Les racines protestantes de la notion de sujet de droit (une lecture de Calvin)

En relisant Calvin après Ricoeur, l’interrogation protestante sur la notion de sujet de droit se déplie d’une part vers un principe universel mais plutôt négatif de « non–contradiction », où le sujet est simplement responsable–devant Dieu, et d’autre part vers un principe de « singularité », où le sujet donne son interprétation pratique et toute positive du droit, mais parmi d’autres possibles, et dans le respect d’une irréductible pluralité des règles.

1. Manières d’écarter le sujet

Lorsque vers 1680, dans son cours de philosophie de l’Académie de Sedan, Bayle propose « cogitas, ergo es »([1]), il fixe par cette boutade un trait caractéristique du sujet protestant. C’est un sujet qui n’apparaît pas de soi, mais par son rapport à l’autre ; un sujet qui ne se définit pas par sa vérité, mais par sa possible erreur ; ce n’est pas le sujet solaire qui éclaire également tous les objets qu’il rencontre, mais un sujet en marge du royaume solaire, exilé de soi–même, et qui ne demande pas d’autre droit que le droit à l’exil, à l’erreur, à être autre. Il ne serait pas entièrement faux de soutenir que c’est dans cet exil que commence la grande marche des libertés publiques, au moins dans sa problématique française.

Néanmoins je voudrais tout de suite limiter les prétentions de mon propos. Et d’abord insister sur le fait que la notion de sujet de droit, qui n’est pas simple et sans faille, a des origines mixtes. Il serait regrettable d’inscrire cette enquête dans le fil des enquêtes généalogiques, à la manière de Karl Popper par exemple lorsqu’il dénonce l' »ascendant » de Platon sur les sociétés totalitaires([2]). Une telle généalogie, destinée à trouver la source de tous les vices ou de toutes les vertus, présente peut–être un intérêt polémique et simplificateur dans certains contextes, mais finalement elle embrouille tout. Aucune des grandes traditions de pensée à elle seule n’aurait été capable d’une idée aussi mélangée que celle de droit subjectif.

Il serait non moins regrettable de ne pas voir la différence entre les problèmes en amont et en aval des « solutions » : en répondant à une crise du sujet moderne, le protestantisme a provoqué l’apparition de nouvelles questions sur le sujet, dont la solution lui échappe probablement.

Par ailleurs le dossier est vaste et complexe, à la mesure du protestantisme lui–même et des diverses cultures dans lesquelles il s’est inscrit. Le sujet de droit n’est pas le même dans le luthéranisme scandinave ou prussien, dans le puritanisme anglo–saxon ou chez les vaudois du Piémont ; et à chaque fois le rapport au droit et au politique diffère. Le dossier est vaste et complexe, à la mesure également de la grande mutation du droit moderne, du débat entre les grandes formes de démocratie, etc. Il n’est pas question de traiter ici tous les aspects de ce sujet, et surtout pas de proposer une étude d’historien sur les origines et les étapes de la pensée protestante quant à la notion de sujet de droit, ou de subjectivité au sens moderne.

Bien plutôt est–ce une enquête philosophique qui est proposée, sur le thème : comment une pensée protestante contemporaine se reconnaît dans sa tradition, quel sens peut–elle y trouver ? En ce sens les racines ne sont pas seulement les origines : chaque génération lance ses propres racines, et on peut aussi parler de la radicalisation d’une interrogation. La question du sujet est pour le protestantisme une question « radicale », et c’est elle que nous voudrions poursuivre.

Il n’est pas tout à fait illégitime dans ces conditions de nous limiter arbitrairement à la pensée protestante française([3]), et dans celle–ci de nous attacher à la figure de Calvin, parce que c’est en elle que s’originent certains des plus importants débats. Le recours que j’aurai ensuite à Bayle et Ricoeur, choisis pour l’originalité de leur réflexion sur le sujet([4]), vise à dégager les lignes de cette radicalisation qui nous permet aujourd’hui de relire Calvin avec de nouvelles questions.

2. Les figures du sujet calviniste.

La question que je me pose est la suivante : est–ce que, dans notre interprétation du libre–examen et de l’individualisme protestant tel que l’analyse pas exemple Max Weber, individualisme qui tantôt nous fascine et auquel tantôt nous essayons d’échapper par le retour à une appartenance religieuse ou nationale, nous ne manquons pas le procès de « subjectivisation » par lequel se constitue véritablement le « sujet » protestant ? Ce sujet n’est pas l’individu comme identité ou comme propriété, c’est le sujet éthique, un sujet qui est toujours « interprétant » les Evangiles, et un sujet qui n’existe que « devant » autrui. Ma subjectivité en ce sens n’est qu’un pli de l’altérité dans mon discours, la possibilité en moi du point de vue d’un autre. C’est cette interrogation que nous allons poursuivre dans les textes de Calvin, mais aussi de Bayle et Ricoeur, en essayant d’en montrer les conséquences pour la philosophie du droit.

Si on a pu attribuer au calvinisme la paternité d’un certain individualisme moderne, c’est d’abord pour son nominalisme, qui ne fut pas sans influence sur celui de Hobbes, par exemple([5]). Calvin ne croit pas à l’existence d’entités comme l’Eglise, et l’Esprit saint est selon lui envoyé à chaque chrétien([6]). Et ce nominalisme est de type éthique : seule existe la responsabilité de chacun([7]). Ce qui annonce Hobbes également c’est l’insistance sur la méchanceté de l’homme : après la Chute, l’homme est séparé de Dieu et des autres hommes, dans une totale asocialité([8]), de telle sorte que l’ordre répressif est nécessaire([9]). En ce sens le gouvernement civil a le monopole de la violence légitime ; mais il ne faut pas chercher de légitimité aux souverains en particulier, aucun n’est légitime par soi, et ils peuvent perdre leur autorité. Seule est légitime l’autorité exercée : si elle récompense les bons et punit les méchants, parce qu’elle remplit son office ; et si elle est tyrannique et vicieuse parce que, miroir des méchancetés humaines, elle est un instrument de la colère de Dieu([10]).

Cette première figure du calvinisme, pessimiste et individualiste, doit être complétée par une seconde, plus communautaire et plus épique. Calvin ne cherche pas à percer les mystères de la foi mais à organiser une communauté d’obéissance (c’est-à-dire d’écoute ou de lecture). Ce qui l’intéresse c’est la parabole des talents, le partage équitable des tâches et des biens entre les membres de la communauté([11]). Le calvinisme inaugure l’histoire des révolutions, c’est à dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire, et ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen, vertueux et discipliné([12]). La substitution d’une éthique du contrat à une éthique de l’honneur n’a pu se faire sans une terrible discipline. M.Walzer écrit que le calvinisme est un individualisme de « conscientisation », sans vie privée ! Il y a dans le calvinisme naissant un constant exercice de soi, parce que c’est une idéologie de transition; ces militants furent « étrangers » dans le monde où ils se dressèrent, et dont il leur fallait détruire les réponses, mais ils furent aussi étrangers dans le monde qu’ils permirent, parce qu’on ne comprenait plus leur violence([13]).

3. Calvin et l’interprétation éthique de la Bible.

On pourrait dire qu’après l’échec d’une telle entreprise théo–politique, où l’individu était officier d’une utopie, reste l’éthique privée, où l’individu a vocation de travailler sans compter les résultats([14]), et articuler ainsi les deux statuts du sujet. L’individualisme protestant ne serait que l’aboutissement d’une utopie en éclats. Mais pour comprendre plus radicalement la structure de la subjectivité chez Calvin on ne peut pas faire entièrement abstraction de sa théologie, qui explicite bien son anthropologie. Ce qu’il faut saisir d’abord, c’est le mouvement rapide par lequel, de Luther à Calvin, on passe du « non » au « oui », de la logique de la rupture à celle du « on recommence tout ». Il me sera permis de grossir un peu le trait, pour faire voir le geste. Chez Luther, la « grâce » de Dieu rompt avec la nature([15]), elle rompt avec la prétention qu’aurait la Loi de nous conduire à une vie juste et au salut (la Loi sert au contraire à nous montrer que nous en sommes incapables). Il n’y a pas d’éthique qui puisse se prétendre chrétienne. Il n’y a pas de bonne interprétation de la Bible. Les convictions éthiques sont seulement intimes et privées, et ne peuvent donner lieu à une législation imposable à tous([16]), sinon au niveau d’une éthique « négative », celle de ne pas imposer à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous impose.

