Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli

Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000. 676 pages

Dans son précédent Temps et Récit[1], après avoir posé le problème de la réalité du passé historique (qui n’est plus mais qui a été), et avant de « renoncer à Hegel » (à toute narration totalisante), Ricoeur avait traité l’histoire et la littérature comme récits susceptibles de représenter conjointement le passé. Il s’agissait que la fiction se mette au service de l’inoubliable (dans l’horrible ou dans l’admirable), et « libère rétrospectivement certaines possibilités non-effectuées du passé historique », pour que l’historiographie s’égale à la mémoire. La littérature était ainsi pour l’histoire une réserve de refigurations possibles du temps. Revenant sur un sujet déjà très travaillé, Ricoeur semble ici prendre un malin plaisir à montrer la discontinuité des problèmes. Il cherche maintenant à découpler méthodiquement l’imagination et la mémoire, la fiction de ce qui aurait pu être et la réalité de ce qui « a été ». Et à découpler méthodiquement la mémoire, capable de « reconnaissance » (c’est bien lui, c’est bien elle !), et l’histoire qui ne saurait trouver de représentation heureuse. Ces dissociations s’accomplissent sur les trois plans d’une sorte de phénoménologie pluraliste de la mémoire, d’une épistémologie discontinue de l’histoire, et d’une herméneutique de la condition historique qui culmine dans une réflexion de style bergsonien sur l’oubli.

L’enchevêtrement des problématiques n’empêche pas deux d’entre elles de s’imposer, dans un ordre syntaxique qui reste celui du livre : Qu’est ce que la représentation du passé ? Et y a-t-il une juste mémoire ? —il ne faut pas que cette question quasi-politique de l’abus de mémoire ou de l’abus d’oubli soit traitée séparément de la question primordiale de la représentance. L’idée de devoir de mémoire est tout à fait légitime dans une perspective de justice, mais s’adosse à un travail de recognition inaccessible à l’impératif. À l’inverse il ne faut jamais séparer entièrement chez Ricoeur les questions du temps et du mal, l’un et l’autre interdisant au sujet de coïncider pleinement avec lui-même, l’absentant en quelque sorte et le dispersant dans des variations. De quoi se souvient-on, et qui se souvient[2] —qu’est ce qu’un sujet capable de se souvenir, et donc d’oublier ? Mais aussi qu’est ce qu’un sujet incapable de se souvenir ou d’oublier ? Dans cette variation, on cherchera les écarts les plus représentatifs[3] de la variation entière, méthode bergsonienne « qui invite à se porter aux extrêmes d’un spectre de phénomène avant de reconstruire comme un mixte l’expérience quotidienne dont la complexité et la confusion font obstacle à la description » (569). C’est ce que l’on retrouve avec les variations d’échelle en histoire, qui servent à faire voir les changements relatifs intervenus.

Pour rendre intelligibles les interactions humaines du passé, il faut essayer de voir le poids des contraintes structurelles qui pesaient sur eux, mais aussi (et sans prétendre établir trop vite la synthèse entre les deux) la capacité de négociation des acteurs en situation d’incertitude. Or cette incertitude renvoie à la possibilité permanente du conflit, du différend, les accords prenant le plus souvent la forme de compromis ; elle renvoie aussi à la figure heidegerienne de l’être pour la mort. Pour Ricoeur, l’histoire (et les êtres historiques) tient aux virtualités d’une situation, mais aussi au poids de l’irréparable, de l’irrévocable qui pèse sur elle, et sur quoi on ne peut agir. D’où ce geste de sépulture, ce travail de deuil qui traverse la remémoration impossible des deuils du passé. La représentation historique est une représentation de l’absent —c’est la leçon philosophique de Michel de Certeau.

C’est ici que nous revenons à la question du temps, pour laquelle Ricoeur avoue plus de complicité avec Bergson qu’avec Heidegger —on sait par ailleurs qu’il reproche souvent à ce dernier de liquider les problèmes de critique historique. Ricoeur, trop aristotélicien pour mépriser le temps « vulgaire », cherche au contraire à prendre appui sur la diversité des figures du temps, entre le pur temps vécu et le simple temps cosmique. C’est d’ailleurs sur le temps intermédiaire et comme indirect du rapport aux proches (ceux dont je peux être témoin de la mort, attester qu’ils ont été, ceux qui peuvent être témoins de ma mort), que se forme l’éventail de nos différences de points de vue par rapport à un événement, écart qui est peut être la forme même de notre temporalité : ce qui nous rend contemporains les uns des autres peut aussi nous rendre anachroniques —et le « petit miracle de la reconnaissance » ou de la réminiscence est peut-être une telle expérience de la contemporanéité anachronique.

Ensuite, si l’on fait crédit aux compétences des êtres ordinaires face au temps, on ne pensera pas le deuil sans penser la naissance, c’est à dire le désir —c’est ici que le bergsonisme recèle sans doute un spinozisme discret, une orientation profondément affirmative, approbative de la pensée de Ricoeur, qui termine son livre sur la notion de vie, d’inachèvement. Mais cette continuité vivante que l’on retrouve avec l’idée étonnante d’un oubli de réserve qu’il oppose à l’oubli d’effacement, à la discontinuité des morts et des naissances, comme étant de même force, ne désigne pas quelque chose qui serait à notre disposition (sinon ce ne serait pas de l’ordre de l’oubli) mais quelque chose qui nous dispose. Plus encore : à cet égard il n’y a pas de représentation du passé qui puisse en être la résurrection, ce que voudrait sans doute un travail de mémoire accompli (649) : le deuil est là pour séparer le passé du présent, et pour faire place au futur, c’est à dire à l’insouci de soi, à l’oubli de soi. D’où la note kierkegaardienne finale.

