœur l’a montré (Cf. Autres Temps n° 5), les rapports entre éthique et politique ne s’éclairent bien que par rapport à une sphère de contraintes objectives économiques, démographiques, géographiques). Ensuite les droits de l’homme articulent la tension entre une fonction positive de fondation de la rationalité politique (coextensive à l’éthique), et une fonction critique de limitation des abus de pouvoir, abus qui sont le plus souvent liés à une synthèse hâtive du moral et du politique, car les pires passions du pouvoir sont liées à ce rêve[42]. Il ne faut jamais lâcher cette tension quand on parle des droits de l’homme.

La première fonction rappelle qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans droits du citoyen, et que si les droits de l’homme ne sont pas du tout politiques, ils ne servent plus qu’à critiquer le pouvoir de l’extérieur et non à en régler l’exercice de l’intérieur, ce qui est peut-être plus vital aujourd’hui. Nous devrions détailler ces droits en droits politiques (pluralisme, espace public de débat avec accès aux informations importantes, séparation des pouvoirs, etc.), droits économiques (pluralisme, cogestion, « chambres de compensation » pour réguler les méfaits d’un marché qui ramène tout contrat à une règle du jeu un peu sommaire et uniforme, etc.), droits culturels (d’expression des minorités linguistiques ou religieuses, et de coexistence des croyances et des mœurs diverses, etc.). Ce sont tous ces droits qui ont été l’objet d’un patient travail dans les démocraties de l’âge moderne, et qui risquent leur disparition ou leur renaissance autour de la maîtrise des techniques actuelles de l’information et de la communication. Mais la deuxième fonction atteste qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans droits du non citoyen, de la personne isolée, de l’exilé. Si nous spécifions ces droits, nous trouverions un droit politique élémentaire en celui de s’exiler, de sortir, de passer, de traverser les frontières; nous trouverions aussi un droit économique élémentaire dans le droit d’être quelque part, d’habiter (je dirais presque un droit de recevoir une allocation minimale d’habitat, sans préjuger d’un droit au travail); nous trouverions enfin le simple droit de conscience (la liberté d’expression ramenée ici à son noyau dur d’usage privé)[43].

L’articulation problématique de ces deux fonctions est sensible sur un point particulièrement brûlant : le droit de se marier (si l’on observe dans nos sociétés l’évolution des droits de l’homme, on voit vite que l’évolution du droit de mariage en est une des pierres angulaires). Ce droit est d’autant plus important que le mariage est par excellence le tisserand des sociétés, mais aussi ce qui résistera toujours à la totale fusion de la sphère morale et de la sphère politique. D’un côté donc le mariage obéit aux règles et aux coutumes qui font la particularité d’une société, et il est le lieu d’un « constituer », de l’autre le mariage reste le propre d’un choix personnel irréductible et peut de ce fait devenir le lieu d’un « résister » aux normes ou aux préjugés. Le droit de se marier (qui est bafoué à l’intérieur d’un nombre considérable de pays)[44] prend sa dimension vraiment universelle de droits de l’homme avec le droit d’épouser une personne qui n’est pas du même pays ; ce mariage constitue d’une part l’ébauche d’une véritable société plurinationale, et d’autre part il atteste une résistance à la glaciation entre les blocs étatiques et culturels. Le droit à ce genre de mariage (c’est-à-dire aussi la « valeur de fait » que prend ce mariage dans une société) est donc un baromètre essentiel du respect des droits de l’homme dans un pays.

Enfin, il faudrait retravailler cette articulation des droits de l’homme à propos de la séparation des pouvoirs. Si la séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, est une pièce maîtresse de l’inscription des droits de l’homme dans une légalité, elle me semble insuffisante à autoriser une résistance des droits de l’homme à cette légalité, là où celle-ci devient illégitime. Pour cela il faudrait garder à l’esprit la distinction kantienne entre critère de légalité, qui énonce positivement ce qui est considéré comme juste par une société, et critère de légitimité dont la fonction critique est de montrer les limites du justifiable. Or cette instance critique manque terriblement à la rationalité politique, dont les instances positives ont tendance à discuter davantage des moyens que des finalités, et davantage des intérêts particuliers que des ensembles planétaires. A l’image du « Comité national d’éthique », il faudrait développer, en amont du pouvoir législatif, des instances de réflexion capables de proposer des orientations (et ne plus confondre le pouvoir de « proposer » et le pouvoir de « disposer », seul législatif); disons encore que ces instances n’auront de pouvoir critique que si elles sont branchées sur le débat public, et qu’elles devraient sous certaines conditions avoir un droit de « veto » sur les propositions de loi. En face du pouvoir exécutif, il faudrait peut-être retrouver l’antique et républicaine fonction des « tribuns du peuple », dont la présence physique était à Rome comme un obstacle intangible aux abus de la police ou de l’administration. Enfin, en aval du pouvoir des Juges (dont l’indépendance est manipulée, contournée et écourtée par tant de procédés), et comme en dernière ou avant-dernière instance, le vieil Israël avait bien inventé la fonction prophétique, qui vitupérait une justice injuste. Il ne s’agit pas d’instituer positivement de telles instances ou de tels personnages, ce serait une mascarade de critique, mais d’en instituer en négatif la place et la possibilité : reconnaître publiquement cette fonction à ceux qui la pratiquent. Dans tout cela il s’agit de renforcer la pratique d’une liberté de penser « communicative » et qui retrouve le sentiment et l’espérance que l’action et que l’histoire ont un « sens » même si (et peut-être précisément parce que) nous ne savons pas lequel.

