L’émotion de la reconnaissance

1. Quel est ce trouble ?

Quel est ce trouble qui accompagne souvent la reconnaissance, l’expérience de reconnaître, de se reconnaître, d’être reconnu ? Pourquoi n’y a-t-il apparemment pas de reconnaissance sans une certaine émotion ? Mon modeste propos est ici de poursuivre quelques minutes et publiquement une conversation amorcée il y a quelques mois avec Paul autour du thème de la reconnaissance. Et que j’introduirai par l’évocation d’Ulysse pleurant[1] à la cour du roi Alkinoos le Phéacien, en entendant l’aède chanter ses exploits et ses malheurs (fin du livre VIII), avant de dévoiler qu’il est Ulysse. Pourquoi ces larmes au moment de dire « c’est moi », « c’est bien moi » ? Cette scène avait bien été remarquée par Hannah Arendt dans son étude sur « le concept d’histoire », et elle commente :

« La scène où Ulysse écoute l’histoire de sa propre vie est paradigmatique à la fois pour l’histoire et pour la poésie ; la « réconciliation avec la réalité », la catharsis, qui, selon Aristote, était l’essence de la tragédie, et selon Hegel, le but ultime de l’histoire, se produisait grâce aux larmes du souvenir »[2].

On pourrait rapprocher ce trouble de celui qui saisit Joseph, au moment où, après avoir retenu Benjamin en otage pour faire venir son père Jacob, il finit par se faire reconnaître de ses frères qui l’avaient vendu. L’émotion était déjà montée quand Juda demandait « comment pourrai-je remonter chez mon père si ce garçon n’est pas avec moi ? » (Gn 44-30). La narration ici montre les allers et retours de l’émotion contenue, jusqu’à ce qu’elle se manifeste, comme un flot soudain libéré par la parole, et libérateur, emportant l’aveu, « c’est moi, c’est moi Joseph »[3].

On pourrait également rapprocher ce trouble de celui du narrateur vacillant sur le pavé, à la fin d’À la recherche du temps perdu, et dès le début avec la madeleine, l’expérience de la réminiscence. D’ailleurs tout ce grand œuvre de Proust est travaillé par l’ordre de la reconnaissance, un ordre surprenant, fait de perpétuels décalages, comme si la reconnaissance partout introduisait un désordonné. Je pense, pour prendre un seul exemple, à la description par le narrateur de la double ressemblance de Gilberte adolescente avec son père Swann et sa mère Odette : la reconnaissance est troublée par le fait que telle expression du visage, lui venant de sa mère, exprimait chez elle un sentiment hérité de son père[4]! Et pour revenir à la réminiscence, qui elle aussi introduit un trouble, une discontinuité dans l’ordre associatif de la remémoration, il me paraît significatif que Platon, travaillant sur la réminiscence, n’élimine pas plus l’émotion de la pensée, ses éventuelles voltes faces, qu’il n’élimine la pensée, l’âme, le mouvement, et la vie de l’être universel, qui sinon serait planté là, vide d’intelligence, immobile[5].

2. Le petit miracle de la mémoire heureuse

Or Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, n’hésite pas à parler d’un « petit miracle » de la reconnaissance, comme d’un bonheur (à vrai dire mineur) de mémoire —bonheur que ne connaît pas l’histoire, qui ne connaît pas non plus le deuil et son travail. Il écrit :

« Je tiens la reconnaissance pour le petit miracle de la mémoire. Comme miracle, il peut lui aussi faire défaut. Mais quand il se produit, sous les doigts qui feuillètent un album de photos, ou lors d’une rencontre inattendue d’une personne connue, ou lors de l’évocation silencieuse d’un être absent ou disparu à jamais, le cri s’échappe : « C’est elle ! C’est lui ! » Et la même salutation accompagne de proche en proche, sous des couleurs moins vives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état de choses à nouveau promu à la récognition »

Et plus haut dans le livre :

« L’expérience princeps est à cet égard celle de la reconnaissance, ce petit miracle de la mémoire heureuse. Une image me revient ; et je dis en mon cœur : c’est bien lui, c’est bien elle. Je le reconnais, je la reconnais. Cette reconnaissance peut prendre différentes formes. Elle se produit déjà au cours de la perception : un être a été présent une fois ; il s’est absenté, il est revenu. Apparaître, disparaître, réapparaître. Dans ce cas la reconnaissance ajuste —ajointe— le réapparaître à l’apparaître à travers le disparaître. Ce petit bonheur de la perception a été l’occasion de maintes descriptions classiques »[6].

