Il est probablement inutile de présenter Bayle, puisque nous sommes dans son pays ! Mais en 1651 Bayle est réfugié à Rotterdam ; et là, il y a un libraire, un éditeur, qui lui propose de devenir rédacteur d’un journal littéraire qui prendra pour titre « Les Nouvelles de la République des Lettres », et qui aura un très grand succès. Ce titre m’intéresse parce qu’il fait écho à celui de cette journée. Mais surtout le fait m’intéresse parce que j’y vois un signe des temps : Le Prince a moins de pouvoir sur un intellectuel qui a obtenu une audience par sa plume, et l’intellectuel acquiert par son auditoire une liberté neuve, une liberté plus individuelle que celle jusque là abritée par une Eglise ou une faction. Mais trêve de ces considérations historiques dont je n’ai pas la compétence : je me livrerai plutôt aux rêveries philosophiques et éthiques que m’inspirent certaines remarques de Bayle, à propos de la tolérance.
Considérons d’abord l’origine de l’idée de tolérance, dont la paternité spirituelle est souvent attribuée à Bayle. Mais Bayle est lui–même pris dans une constellation qui le précède, et dans laquelle se mêlent des idées qui viennent de Descartes, d’autres du calvinisme, d’autres d’un certain scepticisme provincial issu de la fin de la Renaissance (et qui aurait traversé intact tout le XVIIème siècle), d’autres éléments proviennent de l’influence d’amis hollandais, ou d’Angleterre,..etc. Malgré l’habitude aujourd’hui trop répandue de faire le procès des idées « bénéfiques » ou « maléfiques » en établissant leur généalogie, je crois qu’il serait contraire à l’idée de tolérance que d’en chercher une source pure et unique, la bonne la vraie la seule origine. Pour avoir une bonne idée, il faut se mettre à plusieurs! C’est là quelque chose dont Bayle était convaincu et que l’on voit dans tous ses textes, dont la grammaire profonde, dont la structure intime est faite de dialogues.
A l’inverse, la tolérance n’est pas un fourre–tout où tout revient au même; il s’est développé au XVIIIème siècle autour de Bayle une sorte de consensus à contresens, qui s’est ensuite sédimenté : or la tolérance chez Bayle et chez Voltaire n’est pas la même. Et même si la notion, l’énoncé de la tolérance, ici et là sont identiques, ils ne répondent pas aux mêmes questions. On peut reprendre un à un tous les aspects de l’argumentaire de la tolérance, on retrouvera cet écart, cet espace de pluralités, cette disparité intime qui fait le relief et la force de l’idée de tolérance.
1) Prenons d’abord l’efficacité de la contrainte, qui permettrait d’obliger à croire. Pour le XVIIIème siècle, c’est une évidente absurdité. C’est absurde parce que ça fait du mal et qu’en plus c’est inefficace ! L’argument principal de la tolérance est de type positiviste. La Révocation de l’Edit de Nantes date une époque peu expérimentale. Mais l’Edit de Tolérance est un édit très pragmatique : le fait est là, il y a encore des protestants, il faut enregistrer le fait.
Mais chez Bayle l’argument va dans l’autre sens : la contrainte en matière de croyance est d’autant plus absurde qu’elle est efficace. Il y a une obligation de croire qui marche. « Je ne nie pas que les voies de contraintes ne produisent aussi dans l’âme des jugements et des mouvements de volonté; mais ce n’est pas par rapport à Dieu, ce n’est que par rapport aux auteurs de la contrainte ». Dans une telle remarque, on perçoit l’affrontement de deux conceptions de la conscience. D’une part il y a toute une subtile mécanique psychologique, bien étudiée par les convertisseurs jésuites ou bottés, mais aussi par Pascal et La Rochefoucauld, et qui montre l’efficacité des « preuves par la machine ». Mais d’autre part, surdéterminant cette problématique cartésienne (machine et esprit), il y a une problématique plus archaïque (acte et intention) et plus calviniste où la conscience n’est pas devant les hommes, mais devant Dieu.
Et c’est là une autre et importante différence d’avec les Lumières : la conscience est seulement « devant dieu »; la conscience est libre en ce qu’elle dépend de Dieu seul. Même le sujet n’a pas de pouvoir sur sa propre conscience ; la conscience appartient à Dieu. On ne peut pas se forcer soi–même à croire, cela ne dépend pas de nous. Il ne dépend pas de nous qu’une affirmation nous paraisse vraie, pas plus que d’avoir les yeux bruns au lieu de les avoir bleus. La prédestination est une des prémisses de l’argumentation pour la tolérance !