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IV. Droits de l’homme : universalité ou singularité ?

Le critère des droits de l’homme peut–il s’appliquer universellement, quelles que soient les circonstances locales et les diversités culturelles ? Ce critère transcende–t–il les « morales régionales », qui nous paraissent parfois absurdes et atroces, et dont la diversité protège du débat international les réactionnaires de tout poil ? Transcende–t–il vraiment les rapports de force et n’est–il pas souvent un instrument de la pénétration et de la domination de l’Occident, qui fait ainsi passer pour universelles ses normes très particulières ([45]) ? Toutes ces questions tournent autour du même problème, déjà traversé par le débat entre l’aspect éthique et l’aspect politique des droits de l’homme, mais elles le reposent sous un tout autre angle.

Consensus ou dissentiment

C’est que l’Europe est passée très vite du rationalisme total des Lumières, avec ses Déclarations universelles des droits de l’homme, à l’irrationalisme des régimes totalitaires, où le droit est ramené à un instrument. D’où aujourd’hui cette demande de droits de l’homme plus pragmatiques, plus provisoires et localisés : les droits de « tel » homme dans « telle » situation, et non ceux de l’homme en général. Si leur caractère d’universalité marque l’apparition des droits de l’homme dans la « modernité », leur caractère pragmatique marquerait ainsi leur mutation contemporaine dans la « post–modernité »! Le contenu des droits de l’homme se définit à chaque fois par ses différences, et non par son identité.

Toutefois cette singularisation des droits de l’homme peut virer à une apologie tribale des particularismes, de la différence culturelle « irréductible »; et c’est pourquoi elle suscite une réticence raisonnable de la part de ceux qui disent : l’humanisme abstrait est un acquis décisif de la modernité politique et de la démocratie. Il n’y a pas de droit véritable sans la sorte de consensus qui peut se créer autour d’une formulation abstraite et universelle ; seule une telle formulation d’ailleurs peut être l’objet d’interprétations multiples tout en maintenant l’unité symbolique du consensus. Tels sont les termes initiaux du débat, et c’est un vrai dilemme car les arguments sont de forces sensiblement égales.

Si nous pouvons repartir là encore avec Kant pour fil conducteur, c’est d’abord parce qu’il fut l’objet de la même contestation : son universalisme formel manquerait l’essentielle variété et individualité de la vie ([46]); mais c’est surtout parce qu’aujourd’hui il est revendiqué non moins par ceux qui tiennent pour une « pragmatique » du jugement de droit que par ceux qui maintiennent la règle d' »universalité » du même jugement([47]). Kant est plus paradoxal qu’on ne le croyait, plus problématique : il porte en lui plusieurs discours, et nous devrons bien faire comme lui.

En effet on pourrait par exemple opposer la singularité « irréductible » du droit des individus devant les états, à l’universalité des structures politiques, économiques, etc., « raisonnables ». La singularité serait alors porteuse du point de vue de l’éthique pure, et l’universalité de celui de la politique pragmatique ([48]). Mais déjà les caractères ne sont pas si aisément comparables, parce que cette pureté–là se définit dans la problématique des moyens et des fins (qui est celle de la « conviction »), tandis que cette pragmatique–ci se définit dans la problématique tout–parties (qui est celle de la « responsabilité »)([49]).

Et réciproquement on pourrait opposer l’universalité éthique pure des droits de l’Homme en tant qu’humanité abstraite et transcendante, à la singularité « régionale » et pragmatique du droit des peuples et des minorités de toutes sortes, dans leurs différences. Mais alors c’est la singularité qui se définit dans la problématique tout–parties, et l’universalité caractérise la différence entre les moyens et les fins.

Il ne faut pas télescoper les termes de ces différentes oppositions, il ne faut pas écraser les branches de ces diverses alternatives, car ici et là ce n’est pas la même chose qui est en question. Le différend politique entre des « forces »([50]) ayant chacune leur droit propre et singulier, rencontre sa limite dans quelque chose comme un consensus éthique (fût–il très formel et seulement négatif) qui est l’universelle condition de possibilité des « rapports » de force ([51]). Mais aussi le consensus politique sur les règles de légalité qui amènent les différents intérêts à composer, rencontre sa limite dans un « dissensus » éthique, un différend ou un débat qui a toute l’apparence de devoir être interminable.

Ou encore : ceux qui insistent tant sur la singularisation des droits de l’homme ont probablement en vue le danger que représente pour les cultures vivantes et pour la vie politique la menace d’une rationalité instrumentale qui seule est véritablement universelle (et qui a enfanté des monstres!); mais ceux qui insistent davantage sur l’universalisation des droits de l’homme ont sans doute en vue le danger que représente pour la civilisation mondiale qui est une et solidaire, et pour la fragilité des démocraties, la menace d’une balkanisation tribale où les uns et les autres s’enferment dans une forme de langue privée (et c’est l’origine de non moins terribles idoles!).