Avec Calvin, tout cela reste valable et on le retrouve partout, mais on se soucie moins de ce à quoi la prédication de la « seule grâce » dit non, que du nouveau monde de l’agir qu’elle ouvre : la grâce ouvre une forme de vie. Après la grâce, tout est éthique dans la vie chrétienne, ou pour le dire autrement toute la vie est action de grâce([17]), et toute forme de vie est une interprétation de la Bible. Mais réciproquement toute véritable interprétation de la Bible est éthique, elle se traduit dans la singularité des situations de l’existence. Et l’Evangile demande infiniment plus que la loi, il exige la justice entière et pour chacun, il exige l’amour du prochain comme de soi–même. On voit que ces deux mouvements de la Réforme sont termes à termes indissociables, et de même qu’ils se trouvent chez Luther([18]), il nous faudra les relever chez Calvin car ils c’est ensemble qu’ils déterminent la situation du sujet éthique.

Le plus probant et le plus simple est de partir de la belle thèse de Gilbert Vincent([19]): à partir des « Commentaires bibliques » il montre chez Calvin une manière de lire les Ecritures, qui est en même temps une manière de parler et d’agir, de se constituer en sujet de croyance mais aussi en sujet éthique de responsabilité, interprétant le texte devant Dieu([20]). Ce statut du sujet–lecteur est très éclairant pour notre propos. Libre de son interprétation, le lecteur reste responsable d’un choix qui n’est que son interprétation singulière, comme celle d’un instrumentiste : il est dans l’obligation de choisir (même l’abstention de tout jugement éthique ou politique est encore une manière d’interpréter l’Evangile)([21]). La lecture ayant suspendu la subjectivité ordinaire du « lecteur », celui–ci se tient dans l’espace éthique proposé par le texte, dans le monde ouvert et délivré par cette parole ; et il lui est ainsi donné une subjectivité nouvelle([22]).

Pour reprendre ce dernier double–mouvement de suspension et d’ouverture, la responsabilité c’est donc le contraire de l’assertion première d’un cogito qui se poserait comme sachant et voulant, puisqu’elle fait sortir le sujet de son propre point de vue, celui où il a déjà la réponse, pour l’exposer à une question neuve, où il lui faudra inventer sa réponse. 1) Le sujet responsable répond à([23]).. : il se tient « devant » Dieu ou autrui selon qu’il s’agit du premier ou du second commandement; il n’est en tout cas pas responsable devant lui–même, ce serait une contradiction dans les termes([24]); par ailleurs cette situation lui interdit de dire oui à quelque chose et à son contraire et l’oblige à une certaine non–contradiction qui limite ses choix. 2) Le sujet responsable répond de.. : il répond de son interprétation du texte et de la situation; il répond de ses choix, de ses approbations et de ses refus, de ses préférences et de la singularité de sa réponse ; il accepte ainsi de ne pas pouvoir dire oui à tout, et que d’autres interprétations sont possibles, qui ne seront jamais la sienne.

4. Diversité et simplicité des règles selon Calvin.

Cette structure de la responsabilité, avec les deux plis qu’elle a de « répondre à » et de « répondre de », peut maintenant être repérée sur le rapport à la loi. « Calvin fut juriste avant d’être théologien » et il « a exercé de toutes les activités juridiques la plus sublime : celle du législateur »([25]). A cause de ce constant mélange, Calvin, on le sait, a encouru le reproche de sacraliser une utopie, une sorte de théocratie, et d’introduire en théologie une rigidité toute légaliste. On peut néanmoins argumenter contre les deux moments du reproche : d’une part parce que Calvin distingue complètement le droit humain de la justice divine ; d’autre part parce que Calvin a une conception du droit très modeste et pragmatique, et que « le droit lui–même n’est peut–être pas aussi raide que l’imaginent ceux qui ne sont pas juristes », comme l’écrit l’auteur de « Flexible droit »([26]).

Commençons par les séparations entre régimes de droit. Il y en a plusieurs et elles sont radicales. D’abord il faut revenir à la manière dont la lecture éthique et pragmatique de la Bible détrône une lecture cosmologique et allégorique : la vérité de la Bible, qui nous affranchit, réside ailleurs que dans un Savoir que l’on pourrait déchiffrer. Cette séparation du discours savant et du discours éthique est une véritable révolution, un total décentrement et désenchantement du monde (la vérité est ailleurs). Elle permet de développer un nouvel aspect de la polarité intention–acte, de telle sorte que les sujets soient responsables de leurs intentions, et Dieu maître des résultats de leurs actes (ce qui permet de comprendre comment un méchant appartient aussi au règne de la Providence)([27]). C’est sur cette distinction que s’établit la différence entre le droit mondain (où sont jugés les actes) et le Jugement dernier (où seront jugées les intentions)([28]).

Cette première séparation permet enfin de penser la « prédestination » comme la force qu’il a fallu à une règle pour constituer une sphère proprement éthique ; en effet la prédestination est une règle qui m’oblige à considérer d’une part que l’intention de mon voisin répond à (et donc dépend de) la vocation divine, et d’autre part que je ne connais pas celle–ci. Si la conscience est le siège des intentions, non seulement elle se tient devant Dieu, mais elle est ce qui en moi, loin de pouvoir dépendre des pouvoirs, ne dépend pas même de moi : le sujet éthique en ce sens ne s’appartient pas, il n’appartient qu’à Dieu. C’est la simplicité presque brutale de cet argument qui a fait sa force de libération contre la complexe psychologie jésuite([29]).

Une seconde séparation radicale est celle que Calvin appelle le « double– régime en l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu, et de ce qui appartient à la piété. L’autre est politique ou civil, par lequel l’homme est instruit des offices d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les hommes(…) La première a son siège dans l’âme intérieure, cette seconde forme et instruit seulement les moeurs extérieures » (ibid.p.146). Sur cette distinction est construite la différence entre la puissance ecclésiastique et le gouvernement civil, et elle est catégorique : « c’est une folie judaïque que de chercher et enclore le Règne de Christ sous les éléments de ce monde » et il est « indifférent de quelle nation nous tenions les Loix, vu qu’en toutes ces choses le Royaume de Christ n’est nullement situé » (ibid.p.198). Les formes de gouvernement sont différentes, mais on ne peut guère les comparer sans leurs diverses circonstances([30]).

S’il fallait savoir quelles sont les meilleures lois, la dispute serait infinie([31]), et « vu que jamais n’adviendrait qu’une même sentence plût à tous, si les choses étaient laissées incertaines au vouloir de chacun »([32]), « nous avons à suivre la coutume et les loix du pays où nous vivons et une certaine règle de modestie »([33]). J’insiste sur cette « indifférence » de Calvin, qui se montre ici proche de Luther (les lois et les régimes civils sont indifférents au salut), parce qu’elle annonce la « morale provisoire » de Descartes et qu’elle nous fait sentir un scepticisme calviniste trop négligé.

On objectera qu’il s’agit d’un pluralisme et d’un relativisme par rapport au gouvernement civil, et non par rapport à la réglementation ecclésiastique. Mais la dernière formule citée appartient au chapitre sur la puissance ecclésiastique et ses règles, où Calvin écrit qu' »il faut toujours soigneusement prendre garde en de telles observances qu’elles ne soient estimées nécessaires au salut, pour lier les consciences »([34]) et « qu’une Eglise ne condamnera pas l’autre pour la diversité de l’extérieure forme de faire »([35]). La diversité des règles et leur relative indifférence s’étend sur les deux régimes, et Calvin se distingue ici de Luther, parce qu’à travers ces diverses formes « elles viennent à un même but »([36]). Ce but identique les dépasse toutes, à telle enseigne que l’obéissance que nous leur devons ne doit pas nous détourner de cette obéissance supérieure que nous devons à Dieu plutôt qu’aux hommes([37]).

Quel est ce but ? Argumentant contre les Anabaptistes, qui « nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations »([38]), Calvin, dans un texte essentiel, établit encore une troisième séparation à l’intérieur de la Loi de Dieu donnée à Moïse, entre « moeurs, cérémonies et jugements »([39]). Cette distinction entre les lois morales (aimer Dieu et son prochain), cérémoniales (comment honorer Dieu) et judiciales (comment vivre paisiblement avec son prochain), vient surdéterminer la distinction entre la puissance ecclésiastique et le gouvernement civil : les lois cérémoniales furent « une pédagogie des juifs », et n’ont donc qu’une valeur transitoire dans le temps ; les lois judiciales n’ont qu’une valeur relative dans l’espace([40]). On peut donc abroger et changer les lois cérémonielles et judiciales([41]), ce qui demeure identique, c’est la loi morale, qui est celle de la liberté chrétienne, et qui est celle du sujet éthique.