2) Parlons maintenant de la tolérance civile. Pour le XVIIIème siècle, là encore, c’est l’effet d’une observation très pragmatique. On fait des efforts énormes pour assoir le monopole d’une religion d’Etat, et le résultat est dérisoire. Il n’y a aucun bénéfice à tous ces efforts, et pire : c’est un rêve qui ruine les pays dont il s’empare.
Cet argument d’efficacité apparaît aussi chez Bayle, dans la masse de tous les autres, mais il ne pouvait pas lui suffire : car si l’intolérance était efficace politiquement, serait–elle pour autant justifiée ? C’est pourquoi le problème politique doit être spécifié : ce n’est pas celui des opinions, des croyances, qui ne dépendent pas du Prince, mais celui des comportements. Le mandat divin en matière de civilité est de maintenir l’ordre public, de maintenir cette sphère extérieure, et de réserver à la foi une sphère intérieure et individuelle. Le problème politique est d’avoir des règles extérieures qui permettent éventuellement à diverses options de coexister.
L’argument utilisé est du genre « on voit la paille dans l’oeil du voisin et non la poutre dans le nôtre » : beaucoup de chrétiens sont méchants et beaucoup de païens sont vertueux, donc pour les actions (laissons de coté les opinions) tout le monde a une conscience morale. C’est pourquoi il faut une tolérance même pour les athées. C’est une remarque très évangélique : peut–être que ceux qui sont « en bas » ou « dehors » n’appartiennent pas moins à Dieu et seront élevés, et que ceux qui se croient chrétiens vertueux ont besoin d’en rabattre.
Remarquons aussi que la tolérance civile préconisée par Bayle reste monarchique, et son argumentation n’est pas du tout anti– monarchique mais anti–constantinienne. Le nouveau Constantin, c’est Louis XIV. Mais il y avait un autre modèle monarchique disponible, dont le rêve s’est longtemps prolongé dans les provinces lointaines comme celle du comté de Foix, et c’est celui de Henri IV. Finalement (je dirais presque contrairement à Jurieu), Bayle se sent plus à l’aise dans les Pays–Bas républicains que dans la France ordonnée autour de la perspective solaire de Versailles. Mais c’est parce qu’il est plus proche de son modèle de monarchie, et il continue à penser qu’un pouvoir fort est nécessaire pour résister aux opinions majoritaires, pour faire respecter les droits des minorités.
3) Par rapport à la liberté de conscience aussi, il ne faut pas faire trop vite de Bayle un champion des Lumières : il ne s’agit pas pour lui d’une émancipation de la conscience dans laquelle on émergerait peu à peu de l’aliénation. Prenons exemple dans sa vie : il était fils de pasteur ; il s’est converti au catholicisme et a commencé des études chez les pères jésuites à Toulouse ; puis il s’est reconverti, il était relaps, il a dû fuir. Il a ainsi perdu toute prétention à convertir les autres : la tolérance est nécessaire parce que nous pouvons tous nous tromper, et que nous pouvons errer sans fin sans savoir avec certitude que nous ne nous trompons plus. Mais en même temps cela suppose un désir de vérité, et ce désir est « la chose au monde la mieux partagée » : la tolérance est nécessaire parce que nous cherchons tous la vérité. On peut tous se tromper, mais on cherche tous la vérité. La liberté de conscience n’est donc pas du tout un thème de fierté, c’est un thème d’humilité parce qu’on est dans les Ténèbres. La tolérance n’est pas du tout une condescendance parce qu’on serait au dessus des conflits, mais un aveu parce qu’on est dedans sans espoir d’en sortir.
4) Il y a une autre raison selon Bayle pour énoncer la tolérance au nom de la conscience errante (et non d’une conscience autonome, auto–fondatrice). Si l’autre dit que je suis dans l’erreur et si je dis à l’autre qu’il est dans l’erreur, pourquoi ne pas inverser les points de vue et accepter que je puis me tromper ? On connait ce mot superbe de Bayle reprenant Descartes : « cogitas, ergo es ». Tu penses, donc tu es. Il faut désormais adopter cette perspective où le sujet est en quelque sorte excentré. La possibilité en moi du point de vue d’autrui fait fonction de « transcendantal », de condition de possibilité de la subjectivité éthique. Le curieux est que Bayle se situe ici à mi–chemin entre Descartes et Kant, sur un cheminement souvent inaperçu.