La possibilité du point de vue d’autrui

Finalement toutes ces requêtes se tiennent mutuellement en respect, parce qu’elles sont tenues par la même question : quel est le véritable sujet du droit ? Peut–être est–ce chaque individu, avec cette idée radicale du prophétisme chrétien qu’aucune société n’est capable d’accepter entièrement un individu. et que la vraie justice se singularise à l’infini comme l’amour. Peut–être est–ce chaque « peuple », chaque communauté de moeurs de croyances ou de langue, si minoritaire soit–il. Peut–être est–ce le tissu des « citoyens »,l’association raisonnable de ces forces dans un rapport réglé tel qu’on le voit apparaître dans les Etats modernes. Peut– être est–ce tout simplement l’Homme, l’universel humain sous quelque forme qu’il apparaisse et en tant que chaque personne et chaque communauté est l' »image » et le symbole de l’espèce et de l’entière humanité. Peut–être même est–ce l’animal, tout ce qui en nous ou ailleurs est capable de souffrir, même si cela ne nous ressemble plus : notre siècle a vu sans s’en apercevoir l’holocauste d’espèces animales entières, et il ne s’agit pas de sentir meugler nos entrecôtes sous nos fourchettes, mais nos ancêtres sacrificateurs savaient que toute violence s’équilibre dans une justice cosmique.

Or je ne crois pas à la possibilité de hiérarchiser a priori ces différents sujets : les dilemmes entre ces échelles de droit sont insolubles dans un point de vue qui serait capable de transcender et de rassembler tous les autres. Comment Kant procède–t–il ? Je voudrais montrer que l’impératif catégorique (« agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ») ne prétend pas à l’universalité d’un tel point de vue : il n’y a pas de référence possible à un tel consensus transcendant et universel, la « règle d’universalisation » n’a pas de contenu ([52]). D’abord cette « limitation » du vouloir à la condition d’une législation universelle possible est une universalité négative : c’est un critère pour désigner ce qu’il ne faut pas faire. Cette limitation revient en effet à se demander : est–ce que l’autre pourrait légitimer son vouloir de la même manière ?

Pour situer concrètement ce à quoi Kant pense, il faut relire Bayle : s’il y a conflit entre deux droits exclusifs et si le débat porte sur le fond pour savoir qui est dans le vrai, « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait (…) de sorte qu’en attendant le jugement définitif du procès on ne pourra rien prononcer sur les violences »; il faut donc bien admettre la règle, limitative et minimale, de « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre »([53]). Ce qui, dans le langage trés direct de Bayle, désigne exactement l’impératif catégorique : il faut ne se permettre que les formes de légitimation que je pourrais consentir à mon antagoniste. C’est le consentement au droit possible de l’autre, c’est la possibilité en moi du point de vue d’autrui, qui fait fonction de transcendance ([54]).

La possibilité du point de vue d’autrui n’est pas seulement une universalisation, c’est aussi une singularisation, et toutes deux sous la forme négative du « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Elle épouse toute la disparité des droits de l’homme, elle épouse l’écartèlement ou l' »écartement » même du sujet de ces droits de l’homme, en faisant « comme si » mon point de vue devait aussi pouvoir être celui de l’autre. Il y a là une espèce de jeu, mais tout « contrat » est quelque chose comme un jeu ([55]), et dans les droits de l’homme il s’agit d’un jeu contre la mort, la réciproque exclusion.

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V. Les droits de l’homme selon l’espérance.

Une approche plus proprement théologique des droits de l’homme est requise enfin, non parce qu’elle fournit la dernière solution, mais parce qu’elle concerne le plus grand péril. Jamais sans doute autant que dans les monothéismes l’humanité n’a approché d’un sentiment ensemble aussi universalisé et aussi singularisé du droit de l’homme ; mais jamais non plus ce droit n’a été autant bafoué, perverti ou détruit, ni avec la plus sincère légitimité. Et c’est en effet au lieu même de la plus haute légitimité qu’apparaît le plus grand péril.

La mémoire du droit

Disons d’abord que c’est un problème de « mémoire » et d’interprétation du texte fondateur. Le désir de fonder les droits humains dans une Loi divine et transcendante est probablement ancien, peut–être irrépressible, certainement légitime. Il n’y a pas de légitimation d’un droit qui ne s’énonce au nom d’autre chose ; et la mémoire de cette fondation, parce qu’elle est ici donnée historiquement dans un texte, est sans doute une meilleurs garantie de réalité pour les droits de l’homme qu’un vague idéal. Mais cette légitimité ne me paraît pas vraiment résider dans le fait qu’on aurait trouvé dans telle « Loi révélée » le roc infaillible sur lequel serait fondé toutes les autres lois : car la « Loi révélée » des voisins pourrait avoir la même prétention et on sait que ce genre de conflit des interprétations se tranche à coups de couteau ([56]). C’est la pluralité historique des évènements et des textes fondateurs qui entraîne l’espèce de « révélation négative » caractéristique de la démarche de Bayle et que nous avons également retrouvée chez Kant([57]).

La légitimation par cette Loi réside plutôt dans la mémoire même qu’elle constitue, et qui est vitale pour les droits comme pour les hommes. Pour qu’il y ait des droits de l’homme, il faut qu’il y ait des hommes capables de s’identifier eux–mêmes. Bien des sociétés sont aujourd’hui rendues amnésiques par certains « traitements de choc », et la difficulté à tenir devant la torture comme devant les « disparitions » tient à celle de se souvenir de soi, des autres proches ou lointains, et du langage jadis partagé. L’amnésie, l’incapacité à se référer à une mémoire commune, à une histoire que l’on puisse entre soi raconter ([58]), explique la faible constitution du tissu social et la faible capacité de résistance ([59]). On ne comprend rien à l’actuel renouveau de l’Islam si on n’y voit pas aussi la ressouvenance d’une Loi qui structure une différence, une mémoire spécifique et une identité.