Suit une brève variation à propos de la pluralité des types de reconnaissance, prenant appui sur Platon et les tragiques grecs, sur Kant et Husserl insistant plutôt sur la recognition, et bien évidemment sur Hegel qui place la reconnaissance au coeur de sa dialectique, la lutte contre la méconnaissance ou pour se faire reconnaître étant ce qui fait avancer les choses. Dans cette variation, il faudrait aller jusqu’à la reconnaissance comme gratitude, dont il ne faut pas trop vite penser que c’est tout autre chose, qui se trouve juste par homonymie rangée sous le même terme.

Certes, on l’imagine aisément, le niveau d’émotion n’est pas égal entre ces diverses formes de reconnaissance. Il n’y a pas énormément d’émotion à reconnaître un oiseau, à distinguer un butor d’un héron cendré, non plus qu’à discerner une rose d’une tulipe ou d’un camélia. À vrai dire cela peut arriver si cette recognition même évoque un souvenir ou s’y associe, ou bien si quelqu’un doute de ce que j’affirme, et met en cause ma crédibilité[7]. Alors on peut atteindre une émotion d’un autre genre, mais de force comparable à celle que l’on éprouve à reconnaître un agresseur, ou bien à se reconnaître comme ayant été agresseur [8] ; ou bien encore, et bien sûr, à rencontrer le visage d’un amour passé et que l’on croyait oublié. À l’inverse comment dire l’émotion solitaire de ne pas être reconnu, de ne pas être tenu pour crédible, que le regard ou l’oreille ne s’attarde pas un instant sur votre personne ou sur ce que vous avez à dire ? Tout cela montre que la reconnaissance irrigue l’ensemble de l’arc qui va de l’illocutoire au perlocutoire, du locuteur au récepteur, avec leurs corps et leurs affects.

3. La présence de l’absent

Ici je m’en tiendrai à un bref segment de ce vaste spectre[9], celui de l’expérience de reconnaître quelqu’un ou d’être reconnu par quelqu’un. Il est troublant d’éprouver que l’on a besoin d’être reconnu par tel ou tel autre, ou d’éprouver que l’autre puisse me demander de le reconnaître. Quelle est cette émotion plus ou moins discrète qui anime notre mutuelle interrogation « qui dites-vous que je suis ? » Devant un petit détail, un geste, une expression, une trace un désordre une saleté même, mais qui contiennent tout le style d’une personne, « c’est bien lui, ça, c’est bien elle ! », pourquoi soudain une telle émotion ? Pourquoi cette émotion à comparaître, à énoncer « oui, c’est toi, c’est bien toi », à reconnaître « mais oui, c’est moi, c’est bien moi » ? Je suggèrerai deux hypothèses que je ne chercherai pas ici à articuler.

Paul Ricoeur d’abord insiste sur le fait qu’il s’agit avec la remémoration d’expériences d’une présence de l’absent. Commentant Bergson, Deleuze écrit que le paradoxe de la mémoire est que le passé y est contemporain du présent qu’il a été. La mémoire est un passé qui ne passe pas, qui est encore là, dont nous pouvons nous rendre contemporains. Cet anachronisme de la reconnaissance comme réminiscence, également cher à Walter Benjamin, doit être rapproché, dans la lecture de Ricoeur, des confessions d’Augustin où les configurations du temps (la mémoire du passé ou l’imagination du futur) apparaissent comme une distorsion de l’âme, distorsion ou tension qui constitue sa temporalité. Nous avons ainsi une expérience du « même » au travers du temps, de l’altération. Qui suis-je ? Qui es-tu ? La configuration en est alors du genre : « Je suis le même qui… et qui… ». On se demande parfois, de soi-même ou d’un autre, comment cela est possible, on a du mal à superposer les figures, à tirer une ligne d’identité. L’expérience de la reconnaissance rapproche des expériences éloignées dans le temps, et éprouve la résistance des distances, des intimes étrangetés, et des épaisseurs traversées.