5. La responsabilité singulière du sujet éthique selon Calvin.

Nous sommes ici en un point où l’exigence éthique, qui est simple et universelle, limite la diversité des règles à la condition commune d’une certaine non–contradiction, d’une certaine équité ; quant à ce qui n’est pas incompatible avec cette règle([42]), on peut en juger indifféremment (ou plus exactement selon les circonstances). Mais ce point est également celui d’où nous pouvons redescendre vers la responsabilité singulière du sujet éthique. Car ce sujet, qui n’est plus débiteur et sujet d’une quelconque Loi, mais seulement de la grâce de Dieu([43]), n’est pas sans règle : il est responsable des règles par lesquelles il interprète l’amour de Dieu et du prochain([44]) dans les circonstances toujours singulières de sa pratique.

En effet, nul n’ignore cette loi de charité et d’équité, qui n’est « autre chose sinon qu’un témoignage de la loi naturelle et de la conscience, laquelle notre Seigneur a imprimée au coeur de tous les hommes »([45]). Dans un monde où les Eglises et les Etats multiplient des règles qui « n’ont pas le temps de s’incorporer au patrimoine psychologique des individus »([46]), la liberté que prône Calvin a deux effets. D’une part elle nous ramène plus simplement à notre misère devant le commandement d’amour et d’équité, que nous fait oublier le « labyrinthe infini »([47]) des règles. Et d’autre part elle consiste en une subjectivisation du droit, qui permet de faire l’économie d’une légalisation interminable ([48]), parce que chaque situation est singulière et que la loi ne peut aller jusqu’à cette singularité([49]).

Cette subjectivisation du droit est fréquemment attestée par Calvin, qui cite Paul à propos du scandale : « Je sais bien qu’il n’y a rien d’impur, sinon pour celui qui estime une chose impure »(Romains–14); et qui commente : « Par lesquelles paroles il soumet toutes choses externes à notre liberté, pourvu que l’assurance de cette liberté soit certaine à nos consciences envers Dieu »([50]). Les choses en elles–mêmes sont indifférentes à ceux qui en usent avec sobriété et indifférence : c’est lorsqu’elles sont l’objet de cupidité ou de superstition qu’il est bon de ne plus les utiliser([51]). Il ne faut pas nous méprendre sur cette liberté : ce qui la distingue de la servitude à la Loi est que celle–ci est une servitude à soi–même([52]). C’est pourquoi, toujours à propos du scandale, Calvin propose pour règle de « ne nous pas contenter nous–mêmes, mais qu’un chacun contente son prochain »([53]). La liberté a donc la même structure de responsabilité qui montre en elle la possibilité du point de vue de l’autre([54]). Pour le dire plus généralement, l’éthique n’a pas pour but ni fonction l’identification de soi ! Il faut admettre pour règle éthique, à chaque fois, celle du prochain.

Quelle que soit la « totale » distance entre la justice divine et le droit humain, la comparaison n’est pas absurde entre un Dieu qui prédestine, c’est à dire qui juge « sans règle »([55]), et la situation du sujet éthique placé au beau milieu d’un interminable conflit des droits, et obligé de juger sans règle, c’est à dire sans pouvoir se décharger de la responsabilité de son jugement([56]). On peut observer que chez Calvin cette vision du sujet n’implique aucune détresse (on n’aurait plus de règle auxquelles s’accrocher) : c’est une interprétation correcte de la situation du sujet de droit. Quant à la comparaison entre le jugement de Dieu et celui du sujet, elle n’est pas absurde sous la simple condition que pardonné par Dieu, le sujet se reconnaisse ainsi « obligé » de répondre à son pardon en pardonnant à son tour aux autres : telle est la mesure des jugements de singularité qu’il peut porter. Si Calvin parle presque indifféremment de charité et d’équité, c’est que l’amour du prochain est la seule justice assez infinie pour aller à la rencontre des situations singulières. Le nominalisme éthique de Calvin procède peut–être aussi de cette intuition.

Le sujet de droit doit pouvoir suivre une règle là où il n’y a pas de règle, là où le droit se tait. Tantôt en–deçà du droit il suit une coutume, parce que c’est le « langage » de ceux à qui il s’adresse, tantôt au delà du droit il ne craint pas d’inventer une règle, qui est comme un supplément de singularité dont il sait pourtant qu’elle n’atteint jamais la sainteté à laquelle il est appelé([57]). Plus encore, il n’est pas exagéré de dire que l’éthique n’est pas une faculté que nous aurions de former des règles, mais celle qui nous est donnée de les déformer à l’infini en direction des ingularités. Cette invention ou cette transformation des règles dans la singularité pratique des situations, si elle est affranchie des règles précédentes, ne veut pas dire n’importe quoi pour autant. L’invention des règles dont le sujet éthique est responsable n’est pas ouverte à tout. Pour récapituler les critères que nous avons rencontrés, d’une part il y a une certaine non–contradiction à laquelle notre conscience est sensible, parce qu’elle place nos divers choix, nos diverses approbations, « ensemble » devant Dieu. D’autre part la finitude du sujet veut que, quelle que soit la pluralité à laquelle il consent, il ne puisse pas dire oui à tout. Approuver telle ou telle interprétation » cela veut dire la préférer à d’autres, et au moins établir une priorité dans le temps. Se tourner vers telle singularité et la prendre en soi c’est faire corps avec elle. C’est la probité de l’interprétation que d’accepter sa singularité, le fait qu’elle est un évènement dans le temps.

Pour reprendre la question initiale dans son étroitesse, on peut dire que la situation du sujet de droit chez Calvin oscille entre celle de Hobbes et celle de Rousseau, selon que l’on insiste sur le fait qu’il peut toujours refuser son assentiment à des lois prétentieuses (celles du Léviathan?), ou sur le fait qu’il doit toujours chercher le consentement ou l’assujetissement volontaire à la volonté de Dieu (la volonté générale?)([58]). Si le sujet n’est qu’assujetti à une loi ou à un texte, à une parole, cette oscillation correspond au mouvement que nous avons déjà vu à propos de la lecture : l’assujetissment à une loi extérieure et antérieure est suspendue par la grâce, qui ouvre la possibilité d’un nouvel « assujetissement », à une loi cette fois intérieure et en aval de la grâce([59]). La suspension du sujet, qui se détache de la diversité des règles du monde pour se placer devant la seule grâce, ouvre la possibilité d’une nouvelle subjectivité, indexée à la totalité de l’amour de Dieu et à l’infinie singularité de l’amour du prochain.

6. Bayle et la conscience errante.

A la différence de Locke, qui fonde les droits subjectifs sur la propriété, Bayle les fonde sur la liberté de conscience. Quelle que soit l’authenticité de la paternité que le siècle français des Lumières reconnaît à Bayle([60]), il ne faut pas entendre chez lui cette liberté de conscience comme un thème de fierté, la conscience émergeant de l’aliénation et de l’obscurantisme, mais comme un thème d’humilité parce qu’on est tous dans les Ténèbres. Et la tolérance n’est pas du tout une solution condescendante qui surmonte les conflits, mais un aveu parce qu’on est dedans sans espoir d’en sortir. Le coeur de l’argument de Bayle est le suivant : en matière de croyance religieuse, un homme « peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine »([61]), et sous une forme plus ironique : « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité »([62]). La chose au monde la mieux partagée, c’est la possibilité de l’erreur.