L’interprétation du texte fondateur est donc le lieu de la plus haute légitimité et du plus grand péril, parce qu’il est le lieu de l’identification d’un sujet sans lequel il n’y a pas de droit, et parce qu’il est le lieu de l’exclusion du droit des autres. Et cette identification comme cette exclusion sont celles d’existences entières : car un tel ressouvenir et une telle narration conduisent à l’acte éthique et total d’un « c’est moi ! » C’est pourquoi il est important que l’identification ne soit jamais tout à fait achevée, et que ce qui soit donné dans la Loi soit finalement une promesse, avec une intrigue d’identification inachevée. La légitimité de mon droit est toujours déjà donnée dans une mémoire qui me précède, et toujours encore à venir : le « c’est moi » énonce un acte qui est en même temps une pure attente.

Les droits de l' »image de Dieu »

On peut reprendre cette démarche sur un autre registre théologique, où la plus haute légitimation des droits de l’homme apparaît également liée au plus grand péril. La Loi marquait le recherche d’une « archè », d’une origine fondatrice des droits de l’homme. L’image de Dieu semble davantage marquer la recherche d’un « télos » : agir selon la représentation d’une « fin » qui serait la figure ultime de l’homme. Car toute action repose sur une anthropologie, sur une certaine image de l’homme. Et respecter les droits de l’homme, c’est bien respecter partout où on la retrouve une image de l’homme qui soit respectable.

Or ce qui est brisé avec les atteintes diverses aux droits de l’homme, ce ne sont pas seulement des vies, l’existence physique de personnes et de communautés, mais des images de l’homme, des visages, des styles, des formes de vie, des beautés. Peut–être même faut–il aller jusqu’à dire que nous avons majoré l’importance des vies individuelles pour masquer notre impuissance à respecter leur forme de vie et de beauté. Si la beauté est une promesse de bonheur, si elle est un sens qui s’ignore, chaque visage est une beauté ; et aussi chaque manière d’habiter le monde, d’y jouer contre le temps, chaque culture. Et notre révolte pour les droits de l’homme doit aussi s’alimenter d’une révolte contre la laideur et l’enlaidissement. Le geste des droits de l’homme est alors la main qui arrête la main levée sur le visage d’autrui.

La théologie intervient ici lorsqu’elle donne un sens à cette série de figures possibles de l’humanité, en montrant qu’au travers de toutes ces images de l’homme se profile une image de Dieu, qui les contient toutes et qu’aucune ne contient. Le plus grand péril est alors de prendre une image de l’homme pour l’image de Dieu, et de sacraliser telle ou telle anthropologie en la prétendant seule théologiquement fondée. Cette anthropologie ne peut plus servir que de couperet pour éliminer des droits de l’homme ce qui ne convient pas à notre modèle taillé, elle fait le lit de tous les justificatifs : c’est ici que la violation des droits de l’homme se fait au nom même des droits de l’homme. Cette extrême perversion de la théologie de l’image de Dieu ne saurait être fondée sur de quelconques « Ecritures », puisque c’est le principe même de l’écriture que de différer l’image comme présence et révélation, et surtout parce que les Ecritures ne nous fournissent aucune anthropologie toute faite, aucune image de l’homme achevée et définitive. Si l’homme est à l’image de Dieu, nous n’avons pas d’image de Dieu ; l’homme est à l’image d’une absence d’image. Cette lacune dans l’image de l’homme doit être maintenue contre tous ceux qui savent qui est l’homme, quel est le sujet des droits de l’homme.

Mais c’est cette lacune même qui me semble donner la plus haute légitimité aux droits de l’homme, aux droits de l’image de Dieu. D’une part parce que l’anthropologie y reste une exégèse, une interprétation, n’ayant de sens que là où elle ouvre sur un autre énoncé d’exégèse et d’interprétation, dans une conversation infinie ([60]) où l’on apprend à respecter la possibilité du point de vue de l’autre. D’autre part parce qu’elle explique la structure lacunaire de l’éthique : dans cette grandiose pédagogie de l’image de Dieu au travers des figures de l’homme ([61]), il semble bien que l’image de Dieu donne précisément cette liberté, cette impossibilité d’ouvrir le parapluie des prescriptions et des garanties, cette responsabilité à chaque ici et maintenant devant cette « image de Dieu » que les autres et nous–mêmes sommes mystérieusement. Enfin parce que nous avons bien une image de Dieu, c’est celle de cet enfant qui aurait dû mourir à la naissance et qui est mort peu après sur une croix, et qui disait quelque chose comme : « tout ce que vous avez fait à chacun de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait ».

Le jugement dernier

Cet intitulé désigne immédiatement la plus grande légitimation des droits de l’homme, et le plus grand péril pour ces droits qui sont toujours comme un appel à un jugement supérieur. Car en dernière instance, à qui appartient le « jugement »? Qui peut juger véritablement, complètement, définitivement un seul individu ? Qui peut juger d’un point de vue vraiment universel, qui transcende vraiment les particularismes et les rapports de force ? Où est le tribunal des droits de l’homme ?

Conjuguant la théologie moltmanienne de l’espérance et la philosophie kantienne des limites, Ricoeur écrivait : « le mal véritable n’est pas la violation d’un interdit mais la fraude dans l’oeuvre de totalisation », et le mal est alors coextensif au champ même du religieux, puisque « si le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perversion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totalisation »([62]). La plus haute espérance des droits de l’homme, celle de leur universalisation et de leur singularisation totales, est le lieu du plus grand péril : prétendre avoir trouvé le fondement, l’instance et le critère de leur réalisation.