La superbe leçon de La Métaphore Vive est justement celle-ci, car le « travail de la ressemblance » dans le rapprochement que la métaphore inédite induit entre des aires sémantiques éloignées et apparemment incompatibles ressemble beaucoup au trouble que nous évoquons ici à l’ombre de la reconnaissance. Est-il possible que ce soit le « même » ? Mais alors le même n’est pas même que lui-même, il n’est pas ce que je croyais ? Ce n’est pas toi mais c’est bien toi, et peut-être d’autant plus. Et l’émotion surgit de ce rapprochement incertain, de cette incertaine compatibilité, de la tension que cela glisse entre les significations et entre les êtres. Elle surgit de ce bouleversement des catégories établies et des présupposés, de ce remaniement des traces par lequel on réinterprète autrement jusqu’aux sédimentations du passé le plus enfoui, et qui fait voir le semblable, rouvre des ressemblances, libère la reconnaissance comme un présent oublié, jusque là inaccessible.

L’émotion surgit enfin non pas seulement de cette surprise heureuse de voir le semblable là où on ne le voyait pas, là où on ne l’aurait pas vu, mais de voir aussi et de reconnaître le dissemblable : car il est des moments où l’on ne peut pas se voir dans un miroir, s’y reconnaître, parce que cela ne nous apprend rien, cela ressemble trop pour être vraiment ressemblant, il nous faut une ressemblance portant une dissemblance inédite, et c’est aussi une dissemblance portant une ressemblance inédite. C’est cette discordance que Ricoeur toujours a soignée.

4. L’inquiétude de la reconnaissance

La seconde ligne que je souhaite tirer, non moins brièvement, et je terminerai par là, tient à l’existence d’une véritable inquiétude de la reconnaissance. Il ne faut pas trop vite la réduire à la vanité insatiable de reconnaissance ou de valeur dans l’opinion des autres, ni même à la demande de juste rétribution et que chacun soit exactement reconnu, ni même à l’innocence qui croit encore pouvoir être aimée par tout le monde.

C’est plutôt, radicalement, non seulement que la méprise soit toujours possible, mais qu’il n’y a pas de reconnaissance qui n’ait à se frayer la voie au travers d’une méconnaissance, jusqu’au bout. Ce qui devrait être reconnu, le soldat qui revient de la guerre, Ulysse ou le Messie, sera-t-il rejeté par mégarde à la rue ? Ou bien celui dont le retour est acclamé, est-ce justement lui l’usurpateur ? L’usurpation, la méprise, toujours sont possibles. Le doute peut faire volte-face : et si j’étais, moi, l’usurpateur ? Et si le moment de la reconnaissance était le triomphe d’un mensonge que plus rien ne conteste parce que toutes les voix sont à l’unisson ? Rien n’est plus périlleux que les larmes de la réconciliation, lorsqu’on croit enfin s’être complètement et définitivement reconnus.

La reconnaissance véritable ne s’avance pas sans pudeur, sans trembler un peu. Ricoeur en traite, entre autres, quand il considère le mélange de confiance et de non-fiabilité du souvenir :

« Peut-être avons-nous mis le pied dans la mauvaise empreinte, ou avons-nous saisi le mauvais ramier dans la volière. Peut-être avons-nous été victimes d’une fausse reconnaissance, tel celui qui de loin prend un arbre pour un personnage connu. Et pourtant qui pourrait ébranler, par ses soupçons adressés du dehors, la certitude attachée au bonheur d’une telle reconnaissance que nous tenons en notre cœur pour indubitable ? »[10].

Ici encore les exemples vécus par chacun de nous abondent, ainsi que les exemples littéraires qui peuvent nous servir d’expériences communicables : je pense à Nerval, dans sa « Sylvie » des Filles du feu, quand le narrateur, ayant placé une actrice qu’il adore dans le cadre de l’un de ses souvenirs du Valois évoquant un amour d’enfance enfui, une noble Adrienne morte depuis longtemps dans un couvent, s’entend répliquer « mais ce n’est pas moi ! » :

« Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus »[11].

Ou bien je pense à la figure de Cordélia dans Le roi Lear, qui indique assez que la vraie reconnaissance, la reconnaissance sincère, peut être manquée et méconnue. Il lui faut alors traverser une tempête, et il n’est pas sûr que l’on ne sorte pas fou d’avoir manqué la reconnaissance.