Bayle reçoit Calvin à travers Descartes, qui lui semble en être une traduction philosophique assez plausible, et à partir duquel il l’interroge. A rebours le sujet cartésien est pris dans une problématique calviniste qui le fissure deux fois. D’abord la distinction entre machine et esprit, cette subtile mécanique psychologique, bien étudiée par les convertisseurs jésuites ou bottés, mais aussi par Pascal et La Rochefoucauld, et qui explique l’efficacité des « preuves par la machine »([63]), est surdéterminée par une problématique plus archaïque (acte et intention), où la conscience n’est pas devant les hommes, mais devant Dieu. La conscience est libre en ce qu’elle dépend de Dieu seul, « ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est un péché »([64]), et « les droits de la conscience (…) sont directement ceux de Dieu même »([65]). Même le sujet n’a pas de pouvoir sur sa propre conscience, et loin de pouvoir être obligé à croire par les autorités([66]), il ne peut pas s’y forcer lui–même. Il ne dépend pas de nous qu’une affirmation nous paraisse vraie, pas plus que d’avoir les yeux bruns au lieu de les avoir bleus([67]).

Ensuite Bayle radicalise également l’idée cartésienne que la conscience savante est limitée, parce qu’elle est un mixte d’entendement fini et de volonté infinie, et que l’erreur apparaît lorsqu’on affirme ou nie au–delà de ce qu’on sait. Pour Bayle le savoir rencontre toujours des limites. Il y a donc toujours un moment où la conscience morale doit continuer seule et il faut qu’elle décide sans savoir, sans quoi la spéculation est sans fin([68]). C’est pourquoi il faut faire crédit à la sincérité de la conscience. C’est ainsi que, conformément à la séparation calvinienne entre vérité savante et vérité éthique, on en vient à une individualisation de la vérité qui n’a plus grand chose à voir avec Descartes : « comme les droits de la vérité ne se peuvent exercer que sur des individus, ainsi la vérité ne peut agir si elle ne devient particulière et pour ainsi dire individuelle. Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et Jacques.. »([69]).

Bayle creuse ainsi dans sa notion du sujet le double pli qu’y introduit l’altérité infinie de Dieu, et celle d’une interminable singularisation. Le carrefour de cette double radicalisation se situe dans un principe célèbre dans l’histoire de la philosophie du droit. On vient de le voir, en cas de conflit sur le Juste il ne faut pas débattre sans fin sur le fond pour savoir qui est dans le vrai, car « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait (…) de sorte qu’en attendant le jugement définitif du procès on ne pourra rien prononcer sur les violences »([70]). Or de toute façon le jugement appartient à Dieu. En attendant, il faut donc bien admettre la règle, limitative et minimale, de « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre »([71]). Par exemple, selon les convertisseurs, « en contraignant les pères on gagne les enfants »([72]): mais tout le monde pourrait en dire autant ! Ces observations désignent exactement l’impératif catégorique de Kant : il faut ne se permettre que les formes de légitimation que je pourrais consentir à un quelconque antagoniste. Est–ce par Hume, est–ce par Rousseau que Kant a repris cette démonstration([73])? En tous cas la règle kantienne d’universalisation prend ici un visage modeste et concret que nous avons fini par oublier.

Le décentrement du point de vue, la possibilité en moi du point de vue d’autrui, constitue la condition du sujet éthique et aussi du sujet de droit. Elle définit aussi bien la requête de singularité par un principe de pluralité des règles([74]) qui me demande, si je veux juger autrui, d’adopter à chaque fois sa règle([75]), que la requête d’universalité par une sorte de principe de non– contradiction, dont la manifestation est aussi bien le rire. Celui–ci survient lorsqu’on condamne chez autrui ce que l’on canonise pour son parti, « avec tant d’impertinence que les païens ne puissent se tenir de rire »([76]). Pour parodier Nietzsche, on pourrait dire que les religions sont mortes de rire en entendant l’une d’elles dire qu’elle était la seule([77]). Mais il faut comprendre que le scepticisme et la foi vont ensemble chez Bayle. Il faut être sceptique face à l’intolérance parce que le hasard des naissances et des points de vue montre leur relativité et leur pluralité. Mais dans le même temps, il y a le « je crois » et la ferveur d’une probité qui sait que tout dans ma vie se rapporte à Dieu, que je suis devant Dieu et que j’appartiens à Dieu. Les deux thèmes se recouvrent en ce sens qu’aussi bien « n’importe qui » appartient à Dieu. C’est une définition possible du sujet de droit([78]).

7. Ricoeur et le sujet herméneutique.

Le saut dans le temps que nous faisons pour en venir à Ricoeur devrait permettre, tout en rassemblant sous une interrogation contemporaine quelques–uns des éléments que nous avons rencontrés, d’en tirer

certaines propositions pour la philosophie du droit aujourd’hui. Par ailleurs, en répondant à une crise d’identité du sujet moderne, le protestantisme a provoqué l’apparition de nouvelles questions, dont la solution lui échappe en partie, mais qu’il peut contribuer à poser clairement. C’est ce que je vais tenter de faire en traçant trois « figures » du sujet herméneutique, qui m’ont servi de fil conducteur dans mon exposition de la pensée de Calvin et de Bayle.

Il n’est pas inutile auparavant de rappeler que la question qui anime la pensée de Ricoeur est de type réflexif : qui suis–je ? Or le sujet ne peut se penser et se dire qu’au travers d’une « variation éidétique »([79]) interminable. Le sujet se déchiffre ou s’interroge sur ses variations, sur ses oeuvres, ses traces, c’est à dire dans l’altérité de son identité. Cette flexion de la phénoménologie à l’herméneutique atteste, pour la troisième fois ici, que la conscience ne peut pas se fonder elle–même([80]). Or cette impuissance tient à l’expérience du temps, qui brise l’auto–connaissance du sujet([81]), et à celle du mal, qui brise son autolégitimation([82]) : ici et là, l’irruption de l' »autre » brise les réponses que le sujet se fait à lui–même. Chez Ricoeur, cette altérité constitutive du sujet peut être énoncée de trois manières.

La première est celle de « la métaphore vive ». Prenons l’exemple de la métaphore de Shakespeare « le temps est un mendiant » : Ricoeur montre que la lecture de métaphore se déploie dans la tension entre un « le temps n’est pas un mendiant » (littéralement) et un « le temps est un mendiant » (métaphoriquement)([83]). Le sens ou la référence littérales sont suspendues([84]), mais cette suspension autorise l’ouverture d’un sens ou d’une référence de second degré. Or ce jeu entre la « suspension » et l' »ouverture », nous l’avons déjà rencontré à propos de « l’interprétation éthique de la Bible », la suspension de la subjectivité ordinaire du lecteur autorisant l’ouverture en lui d’une subjectivité seconde([85]), proprement éthique, et se déployant dans le monde quasi–poétique ou prophétique proposé par le texte([86]). C’est ce schéma qui structure chez Calvin la remontée de la diversité des lois vers la seule grâce, puis la redescente vers les règles singulières de la responsabilité. Et ce schéma gouverne également le jeu un peu simplificateur que nous avons introduit entre Luther et Calvin, entre le « non » aux lois de ce monde et le « oui » à la gloire de Dieu, entre la grâce qui rompt l’éthique au sens littéral et la grâce qui ouvre une autre éthique. C’est ce qui fait que pour les protestants, en même temps il n’y a pas du tout d’éthique chrétienne, et tout est éthique dans l’existence chrétienne : la structure même de l’éthique protestante est métaphorique([87]). Mais cela pose un problème pour sa perception publique et sa propre identification.

La seconde figure herméneutique du sujet énonce plus précisément une des questions les plus lancinantes, surtout sur le versant « luthérien » du protestantisme. La prédication de la « seule grâce », pour répondre à la question de la culpabilité, sépare le sujet du monde enchanté et surnaturel où il se trouvait, et le sépare même de toute essence : il n’est plus qu’existence factice et à la limite superflue. « Tout est grâce » devient « tout est absurde ». Cette interrogation, qui ronge le sujet protestant (que l’on pense à Kierkegaard), l’oblige à une sorte d’exil incessant d’une identité à une autre. Parlant d’identité narrative, Ricoeur propose de substituer à l’identité comme « même »(idem), une ipséité refigurée par les divers récits de soi que le sujet se propose([88]). Or c’est la question « qui? » qui rassemble le divers des narrations, et qui permet d’imputer une action à un agent ([89]). Et la question « Qui? » brise la clôture tendancielle des réponses, oblige chaque réponse à laisser la place à une autre([90]). Dans la nouvelle rhétorique de Perelman également on peut dire que c’est la fonction de la question de produire l’univocité à partir de la plurivocité des réponses. Dans la mesure où toute réponse permet une nouvelle question, le travail de l’interrogation, qui « met en présence » diverses réponses, fonctionne comme un principe de non–contradiction([91]). C’est parce que la question éprouve la cohérence des réponses entre elles qu’elle structure une « responsabilité »([92]). La question introduit l’altérité dans l’identité première, elle problématise le sujet([93]).