Il y a certes un désir légitime d’universalisation et de singularisation des droits de l’homme, mais c’est une universalité et une singularité espérées

et la synthèse ne nous appartient pas. La réconciliation de tous les droits ne nous appartient pas. Kant dirait que le schématisme, le jugement, le sentiment des droits de l’homme sont un schématisme sans concept, un jugement sans règle, un sentiment de finalité sans « fin » assignable. Oui, si les droits de l’homme comme « jugement dernier » sont absents, eschatologiques, s’ils sont « selon l’espérance », l’histoire est ouverte ; l’action a un sens même si (et peut–être précisément parce que) nous ne savons pas lequel.

Olivier Abel

Publié en deux parties in Autres Temps n°11 et 12, Janv. et Mars 1987.

Notes :

[1] Il faut particulièrement signaler le rôle de la revue Esprit dans ces recherches. Du côté théologique, signalons le gros travail de E. Fuchs et P.-A. Stucky, Au nom de l’autre, Labor et Fides, Genève, 1984.

[2] Tenir ensemble ici ne signifie pas juxtaposer ni réconcilier, mais reconnaître un rapport de tension.

[3] La moindre de ces contradictions n’est pas celle qui oppose les droits politiques (droits de, droits-libertés) aux droits sociaux (droits à, droits-créances).

[4] Un superbe exemple en est le statut de la Nouvelle-Calédonie élaboré par E. Pisani. Dans un autre travail sur le droit, je proposais le nom de « Droit différentiel » pour ce concept d’un droit fondé sur le « différend » entre plusieurs droits, mêmes minimes. C’est-à-dire un droit fondé sur les rapports de forces (les forces n’étant pas ici des faits bruts, mais très historiquements des « faits de valeur »). L’idée en est qu’une force ne peut être juste ni rationnelle en soi, mais seulement dans le rapport qu’elle compose avec les autres. Il n’y a pas de « droit » qui soit un droit à lui tout seul. Le conflit des droits fonde ainsi un droit positif parce que réel, mais raisonnable parce que consentement à un rapport où l’exercice du droit est un « composer ».

[5] Sauf à titre théâtral, pour mieux représenter le conflit et l’honorer. Cette absence d’instance extérieure est contiguë au problème de l’absence de contrainte; mais cette absence atteste que ces droits sont des règles politiques ou morales, et non des lois ou des contraintes physiques, certes incontournables mais qui n’« obligent » pas.

[6] … en faisant passer pour Droit Naturel ou pour Justice Divine des normes historiquement bien situées et datées dans des conflits (eux-mêmes respectables par ailleurs !). La critique historique a eu cette tâche de vérité, pas le moins du monde historiciste elle-même, de relever ce qu’il y a d’historicisme implicite dans ces normes qui relativisent tout à elles !

[7] Ne serait-ce que par jeu !

[8] Nombre de mes phrases ici ne sont que la salutation implicite mais visible des siennes. Cf. note 42.

[9] Tenir compte de ces problématiques n’est pas tenir compte de tout, ni se sentir obligé de tout juger, mais c’est au contraire éviter de fausses querelles : les différentes thèses proposent en effet des réponses à des questions différentes. A tenir compte de tout on oublie d’ailleurs les vraies questions : les vraies questions sont toujours neuves, elles se posent toujours simplement, parce qu’il y a des enfants qui grandissent.

[10] Cela suppose des auteurs simplifiables; c’est pourquoi j’ai prudemment contourné Rousseau ! A son sujet voir V. Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Vrin, Paris, 1974. Les précautions mêmes dont s’entoure Goldschmidt me donnent le sentiment, quand je le lis, d’avoir affaire à quelque chose d’autrement dangereux que les discours domestiques qui aboient à tout sujet mais qui n’ont jamais mordu sur rien.

[11] Il y a là un optimisme sur la « nature humaine » que Hobbes contredira par son « homo homini lupus ». Leur débat fait penser à celui entre Freud et Reich sur le caractère asocial ou sociable des pulsions primitives.

[12] L’Etat a besoin de la religion pour compléter la peur externe de la potence par la peur interne du Jugement Dernier, mais la religion permet dès lors de limiter le pouvoir du Prince par cette même crainte où le Prince est soumis à une puissance encore supérieure, celle de Dieu. Les lois de la nature sont les lois de Dieu, qui limitent le Léviathan (cf. Fuchs et Stucky, op. cit. p. 51), mais E. Bloch (La philosophie de la Renaissance, Payot, Paris, 1974, p. 174) a raison de dire que la religion chez Hobbes fonctionne comme une superstition utile.

[13] Cf. dans le Traité politique, Vrin, Paris, 1968 (publié par Spinoza en 1677) : Les philosophes « conçoivent les hommes, en effet, non comme ils sont, mais comme ils voudraient qu’ils fussent » (p. 29); et le droit de nature « de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Donc tout ce qu’un homme fait en accord avec les lois de la nature, il le fait en vertu d’un droit souverain de la nature et il a dans la nature autant de droit que de puissance » (p. 39).