Il faut donc considérer le danger de la fausse assurance d’être reconnu alors qu’au fond on est ailleurs, ou de croire que l’on reconnaît l’autre, alors que celui-ci voudrait être reconnu autrement. C’est le danger de la fausse confiance, de la confiance forcée. On ne peut pas forcer la reconnaissance, par la lutte, ni par le travail ni par l’échange ni par le mérite. La reconnaissance comporte une part de grâce, cela arrive : il faut simplement alors savoir en être surpris, et la reconnaître. La vraie reconnaissance comporte une émotion parce qu’elle comporte une incertitude. Elle doit trouver le passage entre la recognition et la gratitude, elle doit faire coïncider un visage, un corps, parfaitement insubstituables, et une âme, un style, absolument singuliers. Le plus probable est qu’elle manque cette rencontre. Il n’est donc jamais certain, même quand on le veut de part et d’autre, que l’on parvienne à transgresser ensemble la solitude résignée. Mais quand cela arrive, par je ne sais quel zigzag[12], il y a toujours l’émotion de l’altérité traversée. C’est peut-être simplement l’effet pragmatique de la reconnaissance que d’appeler la reconnaissance, de même qu’il y a un effet pragmatique de la confiance, ou de la défiance[13]. Mais cette reconnaissance ne pourrait s’avancer indifféremment de sa réception par l’autre sans dévoiler qu’elle n’a rien de la reconnaissance que le masque ! Seule une reconnaissance qui fait voir son manque d’assurance[14] peut attester à l’autre qu’il est vraiment reconnu.

C’est en portant le trouble de la non assurance que la reconnaissance peut combattre le scepticisme à l’égard d’autrui, le scepticisme de croire la reconnaissance soit garantie soit impossible. C’est avec ce trouble que je m’adresse à Paul pour lui exprimer ma reconnaissance, même si, comme Gilberte dans sa ressemblance à Swann, certaines de ses démarches les plus propres sont devenues chez moi expressives d’idées ou de sentiment qu’il récuserait peut-être. Mais c’est justement là le point de ma plus grande reconnaissance.

Olivier Abel

Publié dans Présence de Paul Ricœur,
Académie tunisienne des Sciences, Lettres et Arts,
Tunis-Carthage 2003.

Notes :

[1] On pourrait aussi évoquer toutes les scènes de reconnaissance liées au retour (peut-on jamais revenir ?) à Ithaque — j’ai un peu examiné ce sujet dans une petite étude sur le voyage philosophique comme voyage contrarié (à paraître).

[2] Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard coll.Folio-Essais, p.63. Dans ce texte Arendt montre l’histoire comme catégorie de l’existence humaine, où la poésie et l’historiographie oeuvrent à faire durer quelque chose grâce à la mémoire.

[3] Au début Joseph pleure en cachette, il se détourne, puis « Joseph ne put se dominer : faites sortir tous mes gens, s’écria-t-il. Nul d’entre eux n’était présent quand il se fit reconnaître de ses frères. Il sanglota si fort que les Egyptiens l’entendirent : je suis Joseph, dit-il à ses frères » (Gn 45-1sq.). Et plus loin : « il se jeta au cou de son frère en pleurant » (Gn 45-14). Entre Gn 44-34 et Gn 46-29, on rencontre 6 fois le mot pleurer, sanglots, etc.

[4]  « de deux qualités qui semblaient inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle » (À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard collection Quarto, 1999, p.449.

[5] Cette allusion à une célèbre répartie du Sophiste est pour nous une évocation des dernières lignes de l’un des premiers ouvrages de Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964. La difficulté proprement platonicienne de passer entre Parménide et Héraclite, c’est de ne pas figer la reconnaissance dans un retour à l’être identique, où tout revient toujours au même, sans pour autant jeter le baigneur pensif avec l’eau du fleuve.

[6] La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.664 puis 556.