La troisième figure herméneutique du sujet correspond à une autre des questions soulevées, surtout par le versant calviniste de la pensée protestante. La prédication de la « grâce », en nous affranchissant de la Loi, peut désorganiser les règles de la réciprocité et de l’échange([94]). La justice alors ne s’organise plus dans de telles règles ou compromis, mais dans la logique du tout ou rien, un mixte d’extrême exigence et d’extrême laxisme, un régime de perpétuelle exception (voir note 36). On a vu que l’intention était d’ajuster la règle à la singularité de chaque situation et de chacun([95]). Comment raccorder la logique de la justice totale ou du pardon, à celle de l’échange ? Comment raccorder cet extrême souci de singularisation au maintien d’une structuration régulière sans laquelle ces singularités deviennent incompatibles ? Le sujet herméneutique (éventuellement le juriste) pour sa part est bien obligé en même temps de tenir compte des structures objectives du texte qu’il interprète, et d’en donner son interprétation singulière, sa manière de l’appliquer ; de même le sujet de l’action doit en même temps tenir compte du contexte, et y inscrire la visée de son attente propre([96]). Si le sujet se déchiffre dans ses propres figurations, dans ses oeuvres([97]), on peut parler d’une herméneutique du « style »([98]): le style d’une oeuvre est en même temps une structuration de l’expérience et une singularisation des régularités de cette structuration([99]). Le sujet éthique n’existe que dans son style, c’est à dire ce qui fait de sa pratique une structuration singulière.

Les trois figures que nous venons d’esquisser à partir de Ricoeur, celles du sujet métaphorique, du sujet problématique, et du sujet stylistique, ne proposent certainement pas des concepts suffisants à la philosophie contemporaine du droit. Ce sont plutôt les figures heuristiques d’une interrogation sur le sujet de droit, ou du moins celles qui m’ont paru les plus à même d’en dégager les racines protestantes.

Olivier Abel

Publié dans Archives de philosophie du droit tome 34.

Notes :

[1]) Cours, Métaphysique, OD2 IV, p.484b, cité par Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, La Haye Nijhoff 1964, p.129. Cet ouvrage magistral est une mine, non seulement pour ceux qui s’intéressent à Bayle, mais pour ceux qui s’intéressent aux rapports entre le religieux, le politique, et la liberté de conscience (chap.16–19).

[2]) Victor Goldschmidt en traite parfaitement dans son ouvrage Platonisme et pensée contemporaine, Paris Aubier–Montaigne 1970,p–.135sq.

[3]) S’en tenir à des auteurs français permet d’écarter d’autres auteurs importants : Althusius(1557–1638), d’origine huguenote, lors–qu’il établit le peuple comme souverain et source de tous les droits, ne fait probablement qu’étendre au politique une certaine conception du sacerdoce universel ; Grotius–(1583–1645), qui était arminien, fonde le droit naturel et donne toute sa force à la thèse d’un contrat social, qui est comme l’intention implicite inscrite dans divers droits positifs, et qui implique le droit de résiliation si le contrat n’est pas respecté ; et pourquoi ne pas parler de Locke ou de Kant ?

[4])  Dans la collection « Philosophes de tous les temps », chez Seghers, on pouvait trouver les trois figures de Calvin, Bayle et Ricoeur. Certes ils ne sont pas les seuls, mais un auteur comme Rousseau peut être écarté parce que débordant trop notre problématique.

[5]) Michael Walzer, La révolution des saints, Paris Belin 1987 p.43 et 59.

[6]) Jean Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 (chap. XIV sur la liberté chrétienne, XV sur la puissance ecclésiastique, XVI sur le gouvernement civil, XVII sur la vie chrétienne) p.167 ;  et p. 169 : « estimer l’Eglise déjà sainte et immaculée, de la–quelle les membres soient encore souillés et immondes, n’est–ce pas pure moquerie ? »

[7]) En ce sens là on peut dire que les règles n' »existent » pas. L’intention du nominalisme calviniste n’est pas ontologique, comme chez Guillaume d’Occam, mais éthique. En vient–on cependant au même résultat décrit par Michel Villey : s’il n’y a par nature que des individus séparés, le Léviathan est au bout du chemin (Michel Villey, Seize essais de Philosophie du droit, Paris Dalloz 1969, p.185–188) ? Un des buts de cette étude est de faire bifurquer autrement le débat sur le « sujet de droit ».

[8]) M.Walzer, ibid. p.51. C’est pourquoi Calvin écrit de la « police » que « la vouloir rejeter, c’est une barbarie inhumaine » (ibid.p.200).

[9]) Calvin, ibid. p.200 et 2O9. Marianne Carbonnier, dans son étude sur « Le droit de punir et le sens de la peine chez Calvin » (Revue d’His–toire et de Philosophie Religieuse, 1974 n_2, p.192), montre chez Calvin ce sens aigü et pessimiste de l’universalité du péché et la manière dont les lois civiles sont « comme des barres, afin que si notre coeur est mauvais, nos mains soient retenues »(112ème Sermon sur le Deutéronome).

[10]) Calvin, ibid. p.230 et 238. M.Walzer, ibid. p.54–59.

[11]) André Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève 1959. Voir également Mario Miegge, Vocation et travail, essai sur l’é–thique puritaine, Genève Labor et Fides 1989, p.8 et 108.

[12]) « La renaissance stoïcienne parmi la noblesse catholique au moment où le protestantisme se répandait rapidement dans la France entière laisse entendre que le besoin d’un ciment idéologique nouveau se faisait largement sentir » (Walzer, ibid. p.78). On peut caractériser cette crise de légitimation comme une crise d’identité pour ceux dont l’identité ne pouvait se satisfaire de l’ancienne distribution des rôles ni des anciennes réponses à la question « qui suis–je? » (M.Miegge, ibid. p.99).

[13]) C’est cette discipline qui permet ensuite le libéralisme de Locke (par la capacité à se gouverner soi–même), ou le capitalisme (par l’accumulation des signes d’élection de Dieu jointe à la sobriété : ne pas dépasser le « besoin »). M.Walzer, ibid. Conclusions, p.319, 326, 341.

[14]) Ce serait une histoire très hegelienne, l’intériorisation de la culture politique en moralité pure, et sur la scène de cette révolution–là (s’il est vrai que chaque pays a une seule véritable révolution) il faudrait substituer Calvin ou Cromwell à Robespierre (Hegel Phénoménologie de l’Esprit, Paris Aubier 1977, tome 2 p.130sq). Les choses ne sont probablement pas aussi simples. Dans « Vocation et travail », M.Miegge part de la distinction selon H.Arendt entre travail, oeuvre et action, pour montrer que l’on ne peut pas séparer aussi facilement l’action politique du travail productif : pour l’éthique puritaine, dans tout travail il y a oeuvre et action, participation à la création, et toute action politique véritable est un travail, avec ses méthodes, que tous peuvent fraternellement partager, etc (ibid. p.155–161).

[15]) La grâce ne couronne pas la nature, comme une subtilité supplémentaire dans les modalités de l’agir divin ; elle inaugure, elle pré–cède, elle est le commencement de tout, à chaque fois. La problématique éthique chez les protestants n’est pas le rapport nature–grâce (morale universelle–morale évangélique), mais le rapport grâce–agir, et l’anthropologie protestante n’est pas naturelle, elle est « pragmatique » (comme dit Kant).

[16]) Un catholique écrivait récemment que « la liberté ne consiste pas en l’absence de règles, mais en la possibilité d’obéir ou non ». C’est ainsi que dans la tradition française, catholique jusque dans son anticléricalisme, une loi n’a de sens que par rapport à sa possible transgression : il ne viendrait pas à l’idée que l’on peut vouloir suivre une règle qu’on se donne, même si elle n’est pas imposée de l’extérieur !

[17]) C’est peut–être cette conception pragmatique, cette performativité de la grâce qui est la raison du « productivisme » protestant observé par M.Weber. La grâce n’existe que dans la mesure où elle est annoncée, performée : il faut en produire les signes.

[18]) Ils correspondent au plan même de l’étonnant ouvrage de Luther, La liberté du chrétien, Paris Aubier 1969, dont la première partie concerne l’homme intérieur (« Un chrétien est un libre seigneur en toutes choses et il n’est soumis à personne »), et la seconde partie l’homme extérieur (« Un chrétien est un serf corvéable en toutes choses et il est soumis à tout le monde »).