On le voit, il y a de nombreuses lignes de débat possibles —personnellement je trouve qu’avec Derrida il pousse trop le pardon en dehors de l’histoire, alors que j’en proposerais volontiers une conception plus politique. Dans un séminaire à l’École avec Giovani Levi, Sabina Loriga et Maurizio Gribaudi, j’en suis venu à m’intéresser à un autre nœud, pour échapper à l’alternative qui effraye Giovani Levi, que les hommes croient tout pouvoir connaître, ou sombrent dans le scepticisme. Un des problèmes principaux que rencontre Ricoeur, en effet, et que l’on retrouve autant sur le versant majeur de la représentation du passé que sur celui, mineur, de la juste mémoire (ni trop ni trop peu), est celui de la crédibilité : « Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c’est que son irruption jure avec la conquête inaugurée par Lorenzo Valla dans La donation de Constantin: il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier » (223). Crédibilité des témoignages, bien sûr, qui demandent, par-delà la confrontation critique, un minimum d’approbation mutuelle, l’acceptation qu’il puisse y avoir pour chacun quelque chose d’indubitable : « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé » (182).

Mais aussi crédibilité (et incrédulité) réciproque de l’histoire et de la mémoire. On retrouve à cet égard l’oscillation classique chez Ricoeur entre un pôle herméneutique d’appartenance au monde déjà là et un pôle critique de distance et de pluralisme—ici renforcé par la différence entre histoire et mémoire, avec ce double rapport d’autonomie de l’histoire critique et comparative par rapport à la mémoire, et de dépendance de l’histoire à l’égard de la mémoire de l’incomparable, qui a été et « demande à être raconté ». La confiance est inséparable du soupçon, et cette « question de confiance » (172) est liée à la possibilité effrayante mais incontournable, non seulement du mensonge, mais de l’impuissance à témoigner, à se faire entendre : « C’est de la fiabilité, donc de l’attestation biographique, de chaque témoin pris un par un que dépend en dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des « témoins historiques » dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » (208). La réception du témoignage est un élément critique aussi important que sa fiabilité. De toute façon on ne se souvient pas tout seul, et l’histoire est une oeuvre à plusieurs[4].

La crédibilité apparaît dès lors comme indissociablement liée à l’épreuve et à l’exercice du dissensus, du sentiment d’une discordance des voix. On se rapproche ici de Wittgenstein, et de la question du scepticisme, c’est à dire du retrait de chacun dans sa langue privée, dans le doute que quoi que ce soit puisse vraiment être connu ou communiqué. Comme dans la philosophie du langage ordinaire, l’issue du problème n’est pas dans une certitude assurée, mais dans l’acceptation confiante de cette situation incertaine, de cette inquiétante étrangeté de l’ordinaire, dans l’étonnement que l’on parvienne si souvent quand même à s’entendre, sans jamais pouvoir s’y obliger[5]. Et dans le crédit fait à la capacité des acteurs, locuteurs, narrateurs ordinaires à comprendre à peu près ce qu’ils font.

On comprend alors mieux pourquoi Ricoeur partage avec des auteurs aussi divers que Kierkegaard, Bayle, ou Platon, la difficulté de savoir où se trouve réellement sa pensée. Ce n’est pas qu’il s’abrite ainsi de la critique, puisqu’au contraire ses ouvrages sont constitués comme des traversées éminemment discutables de discours, de lectures mises en scène à rebrousse poil les unes des autres, comme pour en faire sortir l’aporétique, le problématique. D’entrée de jeu Platon est lu comme celui qui fait voir les impasses de la réminiscence et pose le difficile problème de la présence de l’absent. Et l’épilogue sur le pardon n’est pas un « happy end », un horizon fusionnel : c’est un inachèvement, un texte hors texte, un parerga, limite qui rappelle qu’entre le juge, le citoyen et l’historien il y a toujours du dissensus possible, et qu’il n’y a nulle part de tiers absolu. En voulant rendre justice au plus grand nombre possible de perspectives, Ricoeur s’offre au débat. Si on prend la peine de le lire, il vaut mieux alors prendre les vraies questions

Olivier Abel

Notes :

[1] Paris, Seuil, 1983-1985.

[2] Dans Soi-même comme un autre (Paris : Seuil, 1990, tous ces livres sont maintenant en collection points-essais), il déploie ce sujet agissant, parlant, (se) racontant, s’imputant une responsabilité, s’attestant : notre livre à cet égard est un chapitre de plus à cette variation eidétique —variation sans invariant, sans identité-idem.

[3] C’est le sens même de La métaphore vive (Paris : Seuil, 1975), qui elle aussi opère dans la tension entre ce qui n’est pas (littéralement) mais qui est (métaphoriquement).

[4] « À cet égard les premiers souvenirs rencontrés sur ce chemin sont les souvenirs partagés (…) se trouve ainsi écartée d’entrée de jeu, même à titre d’hypothèse de pensée, la thèse du solipsisme » (147-148, sur M.Halbwachs).

[5] « Comment peut-il être permis de dire « tu dois te souvenir », donc tu dois décliner la mémoire au mode impératif, alors qu’il revient au souvenir de pouvoir surgir à la façon d’une évocation spontanée, donc d’un pathos? (…) Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (108).