[7] Dans Les voix de la raison (Paris, Seuil, 1996), Stanley Cavell étudie les exemples chez Austin, et montre que son problème n’est pas celui de l’existence en général mais celui de la recognition, de l’identification, de la désignation (un butor, une bergeronnette). Aussi, lorsque comme il se doit le doute survient (comment le savez-vous ?) on peut répondre par des éléments de présentation de soi, d’expérience acquise, ou des faits précis, tels qu’on en vient toujours à un point où l’on a suffisamment répondu ; il est impossible et inutile d’exagérer le doute (p.93-97 et 210). La crédibilité tient à cette demande de reconnaissance. Et dans son commentaire des investigations de Wittgenstein sur les raisons que je peux avoir de croire en des choses longuement exercées ou répétées, des choses de la vie ordinaire, Cavell estime que ces « raisons » ne sont pas destinées à résoudre définitivement un doute précis, mais à éloigner le doute en quelque sorte seulement au fur et à mesure, à « faire entendre des protestations de connaissance, des supplications qu’on me tienne pour crédible » (p.325).

[8] Aristote (Ethique à Nicomaque, III-3) déjà insistait sur le fait que la demande de pardon devait être « sincère », or l’émotion est ici un des principaux indices de la sincérité de la reconnaissance. On trouve cet indice porté au rang de « preuve » au procès de Nüremberg, lorsque pour « établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles » (Christian Delage, « L’image comme preuve, l’expérience du procès de Nuremberg », Vingtième siècle n°72 oct-déc 2001, p.65 sq.), les juges firent usage de films, et n’hésitèrent pas à mettre en scène les dignitaires nazis face à l’image, pour les obliger à réagir, à sentir ce qu’ils avaient fait.

[9] Je tiendrai donc en réserve l’immense dimension de gratitude que comporte la reconnaissance, mais je crois que la reconnaissance accomplie passe par la gamme entière, y compris par tout ce qui circule sous la forme d’objets, de partage des choses de l’espace et des tâches, de petits présents ou de dons. Il ne faut par exemple pas sous–estimer le rapport entre la chose échangée, donnée ou prêtée, et le type de reconnaissance qu’elle engendre. Marcel Hénaff (Le prix de la vérité, Paris, Seuil, 2002) a raison à cet égard de distinguer entre le don qui scelle la parentèle, la proximité ou l’accueil de l’étranger, et définit une sphère de la reconnaissance (dont les évaluations sont variables), et l’échange marchand où l’on vend un bien pour ce qu’il vaut et non pour la reconnaissance qu’il véhicule (les évaluations sont fixes). On peut remarquer qu’il y a une variation concomitante entre la part du don ou de la perte, et la part de l’échange mesuré par l’équivalence. Nous serions aujourd’hui dans une société d’échange et de rétribution, mais qui ne fait pas assez place à la dimension du don, de la perte ou de la grâce. Cependant il me semble essentiel que la reconnaissance passe par la gamme entière, et de voir que son amputation, par un bout ou par l’autre, rend chaque limite folle, il en faut de plus en plus. On n’est plus jamais assez reconnu.

[10] La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.557. L’image de la volière vient de Platon, qui dans le Théétète, compare la mémoire à une volière ou à un colombier, où les colombes changent de place sous la main. Celle de l’arbre se trouve dans la logique d’Abélard, mais je ne sais pas où Ricoeur l’emprunte.

[11] Nerval, Les filles du feu, Paris, Seuil, coll. L’école des lettres, 1992, p.205.

[12] Ce zigzag est sensible par exemple dans l’écart entre le désir de désirer l’autre, qui n’est pas sûr de rencontrer le désir de l’autre d’être désiré et de l’être par moi, et le désir d’être désiré par l’autre qui n’est pas sûr de rencontrer le désir de l’autre de désirer et de désirer moi —j’évoque ici le désir amoureux, mais comme une figure assez représentative du désordonné de la reconnaissance.

[13] Il y a une défiance préventive qui appelle la défiance, et dont les effets justifient les motifs d’avoir été défiant. Il y a une confiance a priori qui suscite la confiance. Charles Renouvier écrivait qu’il fallait, « pour rendre le monde bon, le croire bon ». Cet effet de confiance réduit la complexité interminable des ajustements qui conditionnent l’action ou la parole. Reconnaître autrui favorise la faculté d’autrui à me reconnaître.

[14] L’apôtre Paul, sommé de présenter des preuves de sa crédibilité, répond en protestant « mes lettres de recommandation, mais c’est vous » (seconde épître aux Corinthiens, 3).