[19]) Gilbert Vincent, Exigence éthique et interprétation dans l’oeuvre de Calvin, Genève Labor et Fides 1984.

[20]) Autour de ces questions de constitution d’une subjectivité de lecture et de parole en face des institutions qui ne sont jamais qu’un langage institué, voir G.Vincent « Le sujet de la croyance, langage, croyance et institution », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1985–3. Quant à la lecture chez Calvin, la vérité évangélique n’est pas la vérité théorique de « ce » que je lis, mais la vérité pratique de la « lecture » que j’en fais. Loin de chercher dans les figures de Marthe et Marie l’allégorie de deux modes de vie opposés, Calvin voit dans ce texte, à l’arrivée de Jésus, la modification du comportement de Marie, ordinairement semblable à celui de Marthe, et la non–modification du comportement de Marthe. Ainsi, il ne faut pas chercher dans chaque mot des Ecritures un sens allégorique ou savant caché, car le sens se situe beaucoup plus simplement dans l’usage que nous pouvons en faire dans notre vie quotidienne (G.Vincent, « La rationalité herméneutique du discours théologique de Calvin », Archives de sciences sociales des religions, n°63/1–1987, p.151).

[21]) Nul ne peut mettre son interprétation à la place de la Parole, et nous sommes tous à équidistance de la bonne interprétation. Dieu seul est au Centre. En ce sens, il y a en germe dans le calvinisme une sorte de scepticisme fervent, une manière de « croire » qui n’est pas un savoir, qui brise la pyramide du savoir et qui fonde la démocratie du savoir. Ce geste, inaugural pour la modernité, est trop souvent inaperçu.

[22]) C’est à ce point important qu’ils changent de noms et prénoms. Ceux des camisards par exemple montre bien qu’ils vivent dans le monde du texte !

[23]) « Le commandement de la Loi est que nous aimions Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de toute nos forces. Pour accomplir ce commandement, il faut que premièrement l’âme soit vide de tout autre cogitation, le coeur purgé de tout autre désir, et que toutes les forces y soient ensemble appliquées. Or ceux qui sont les plus avancés dans la voie de Dieu sont encore bien loin de ce but » (Calvin, ibid. p.132). La « totalité » du premier commandement exige un sujet totalement « vidé » de tout souci.

[24]) Calvin définit trois formes de la liberté chrétienne : la première tient à ce que les consciences se détournent de la loi et d’elles–même pour se tourner vers Dieu (ibid.p.130); la seconde « fait que les consciences ne servent pas à la loi, comme contraintes par la nécessité de la loi ; mais que, étant délivrées du joug de la loi, elles obéissent librement à la volonté de Dieu » (p.132); « la troisième partie de la liberté chrétienne nous instruit de ne pas faire conscience devant Dieu des choses externes qui par soi sont indifférentes (…) liberté très nécessaire car si elle nous fait défaut, nos consciences n’auront jamais de repos, et sans fin seront en superstition » (p.135). Ainsi la conscience est– elle définie comme « conscience–devant ».

[25]) Jean Carbonnier, « Droit et Théologie chez Calvin », dans Coligny ou les sermons imaginaires, Paris PUF 1982, p.39sq.

[26]) J.Carbonnier, ibid. p.41.

[27]) Calvin ibid. p.230 et 237–238.

[28]) Marianne Carbonnier, ibid. p.193. Kant aussi souligne que le droit « ne concerne que le rapport extérieur, et à la vérité, pratique, d’une personne à une autre » (Métaphysique des moeurs, 1ère partie Doc–trine du droit, Paris Vrin 1971, p.104). Sur ce hiatus entre les intentions et les actes Calvin fonde une sorte de déontologie du droit : si les intentions sont tordues, envieuses ou haineuses, « toutes les procédures des plus justes causes du monde ne peuvent être que iniques et méchantes », et c’est pourquoi il faut plaider et argumenter « comme si l’affaire, qui est débattue entre eux, était déjà amiablement traitée et appaisée »–(Calvin, op.cit.p.222). Cette fiction consiste à partir du fait que la solution est trouvée, mais qu’on ne sait pas laquelle : il faut la reconstituer ensemble.

[29]) On touche ici certainement à l’une des racines du droit subjectif, qui deviendra chez Rousseau celle du besoin, mais sous la même argumentation : il ne dépend pas du sujet d’avoir tel ou tel besoin (de même qu’il n’appartient pas à la conscience d’avoir telle ou telle opinion) le besoin est une condition universelle qui produit une sorte de communauté négative, une limite à toute appropriation, même par le travail (Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, Paris Vrin 1974, p.561). Cet argument revient aussi chez Kant, avec le droit de nécessité, qui est avec le droit d’équité plutôt l’une des deux limites (physique et éthique) du droit, (Docrine du droit, ibid. p.108–110).

[30]) Ibid.p.206, et p.220. A la page 207, Calvin explique cette différence par la métaphore de la diversité des climats et estime que les divers régimes « ne se peuvent pas bien entretenir sinon par une certaine inéqualité » ; cet argument fait penser à celui par lequel Kant fait l’éloge de la diversité des nations et même de la guerre, en s’appuyant sur le mythe biblique de la tour de Babel (E.Kant, La philosophie de l’histoire Paris Denoël 1985, p.124– 125). Calvin note en ce sens que les « peines » également peuvent varier. Selon l’époque et le lieu, les peines peuvent être plus ou moins clémentes : « Il y a telle Région qui serait incontinent désolée par meurtre et briganderie, si elle n’exerçait horrible supplice sur les homicides » (ibid. p.220).

[31]) ibid.p.216.

[32]) ibid. p.195.

[33]) ibid. p.194.

[34]) ibid. p.192. Calvin refuse l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait »; en effet, « jusques à quand abreuveront–ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait » (ibid. p.145). Ce passage n’est pas sans rapport avec celui où Kant réfute l’idée qu' »un certain peuple n’est pas mûr pour la liberté (…) Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis en liberté » (La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.245 note 1).

[35]) ibid. p.195. Calvin écrit : « Quoi ? Y a–t–il si grand mystère en la coiffure d’une femme, que ce soit un grand crime de sortir en la rue nue tête ? »(ibid. p.193).

[36]) ibid. p.218. Au contraire Luther distingue entre le règne de la loi politique, qui sert à maintenir l’ordre relatif de ce monde, et le règne de l’évangile, où la loi ne sert qu’à conduire à la grâce. Les deux règnes diffèrent en finalité et en dignité.

[37]) Ibid. p.240 (Calvin cite Acte–4). Par rapport à l’obéissance aux règles civiles ou ecclésiastiques, il s’agit d’une exception à la règle ; mais aussi bien cette exception n’est–elle que la place d’une règle supérieure : « il doit y avoir toujours une exception, ou plutôt une règle (…) C’est que telle obéissance ne nous détourne pas de l’obéissance de celui sous la volonté duquel.. » (ibid. p.239).

[38]) ibid. p.216.

[39]) ibid. p.216.

[40]) « Liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes, lesquelles néanmoins soient compassées à la règle éternelle de charité » (ibid. p.218).

[41]) Ibid. p.218.

[42]) On pourrait définir cette règle d’équité : « comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites pour eux pareillement » (Luc–6–31).

[43]) Ibid. p.130.

[44]) On pourrait traduire cette exigence : « Tu aimeras ton prochain comme toi–même » (Matthieu 22–39, citant Lévitique 19–18).

[45]) Ibid. p.219.

[46]) Jean Carbonnier, Flexible droit, Paris L.G.D.J. 1979, p.129.

[47]) Calvin, ibid. p.135. Marianne Carbonnier observe avec Chenevière qu’en ce sens la conscience du péché est le fondement subjectif du droit pour Calvin (ibid. p.192). M.Walzer également, ibid. p.48.

[48]) Lire J.Carbonnier, Flexible droit op.cit., p.121–122, la prosopopée des pieds.