[14] C’est pourquoi Rousseau s’oppose à l’Ecole du Droit Naturel (Grotius, Pufendorf). Pufendorf dans son traité du « Droit de la nature et des gens » (1672) spécifie la notion de droit des gens (jusque là droit naturel non écrit, indépendant de toute convention parce que s’appliquant aux étrangers) qui devient le droit régissant les rapports internationaux (donc aussi une sorte de droit des peuples) et les rapports des individus appartenant à des Etats différents : c’est pourquoi le droit des gens concerne par excellence la situation de guerre. Pufendorf est rationaliste : il veut déduire tous les droits par une analyse presque mathématique des libertés individuelles. Il y a quand même un contenu positif de cette déduction, c’est la nature humaine, et on la trouve dans le besoin pressant où l’homme peut se trouver : Pufendorf parle du « droit et des privilèges de la nécessité » (même s’il condamne toute révolution violente). Rousseau reprend : les puissants revendiquent un droit sur le bien d’autrui au nom de la « force », les faibles revendiquent le même droit au nom du « besoin ». Mais d’une part ce qui est acquis par la force peut aussi bien être repris par la force, tandis que le besoin est une condition universelle qui produit une sorte de communauté négative (limite de toute appropriation, fût-ce par le travail). D’autre part, ce conflit entre deux droits naturels (la force et le besoin) montre, selon Rousseau, qu’il y a une « lutte pour le droit » : le droit est donc au-dessus de la nature et permet de critiquer la rationalité seulement physique et trop assurée de son contenu, d’un ordre de choses qui serait prétendument la volonté de Dieu (contre Pufendorf et le « jusnaturalisme »).

[15] « Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? » Du contrat social, 10/18, Paris, 1973, p. 64. Rousseau perçoit une distinction entre le devoir et la prudence, qui aura de grandes conséquences chez Kant, avec la distinction entre le devoir et le bonheur. Mais Rousseau veut coordonner « ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit » (p. 60). Il faut donc exclure de la sphère de l’intérêt la simple loi de la force : « puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes » (p. 65). Or ce contrat, pour être moral (normatif) doit être un accord libre, et la rationalité du droit n’a pas d’autre contenu que cette autonomie (on a sottement fait avec la « volonté générale » de Rousseau ce qu’on a fait du « cogito » de Descartes : on les a épaissis d’un contenu empirique qu’il s’agissait précisément de mettre entre parenthèses !).

[16] Cité in Fuchs et Stucky, op. cit., p. 74. Cf. également des propos du genre : « le Peuple est dans la liberté et dans le droit de pourvoir à ses besoins », parce que personne n’a le droit de se rendre maître et arbitre « des vies, des libertés, et des biens du Peuple », cité in Salvo Mastellone, « Sur l’origine du langage constitutionnel : une traduction anonyme de l’anglais (J. Locke et D. Mazel) », Bulletin de la société de l’histoire du Protestantisme français, Tome CXXV 1979 pli. 357-378. On sait que Locke fonde notamment les droits sur la propriété (qui n’est pas ici une extension de l’avoir mais une modestie du pouvoir, comme chez Hegel, et une liberté élémentaire, un habeas corpus complet). L’article remarquable du professeur Mastellone montre l’influence de Locke sur la pensée constitutionnelle de société civile, de séparation des pouvoirs, de distinction entre gouvernement et Etat. Mais il montre aussi comment cette pensée a pu devenir chez les amis de Jurieu et les protestants du Refuge une alternative politique à la Monarchie absolue de Louis XIV.

[17] Cette reconnaissance est importante, parce qu’il n’y a pas de loi valable sans le consentement de la société. Or la volonté de Dieu est valable pour tout le monde, y compris pour les législateurs.

[18] Cité in E. Labrousse, Pierre Bayle, Tome 2, Hétérodoxie et Rigorisme, Nijhoff, La Haye, 1964, p. 497.

[19] Ibid., p. 262. Les voyageurs ont raconté des mœurs si étranges.

[20] Même si les hommes étaient unanimes à déposer leur liberté entre les mains d’un souverain, ils ne peuvent prétendre « lui donner des droits sur leur conscience, ce serait une contradiction dans les termes » (cité in 0. Abel, « De l’obligation de croire », E. T.R., n’ 1, p. 41, note).

[21] Ibid., p. 47. Etre révolté contre la conscience c’est être révolté contre Dieu. Il vaut mieux alors être révolté contre le Prince.

[22] Ibid., p. 44 et 46.

[23] De toute façon l’« Etat de nature » semble se situer historiquement aux origines de l’humanité. Or, pour le 18e siècle encore, il n’y a que la Genèse qui dise la vérité sur les origines. Il faudra donc bien que le Droit « naturel » se présente non comme une vérité de fait mais comme une vérité de raison.

[24] Cf. Luc Ferry et Alain Renaut « Penser les droits de l’homme », in Esprit, mars 1983, p. 67 sq.

[25] « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », in Philosophie de l’histoire, Denöel, Paris, 1985, p. 123 et 125 (référence abrégée en P.H.).

[26] « Le conflit des Facultés », ibid., p. 164.

[27] Eric Weil, Problèmes kantiens, Vrin, Paris, 1963, p. 113 et 115.

[28] Ibid., p. 132.

