Le temps du 18

Connaissez-vous cette jolie histoire où Saint Exupéry, ayant atterri de force dans je ne sais quelle campagne d’Amérique du Sud, se retrouve l’hôte d’une grande maison charmante, luxueuse et délabrée ? Il y a là des serpents, des plantes qui poussent le parquet ciré et disjoint, et des enfants, qu’il tente d’amadouer. Ces enfants restent inflexibles à ses avances et il se souvient, avec ses sœurs, notant jadis les invités à table d’un « onze » que soudain il redoute pour lui-même. Mais, poursuit-il, un beau jour la petite fille a grandi, le temps passe et elle désire au moins une fois mettre un « dix-huit » ; et le premier imbécile qui passe récolte le « dix-huit ». Cette petite fable, qui évoque tant de choses dans nos vies, nous donne à penser sur ce qu’est le bonheur. Comme si chacun avait une « quantité » de bonheur à atteindre, quitte à la trouver dans une petite satisfaction de passage, que l’on augmente jusqu’à ce qu’elle donne la pleine mesure du bonheur. À l’inverse, quelqu’un qui aurait une joie immense ne pourrait d’ailleurs sans doute la goûter qu’autant qu’elle rentre dans cette mesure, dans cet horizon acceptable : au-delà il ne la sentirait peut-être même plus.

Et ce commentaire à son tour me donne à penser sur le malheur, sur cette double surprise de voir ceux qui éprouvent un trop grand malheur être encore capables de le contenir, et de voir ceux qui n’ont qu’une petite inquiétude capables de la gonfler jusqu’à ce qu’elle prenne toute la place du malheur —leur cachant le malheur des autres. Les premiers vivent comme si, la mesure de souffrance étant comble, le trop plein du malheur leur était insensible —ils sont en tous cas insensibles à bien des maux et désagréments qui suffisent à troubler les autres. Les seconds, Schopenhauer le remarque judicieusement, vivent comme si, le trône du malheur étant vacant, n’importe quel souci pouvait l’occuper et en faire l’effet, quitte à faire leur propre malheur, comme on voit souvent. Et cette disproportion augmente notre sentiment d’une trop grande injustice dans la chance et la malchance des uns et des autres. Ces deux surprises, apparemment si différentes, relèvent peut-être du même phénomène, que l’on pourrait résumer « à chacun suffit sa peine », et qui détermine pour chacun le seuil du sensible et de l’insensible.

Mais quand le Jésus du Sermon sur la montagne parle ainsi, il ne se borne pas à constater le phénomène, en le rapprochant de l’incapacité de chacun tout seul à allonger ou à raccourcir sa « mesure » du bonheur ou du malheur —il n’y a pas deux mesures d’ailleurs et on ne peut augmenter la sensibilité au bonheur qu’en augmentant la sensibilité au malheur. Jésus vend la mèche, plutôt, et dégonfle le phénomène. Et si chacun accepte ou veut, d’une manière ou d’une autre, sa pleine mesure d’effroi ou d’enthousiasme, son « dix-huit », ce n’est que le temps de dire un, juste pour un jour, une mesure éphémère et que jamais on ne peut réemployer. C’est ce qui fait la difficulté à comparer les expériences affectives, heureuses ou malheureuses, la difficulté à juger des autres par les siennes, et la sagesse d’accepter le caractère incomparable de chacune.

À la limite, si on pouvait comparer des perceptions pures, je veux dire incomparables (ce qui est une contradiction dans les termes), on aurait peut-être des surprises. On verrait que, dans cet état de pureté où on les aurait débarrassés des étiquettes convenues, les plaisirs et les joies d’un SDF sont aussi grands que ceux d’un manager à succès ! Cette idée dangereuse suffirait ruiner notre économie. Mais à vrai dire ce qui complique encore la chose, pour les uns et les autres, c’est qu’avec le temps, les travaux et les jours, l’horizon se déplace, et la mesure change. On s’habitue, au malheur comme au bonheur. On y devient insensible, comme si l’extraordinaire devenait l’ordinaire, la routine. C’est pourquoi, une fois que l’on a cessé de comparer et de se comparer tout le temps, ce qui est vraiment heureux c’est de rencontrer une joie qui augmente notre capacité à éprouver de la joie, quitte à augmenter notre capacité à éprouver le malheur. Mais cela on ne le peut pas tout seul. On ne le peut qu’en le partageant avec d’autres, en cherchant à agrandir leur joies, et à faire que leur dix-huit soit pleinement un « dix-huit ».

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 8 août 2001