[49]) Je profite de cette occasion pour parler du platonisme de Calvin, parce que c’est l’endroit où on l’attend le moins. On sait l’influence de Platon sur Lefèvre d’Etaples et sur tant de juristes de l’époque, on se souvient que Calvin n’en parle jamais que laudativement. Mais généralement on pense au Platon de la République, à son influence sur le législateur de Genève, et sur sa distinction entre l’Eglise invisible et l’Eglise visible (Jean Boisset, Calvin, Paris Seghers 1964, p.107–120). Quand par ailleurs on oppose les sociétés platoniciennes (closes) et les sociétés aristotéliciennes (ouvertes), on ne ne sait plus dans quel camp ranger les sociétés protestantes. L’occasion est bonne de montrer un autre platonisme : Platon écrit que la loi est incapable d’embrasser tous les cas et qu’elle ne peut « venir s’asseoir auprès de chacun pour lui prescrire avec exactitude ce qui convient » (Le Poli–tique, 295–b); la loi ne laisse personne lui poser de question (294–c), elle est comme un magistrat muet (Calvin, ibid. p.216), elle n’est qu’une mémoire et sa prétention à ne jamais être transgressée ne mérite que « le plus magnifique éclat de rire »(295– e).

[50]) Ibid. p.136.

[51]) Ibid. p.138–139–140 et 196.

[52]) Celui qui ne s’intéresse qu’à la loi, cérémonielle ou judiciale, est quelqu’un qui s’intéresse trop à son propre salut ou à son propre bien. Calvin écrit : « il nous faut démettre de toute cogitation de la Loi (…) et détourner notre regard de nous– mêmes »(ibid. p.130).

[53]) Ibid. p.142.

[54]) Calvin rappelle la liberté qu’eut Paul de se faire « esclave de tous », juif avec les juifs, grec avec les grecs, adoptant à chaque fois leurs règles, dans 1–Cor.–9, et Gal.–2 (ibid. p.143).

[55]) Dieu est un juge qui n’est jamais lié par les règles qu’il s’est précédemment fixé (voir chez J.Carbonnier l’élection anormale de David ou de Jacob, ou l’exemple de Jésus pardonnant à la femme adultère, dans « Coligny » op.cit. p.47–48). Il faut remarquer que dans la mesure où tous les humains sont prédestinés au péché, il n’est pas très étonnant que les exemples de jugement soient des exceptions, c’est à dire des « élections »: la « grâce », le pardon, c’est par excellence le jugement qui délie de la règle.

[56]) On peut reprendre cette remarque sur le registre de la première grande séparation calvinienne : il faudra bien que le sujet éthique accepte de juger sans « savoir », sans pouvoir s’abriter derrière l’autorité d’une connaissance. C’est un des résultats déjà observé de la prédestination, que nous ne « savons » pas, ne maîtrisons pas, ce qui est seulement connu de Dieu.

[57]) J.Carbonnier, ibid. p.45–46., parle excellemment de ce supplément de droit, comme de la vision d’un droit évangélique, qui est un droit sans droit. C’est sur de telles bases qu’il peut conseiller : « ne légiférez qu’en tremblant », et « entre deux solutions, préférez toujours celle qui exige le moins de droit et laisse le plus aux moeurs et à la morale »(Flexible droit, op.cit. p.45).

[58]) Cette ambiguïté est très bien mise en relief par M.Walzer, op.cit. p.59 pour Hobbes et p.64 pour Rousseau. On peut élargir le débat sur les formes politiques du protestantisme en disant que le luthéranisme a tendance à friser l’idéologie (en tant que système de maintien des pouvoirs en place) par son indifférence conservatrice en matière de régime poli–tique. Et que le calvinisme a tendance à friser l’utopie (comme logique alternative du tout ou rien) en proclamant un Evangile critique mais privé des échelons intermédiaires qui permettraient son inscription dans le contexte.

[59]) M.Walzer, ibid. p.73. M.Walzer comprend ainsi le « il faut obéir à Dieu et non aux hommes » comme ce qui permet de structurer une nouvelle subjectivité, selon lui celle du « saint » révolutionnaire (ibid. p.74–82).

[60]) Voltaire écrit : « Bayle en sait plus qu’eux tous, je veux le consulter. Assez sage, assez grand pour être sans système, il les a tous détruits et se combat lui–même ».

[61]) Pierre Bayle, « Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus–Christ, contrains–les d’entrer », dans la 2ème ed. des Oeuvres diverses, t.2 Trévoux 1737, p.522–a (le texte étant présenté en colonnes, la lettre spécifie la colonne).

[62]) Ibid. p.422–b. Bayle écrit encore que Dieu ne fait pas de différence entre deux actes qui sont « objectivement le même ; je veux dire qui le paraissent aux deux volontés qui forment ces actes » (428–a), et que la différence entre orthodoxie et hérésie est accidentelle, relative à un point de vue (457).

[63]) Cette problématique est importante chez Bayle : il n’y a pas plus de bonté morale dans une aumône donnée contre la conscience que dans le ressort d’une machine qui enverrait la pistole dans le chapeau du mendiant (423–424), et donc les conversions forcées sont insignifiantes. Bayle observe : « je ne nie pas que les voies de contrainte ne produisent aussi dans l’âme des jugements et des mouvements de volonté, mais ce n’est pas par rapport à Dieu ; ce n’est que par rapport aux auteurs de la contrainte » (375–b).

[64]) Ibid. p.422–b.

[65]) Ibid. p.379–b.

[66]) Ici encore le droit ne juge que des actions (ibid. p.451– a).

[67]) Ibid. p.375–a, 384–a. Les sujets « tireraient plutôt de leur chair et de leurs os de l’huile ou du vin, que de leur âme telle ou telle affirmation »(385–b). C’est l’argument que nous avons rencontré à propos de la prédestination. Notre –liberté repose sur cette dépendance. En ce sens il est probable que la notion de société civile, à l’origine, ait tenu davantage à ce domaine réservé où les puissances ecclésiastiques et civiles n’ont pas le droit de pénétrer, qu’au renforcement de la propriété économique.

[68]) Ibid. p.427–b.

[69]) Cité par E.Labrousse, op.cit. p.571.

[70]) Ibid. p.391–b et 392.

[71]) Ibid. p.444–b.

[72]) Ibid. p.383–a : du genre, la fin justifie les moyens.

[73]) L’influence de Bayle sur Hume a été repérée par Michael Ayers dans Philosophy in history, Cambridge University Press 1984.

[74]) On peut ici opposer l’irréductible pluralité des règles de justice, défendue par Michael Walzer, Spheres of justice, a defense of pluralisme and equality, New–York Basic Books 1983, au principe de non–contradiction et de compatibilité maximale de ces règles dans le même monde. L’argument rawlsien selon lequel un pur modus vivendi entre différentes prétentions de droit n’a pas de stabilité psychologique, argument valable en temps de « paix », peut être balancé par celui selon lequel la recherche d’un véritable consensus sur une base commune, en temps de guerre, augmente l’instabilité psychologique. C’est pourquoi il semble préférable de tenir en même temps les deux principes.

[75]) Pour qu’il y ait blasphème, il faut que ce soit selon la doctrine avouée du blasphémateur (ibid. p.421–a). La grande leçon de critique historique que donne le Dictionnaire de Bayle réside justement en ceci, que les doctrines les plus bizarres, les sectes les plus hérétiques, ne peuvent être comprises que dans leur « langage ». Dans la mise en page des notes on visualise combien la grammaire profonde, la structure intime de tous les textes de Bayle est faite de dia–logues.

[76]) Ibid. p.391–a. L.Wittgenstein également commence ses « leçons sur la croyance religieuse » par une observation sur le risible (Leçons et conversations, Paris Gallimard 1971, p.106).

[77]) C’est probablement la raison d’un « scrupule » qui empêche tout prosélytisme du protestantisme huguenot (antérieur aux missions anglo–saxonnes). Nietzsche établit une généalogie où la morale, engendrée par la religion, tue la religion. Si l’on suit cette lecture, ce mouvement de probité de la « religion de la sortie de la religion » commence avec Calvin et se termine avec Kant (« La religion dans les limites de la simple raison », op.cit. p.139–140 et 156).

[78]) Et qui n’est pas sans conséquences sur les droits « subjectifs »: l’autorité, par exemple, en est limitée d’autant, par une capacité de faire appel qui déborde tout autorité ; les créances sont soumises à la condition plus générale d’une créance qui les surplombe et les relativise ; la propriété est propriété d’un usage de l’objet dont on est seulement dépositaire. Mais cette limitation même des droits subjectifs leur confère une réalité « inaliénable ».