[29] Cf. Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, publié sous le nom plus simple de Théorie et pratique, Vrin, Paris, 1967 (ref. abrégée en T & P), pp. 13-14. Il s’agit de la rationalité pratique, c’est-à-dire de la volonté. Tout dans la nature obéit à des lois (causalité). La volonté est la faculté d’agir selon la représentation de lois (finalité). Nous avons du mal à entendre cela parce que la volonté a pour nous un sens énergétique et presque pulsionnel : or agir volontairement c’est agir délibérément, et pour Kant la volonté est une faculté de délibération; en retour la raison n’est pas seulement la rationalité d’une méthode abstraite et universelle, elle est la volonté d’éclairer l’action par la délibération sur ses fins. La liberté est alors la faculté d’agir selon une fin que l’on s’est donnée à soi-même.

[30] Ibid., pp. 15-16 et 30-31. Ce faisant Kant s’oppose chez tous ses prédécesseurs à la vieille idée d’Aristote que la rationalité comme suffisance n’est pas seulement vertu mais bonheur (excellence), et que la morale comme la politique visent le bonheur.

[31] Le contrat social non plus n’est pas un fait, et s’il fallait le prouver historiquement on s’embarquerait dans de fausses querelles : « c’est au contraire une simple idée de la raison, mais elle a une réalité pratique indubitable » (ibid., p. 39 et 45) : il n’y a jamais eu un tel accord unanime, etc., mais c’est la possibilité d’un tel accord qui est le critère de légitimité de n’importe quel contrat ou droit politique.

[32] « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, Vrin, Paris, 1954, p. 86.

[33] Sur tout cela, T & P, p. 31-37. Encore une fois il ne s’agit pas d’une unanimité de fait mais de principe : « Si en effet cette loi est de telle nature qu’il soit impossible que tout un peuple puisse y donner son assentiment (si par exemple elle décrète qu’une classe déterminée de sujets doit avoir héréditairement le privilège de la noblesse), elle n’est pas juste » (p. 39).

[34] « Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous nous trompons dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être » Métaphysique des mœurs, 1ère partie : Doctrine du Droit, Vrin, Paris, 1971 (réf. abrégée en D.D.), p. 237-238. Tout se passe « comme si » il y avait un droit naturel. Est-ce une hypothèse scientifique qui permettrait de critiquer les diverses formes historiques de droit positif, normatif, au nom d’un droit objectif ? Probablement pas. Au niveau des faits, la « primitivité » d’un droit naturel est une fiction qui n’intéresse pas Kant; et au niveau d’un a priori, Kant se méfie d’un droit naturel qui prétendrait avoir un contenu universel. Kant vient après Bayle, après Rousseau. La démarche ressemble donc plutôt à celle de Lévi-Strauss qui voit dans la prohibition de l’inceste une règle (morale, culturelle) universelle (physique, naturelle); une sorte de monstre ou de miracle logique qui fait que quelque chose de culturel (règles variables) passe pour naturel (loi universelle). C’est que la prohibition de l’inceste est une obligation à l’échange, et donc la condition de possibilité de toute culture.

[35] Cf. D.D. p. 94, p. 105, et Introduction IX, p. 67. Ainsi « l’objectivité » du droit est-elle le rapport entre deux contraintes, entre deux forces, et non pas simplement l’accord de deux sujets.

[36] Kant écrit : « pour que l’on puisse être vertueux, on doit supprimer auparavant l’injustice », cité in G. Vlachos, La pensée politique de Kant, PUF, Paris, 1962. Philenenko parle des « Droits équivoques » (liés au besoin pressant, à la nécessité et à l’équité) comme d’un empiètement de la morale sur le droit; cela est vrai pour l’équité (un droit sans contrainte, dit Kant), mais non pour la nécessité (une contrainte sans droit) : le fait même que Philonenko appelle cela des « circonstances atténuantes » montre bien qu’il s’agit au contraire de la pression de mobiles physiques sur le droit (D.D., p. 38).

[37] D.D., p. 193 et 227.

[38] Cette considération d’anthropologie fondamentale et quasi « géographique » au sens fort du mot, se retrouve dans un programme de cours qui pourrait être celui de l’Ecole des Annales : « Il sera procédé à l’étude de la situation des Etats et des peuples, non pas en ce qui concerne les hasards qu’elle comporte ou les destinées de quelques individus isolés, les successions des gouvernements, les conquêtes et les intrigues internationales, sur lesquels elle semble reposer, mais par rapport à ce qu’il y a de plus durable et qui renferme la cause lointaine de ces phénomènes, notamment la situation géographique de chaque pays, les cultures, les moeurs, les métiers, le commerce et la population » (Vlachos, op. cit., p. 22).

[39] T. & P, p. 56; P.H., p. 124 et 125.

[40] « C’est précisément le conflit des inclinations entre elles, d’où nait le mal, qui procure à la raison un libre-jeu permettant de les subjuguer dans leur ensemble, et de faire régner, au lieu du mal qui se détruit lui-même, le bien, qui, une fois apparu, se maintient de lui même à l’avenir ». (T & P, p. 58). L’idée nietzschéenne de « répétition » vient peut-être aussi de Kant !

[41] Sur ces droits limites (purement moraux ou purement physiques) que sont l’« équité » et la « nécessité », cf. D.D., p. 108-110. Sur le droit des gens dans la guerre, voir D.D., p. 230-231; et T & P, p. 51-59.

[42] Cette problématique est inspirée de Ricœur, « Etat et violence » et « Le paradoxe politique » (in Histoire et Vérité, Le Seuil, Paris), et « La liberté selon l’espérance » (in Le conflit des interprétations, Le Seuil, Paris).