Ce qui vient de Descartes c’est l’idée que la conscience savante est limitée, parce qu’elle est un mixte d’entendement fini et de volonté infinie, et que la sagesse est de ne pas affirmer ou nier au–delà de ce dont on a acquis l’entendement. Bayle reprend cette idée que la conscience savante rencontre forcément sa limite : on ne peut pas tout savoir. Il y a donc un moment où la conscience morale se trouve seule et il faut qu’elle décide sans savoir, sinon il y a une spéculation sans fin. C’est pourquoi il faut faire crédit à cette conscience morale universellement partagée qui s’appelle la sincérité : la conscience erronée doit procurer à l’erreur les mêmes prérogatives que la conscience orthodoxe procure à la vérité, écrit carrément Bayle ! Car un homme peut croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut jamais le savoir ; et croire c’est encore savoir qu’on ne sait pas (je reviendrai pour finir sur ce scepticisme fervent).
Ce qui va vers Kant c’est cette même idée que s’il y a conflit il ne faut pas débattre sans fin sur le fond pour savoir qui est dans le vrai, car « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait (…) de sorte qu’en attendant le jugement définitif du procès on ne pourra rien prononcer sur les violences »; il faut donc bien admettre la règle, limitative et minimale, de « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre ». Par exemple, selon les convertisseurs, « en contraignant les pères on gagne les enfants »: mais tout le monde pourrait en dire autant ! Ces observations, dans le langage trés direct de Bayle, désignent exactement l’impératif catégorique de Kant: il faut ne se permettre que les formes de légitimation que je pourrais consentir à mon antagoniste. Est–ce par Hume, est–ce par Rousseau que Kant a repris cette démonstration dont nous voyons ici la filiation multiple ? En tous cas, rapportée ainsi au subtil contraste de calvinisme, de scepticisme, de cartésianisme, que nous trouvons inscrit dans le texte de Bayle, la règle kantienne d’universalisation prend un visage modeste et concret que nous avons fini par oublier.
Je terminerai par un mot de conclusion à propos de ce que j’appelais le « scepticisme fervent » de Bayle. Car le scepticisme est indubitable chez lui, toutes les analyses de la conscience errante le montrent. Mais ce scepticisme est l’occasion d’un contresens d’autant plus étonnant qu’il n’a pas moins servi à flatter Bayle qu’à l’injurier. Si croire c’est savoir qu’on ne sait pas, la vérité qui oblige l’homme s’individualise : c’est la vérité qui s’applique à Jean et à Jacques. Il est probable que ce thème a pu influencer Hume et l’empirisme de l' »Enlightenment », mais chez Bayle il appartient à une problématique et je dirais presque à une ambiance plus archaïques. Il est tellement risible de s’entendre dire « je suis dans le vrai donc vous êtes dans le faux » qu’on n’ose même plus le dire soi–même. Mais le scepticisme de Bayle n’a rien à voir non plus avec ce scepticisme narquois et nonchalant qui fait l’esprit des Lumières. Là encore il ne répond pas aux mêmes questions. Il évoque plutôt des auteurs comme Olivier de Serres, où la Renaissance attardée et un calvinisme débutant mêlent leurs eaux.
On comprend alors que le scepticisme et la ferveur vont ensemble et qu’on ne peut pas les séparer. Il faut être sceptique face à l’intolérance parce que le hasard des naissances et des points de vue montre leur relativité, et je sais que je ne sais pas. Mais dans le même temps, il y a le « je crois » et la ferveur d’une probité qui sait que tout dans ma vie se rapporte à Dieu, que je suis devant Dieu et que j’appartiens à Dieu. Les deux thèmes se recouvrent en ce sens qu’aussi bien « n’importe qui » appartient à Dieu. Une telle affirmation remet tout le monde à équidistance de la vérité, et opère une redistribution du pouvoir de questionner. Je crois qu’il faudrait reconsidérer ce rôle d’une sorte de « scepticisme croyant » dans l’histoire de l’Europe. On le néglige et je crois qu’il fut très important.
Olivier Abel
Publié dans La Tolérance République de l’Esprit,
Paris Les Bergers et les Mages 1988.