[79]) La différence avec la variation eidétique de Husserl tient à ce que chez Husserl les variations imaginaires permettent, par élimination du variable, de saisir la signification invariante, l’idée ; tandis que chez Ricoeur les jeux de l’imagination figurent cette « variation sur un sujet » qui est une augmentation poétique d’un sujet dont l’identité est absente, toujours autre.

[80]) A l’école de la phénoménologie, Paris Vrin 1986, notamment les études 6 et 11. On passe ainsi de la phénoménologie comme « description » du vécu à l’herméneutique comme « interprétation » des figurations de ce vécu.

[81]) Le récent travail de Ricoeur sur Temps et Récit, en trois volumes (Paris Seuil 1983–1985), fait ainsi écho à la question posée dans l’homme faillible (Paris Aubier–Montaigne 1960), qui est une remarquable méditation en style kantien sur la fragilité et la temporalité.

[82]) Quand on pense à la symbolique et à l’herméneutique du mal chez Ricoeur, on se souvient qu’il est protestant et on pense au « péché »; mais le péché aussi doit être interprété à neuf dans ses rapports profonds avec l’accusation, l’aveu ou la peine (voir les articles « Démythiser l’accusation », « Interprétation du mythe de la peine », dans Le conflit des interprétations, Paris Seuil 1969). Par ailleurs, outre que La symbolique du mal (Paris Aubier 196O) est plutôt une anthropologie des figuratifs du mal dans les cultures, les grands textes de Ricoeur sur le mal sont à chercher sur le registre politique (voir les articles sur « L’image de Dieu et l’épopée humaine », « Etat et violence » ou « Le paradoxe politique », dans Histoire et Vérité Paris Seuil 1964). Le mal véritable n’est pas la violation d’un interdit, c’est la prétention des Etats ou des Eglises à faire la synthèse des règles du vrai, du bien et du juste. Le mal chez Ricoeur doit être pensé après Auschwitz (un peu comme Descartes pensait après la St–Barthélémy).

[83]) « Il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du « n’est pas » (littéralement) dans la véhémence ontologique du « est » (métaphoriquement) », et c’est ainsi que le verbe être problématise l’identité, et désigne dans l’identité et dans l’être même « la tension entre le même et l’autre » (Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris Seuil 1975, p.321). Ainsi l’herméneutique de la métaphore condense–t–elle sur une figure « visible » le mouvement entier de son herméneutique, qui est une herméneutique critique : inclure la distance dans l’appartenance, pour que l’affirmation comprenne la négation, pour que l’appartenance soit vive. Le « monde » auquel nous appartenons totalement n’est pas totalement là.

[84]) Cette suspension correspond en fait exactement à l' »épochê » husserlienne. Ricoeur rejoint ici l’approche bachelardienne de l’image poétique comme « micro–phénoménologie » (quand je lis un poème, je suspens la question de savoir si ce que je lis existe ou pas, et comment le vérifier, etc). C’est pourquoi le sujet poétique selon Ricoeur, qu’il caractérise par une sorte de « naïveté seconde », est exactement sur le même site que le « cogito poétique » dont parle Bachelard dans « La poétique de la rêverie ».

[85]) Ce sujet métaphorique est une bonne approximation de l' »aveu »–, au sens éthique : cependant que pour les autres il n’est pas certainement coupable tant qu’il n’a pas avoué, pour lui il n’est plus seulement coupable dès qu’il a avoué. Le sujet n’est pas le « même » avant et après avoir avoué, l’aveu ouvre une subjectivité seconde.

[86]) C’est l’un des points où Gilbert Vincent, dans sa lecture de Calvin, s’appuie le plus sur Ricoeur : l’interprétation d’un texte n’est pas seulement en amont (retrouver le sens du texte dans son contexte d’origine), mais aussi en aval du texte ; ici l’interprétation se tient dans l’espace ouvert par le texte. Ricoeur écrit : « Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter l’un de mes possibles les plus propres » (Du texte à l’action, Paris Seuil 1986, p.115).

[87]) C’est à dire sans existence « légale » ou littérale, mais non sans existence cependant. Cette oscillation, ou mieux cette équation, me semblent très caractéristique du « sujet » protestant, et même de l’identité protestante, qui est un mixte d’appartenance et de distance, de tradition et de critique.

[88]) Ricoeur, Temps et Récit, t.3 op. cit. p.355.

[89]) P.Ricoeur, La sémantique de l’action, Paris Ed. du CNRS 1977). Dans « du texte à l’action » Ricoeur prolonge cette reflexion sur la responsabilité de l’agent en montrant que, de la même manière qu’un réponse soulève d’autres questions, qu’un texte s’autonomise par rapport à son auteur, « une action se détache de son agent et développpe ses propres conséquences » (p.193).

[90]) Si la répétition de la Loi de Dieu a un sens dans la liturgie et l’éthique protestantes, c’est probablement qu’elle permet de structurer une mémoire, et donc un récit de soi, une identité. La théologie protes–tante considère la loi biblique non comme une prescription mais comme le mémorial d’une alliance, d’un contrat rompu, et d’une nouvelle alliance, bref d’une histoire où les tables de la loi sont aussi et peut–être d’abord brisées par Moïse, et non pas un roc transcendant toutes les histoires. Et cette histoire brise une identité première, pour autoriser une autre identité. Mais dans le même temps il importe que cette identification reste inachevée, car si la loi est le lieu de l’identification d’un sujet sans lequel il n’y a pas de droit, la loi m’oblige à reconnaître qu’il y a autre chose que mon identité. Ce serait un contresens que d’utiliser la loi à seule fin de clore cette identité,  dans l’exclusion du droit des autres.

[91]) C’est ce que remarque Jan Patocka à propos de la quête de justice de Socrate : ne pas se contredire (Platon et l’Europe, Lagrasse Verdier 1983, p.208).

[92]) La responsabilité ne consiste pas à avoir les réponses, mais à les tenir « devant » la question, c’est à dire devant l’interrogeant.

[93]) Cette herméneutique de la question peut être opposée à l’un des postulats principaux de la « phénoménologie du droit » (Kojève), qui est l’intervention d’un point de vue « tiers », capable de penser la synthèse. En termes théologiques, Dieu seul peut être situé à ce point de vue : nous sommes ainsi condamnés à penser le droit dans l’intersubjectivité, ou plus exactement dans le conflit des droits, et même dans le conflit en nous entre plusieurs droits. Autrement dit, la question seule se situe en tiers par rapport aux réponses, et le travail du droit consiste à faire tenir le maximum de ces diverses réponses dans le même monde.

[94]) A la différence de ce que J. Michelet, dans l’Introduction à son « Histoire de la Révolution Française », reproche au Christianisme (un usage de la Grâce qui s’oppose à la Justice, la flatterie et l’arbi–traire monarchiste s’opposant à l’honnêteté et à l’équité républicaines), la « grâce » au sens calviniste est une radicalisation de la demande de justice : elle de–mande toute la justice pour chacun.

[95]) Pour la théologie protestante, l’intention est de découvrir dans chacun l’image de Dieu (« ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait » Mat.25–40). Mais cette image excède toujours l’image de l’homme que nous avons, et que nous constituons par nos échanges. L’homme est à l’image de Dieu, mais nous n’avons pas d’image de  Dieu : rendre à César ce qui est à César, c’est laisser à l’échange ce qui est dû à l’échange. Mais il faut rendre à Dieu ce qui est à son image, et qui excède tout échange humain : ce qui est donné et pardonné par Dieu. Question de style, ici aussi.

[96]) « Du texte à l’action » p.270–275.

[97]) « Du texte à l’action », p.132.

[98]) L’idée de style correspond bien à un droit qui accepte d’être de part en part une pratique, et non une « métapratique »; et d’autre part à l’idée leibnizienne d’un « droit différentiel », qui épouse les différences infinitésimales entres les diverses requêtes de droit et leur conflit, et qui tente de les intégrer dans une équation unique, de les rendre « compossibles » dans le même monde.

[99]) G.G. Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris Colin 1968. Granger est souvent cité par Ricoeur, par exemple dans Du texte à l’action, p.107–110 : »L’homme s’individue en produisant des oeuvres individuelles ». La notion de style permet de conjoindre le récit–structure et la narration–acte (ibid.p.223). Et dans le tome 1 de Temps et Récit, on pourrait montrer que le style est la notion cardinale de la triple mimèsis.