[43] On serait tenté de ramener toutes les problématiques soulevées à une seule : dire par exemple que les droits des exilés sont plus universels, et qu’ils représentent la face éthique des droits de l’homme, et que les droits des citoyens sont plus particuliers, et plus politiques. Il faut résister à cette tentation, parce que ces problématiques ne sont utiles que pour situer des cas intermédiaires, plus complexes et plus probables.

[44] C’est notamment la raison pour laquelle l’Arabie Saoudite n’a jamais voulu signer la Déclaration Universelle des droits de l’homme.

[45]) Pire : on a souvent l’impression que l’Europe joue un peu les amis de Job à donner des leçons de morale. L’opulence de l’Occident n’est pas seulement une opulence de biens, mais même une opulence de justice, de respect du droit, etc. Nous sommes les meilleurs jusque dans nos révoltes !!

[46]) Contre E.Boutroux qui résume le kantisme dans la subordination de l’individu à l’universel, M.Barrès réagit : « il y a des vérités lorraines, des vérités provençales, des vérités bretonnes », et ce sont les seules à être les fruits authentiques de la Terre et des Morts. Paul Claudel aussi écrit contre la règle kantienne d’universalisation qu’il y a en elle « un germe d’intolérance fanatique, car concevoir une règle commune à tous les hommes, c’est être fort tenté de les asservir pour leur bien, enfin il y a un méconnaissance totale des droits de l’individu, de tout ce que la vie comporte de varié, de peu analogue, de spontané dans mille directions diverses.. » (tout cela cité par M.Prélot, dans sa préface au livre de G.Vlachos La pensée politique de Kant, Paris 1962 PUF).

[47]) Cf. notamment les travaux de J.F.Lyotard sur le jugement poli–tique chez Kant (La faculté de juger, Paris 1984 Minuit), et ceux de L.Ferry (Philosophie politique, Paris 1984–1985 PUF). Il ne s’agit pas du même Kant ni de la même république, mais il s’agit toujours de Kant et de la République !

[48]) J’appelle éthique pragmatique celle qui cherche à indiquer ce que l’on peut faire, et éthique pure celle qui désigne ce que l’on ne doit pas faire.

[49]) Cf. ma note sur Max Weber, Autres Temps no.10.

[50]) J’appelle ici « force » quelque chose qui ne s’établit ni au seul niveau du fait (la violence pure) ni au seul niveau de la valeur(la légitimité pure) (Cf. 1ère partie de l’article dans Autres Temps no.11, notes 4 et 41); mais un groupe social parlant le même « langage » et capable de subsister quelques temps par cette communication seule, même sans violence (intérieure ni extérieure).

[51]) S’il y a conflit entre des droits, comme le disait bien Rousseau, c’est qu’il y a un « contrat » plus originaire.

[52]) On néglige trop souvent le fait que la « Critique de la raison pratique » n’est pas un traité de morale, mais une analyse, une critique de la « forme » du jugement moral ; voir la fin de la note 15 dans la première partie de cet article.

[53]) in Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus– Christ, contrains–les d’entrer, 2ème ed. des Oeuvres diverses Trévoux 1737, en particulier les pages 383, 391–392, 444.

[54]) Bayle, dans son cours de philosophie, écrivait : « Cogitas, ergo es », et c’est un véritable renversement des perspectives cartésiennes. C’est l’idée que retrouvent plus ou moins Fuchs et Stucky dans leur titre superbe « Au nom de l’autre ». Kant est plus sobre mais plus émouvant qu’on ne le croit : chez lui aussi le sujet c’est l’autre, la volonté est un non–moi ; l’éthique est formelle parce qu’elle est seule–ment en moi la place du point de vue de l’autre.

[55]) Les règles d’un contrat sont aussi arbitraires mais en fait aussi fragiles que celles d’un jeu, et leur bonne « tenue » face aux évènements dépend au fond du « fair–play » des partenaires. Sans cela, on ne comprend rien ni au sentiment démocratique, ni au sentiment révolutionnaire. Cf. la note 7 de la première partie.

[56]) Voir la note 6 dans la première partie de cet article.

[57]) C’est aussi la raison pour laquelle j’ai cru important de ne pas chercher une « origine » pure, une filiation unique des droits de l’homme (Cf. en « II. Les origines de l’idée de droits de l’homme »).

[58]) Cf. les travaux de Ricoeur sur l’identité narrative, dans Temps et Récit, tome 3, Paris 1985 Seuil.

[59]) Ce qui fait la force des insurrections et des mouvements de résistance, ce n’est souvent ni leur efficacité militaire, ni la légitimité de leur motivations, mais la façon dont s’y constitue une épopée qui est la mémoire vivante et fondatrice d’un peuple (pour le meilleur et pour le pire!).

[60]) L’importance de cette conversation n’est peut–être pas tant dans ce qu’on y apprend sur le sens profond du texte que dans ce qu’on y apprend sur la conversation : que dans l’interprétation nous sommes ensemble soumis à la même « question ». « Quelle est cette image de l’homme que le texte me renvoie, qui sommes–nous ? » Et cette commune soumission à une commune question fait fonction de règle commune pour le débat, même en l’absence de règles communes, même en l’absence de langage commun. Cet apprentissage est peut– être l’essentiel.

[61]) Cf. le superbe article de Ricoeur « l’image de Dieu et l’épopée humaine », dans Histoire et Vérité, Paris 1964 Seuil.

[62]) « la liberté selon l’espérance », dans Le conflit des interprétations, Paris 1969 Seuil, p.414.