Quelques remarques introductives pour commencer, sur notre situation et ce que nous cherchons. Car le contexte a changé et nous éprouvons puissamment le besoin de nous associer à nouveau, même si nous ne savons pas bien quelle forme cela peut prendre.
Notons d’abord en bref que la situation de notre société est celle d’un éboulement généralisé, par lequel de nouveaux problèmes plus massifs apparaissent avant qu’on ait résolu les vieux problèmes. Et la tentation est alors de se retirer un par un d’un monde considéré comme inextricablement méchant. Comment de « l’éboulement » même faire une occasion de frottements, d’élargissements, d’associations ? Comment encore dire « nous » ? Qu’est-ce qu’une parole, qu’un agir, qu’un penser collectifs ?
Dire « nous » a quelque chose d’épique, or nous nous méfions désormais de l’épopée comme d’un Grand Récit qui casserait tous les œufs au profit de l’omelette d’un seul grand projet, d’une espérance monodrome, d’une interprétation unifiée de la réalité. Mais justement, il s’agit de dissocier l’épique de ce genre « grand récit », pour l’associer au genre des récits pluriels, à plusieurs voix, pour l’associer à un genre de parole, d’action et de pensée qui fasse place et droit à la pluralité éventuellement conflictuelle des points de vue. Ce que j’appelle « différer ensemble ».
Dernière remarque introductive : il me semble que ce que nous cherchons, dans l’église comme dans la cité (mais ces mots sont déjà trop durcis, trop prédéfinis, il faudrait qu’on ne sache presque rien de ce qu’ils veulent dire et qu’on ait tout à trouver ou inventer), ce sont des espaces et des moments où nous puissions apparaître, nous montrer, montrer les uns aux autres qui nous sommes et de quoi nous sommes capables, avant de nous effacer dans le cercle pour laisser place aux suivants. Et cela sans cesse, mais de multiples façons, sur de multiples registres. C’est pourquoi le cœur de mon propos est de traiter nos situations de manière « rythmique », d’apprendre à mieux apparaître et disparaître ensemble.
Je vois trois registres, trois façons de dire « nous », trois formes de communauté, et aussi trois modalités de communication, que nous pouvons tresser librement selon nos affinités, mais sans exclure l’un ou l’autre des différents brins.
Le premier est celui de la commune éphémère, qui apparaît comme un champignon sur un réseau, par le rassemblement et l’engagement provisoire de plusieurs forces sur une question, sur une situation, sur une action, sur une urgence. Le réseau est ici un réseau d’alerte, qui permet d’abord de « sentir » à plusieurs, qui élargit notre capacité à recevoir, à partager, à comprendre nos expériences. La « commune », un peu comme la figure de la secte selon Troeltsch, entretient avec le monde commun un rapport polémique, c’est un camp provisoire de militants, qui se tient en marge du monde et le conteste. Il y a quelque chose d’insurrectionnel, de prophétique chez ceux qui rejoignent de telles communes. Ils doivent prendre garde à ne pas se considérer comme des « saints », et à ne pas diaboliser les autres, et notamment les institutions. Sinon, ils n’auront plus de force au jour où la résistance sera la seule forme de « présence au monde ».
Le second est celui de ce que Troeltsch appellerait l’institution : le mot nous fait peur, l’institution a deux significations qu’elle doit articuler, et qui sont toutes deux indispensables. La première est d’autoriser la relève des générations, ce qui suppose une transmission forcément paradoxale car on ne transmet jamais ce qu’on voudrait transmettre, mais on doit justement tenir compte, comme le notait Walzer à propos des puritains de la Révolution anglaise que « les enfants des saints ne sont pas forcément des saints ». La seconde est d’installer les meilleurs différends, les désaccords les plus expressifs, de les rendre durables et même féconds. Cela suppose d’internaliser les conflits, de former des personnes qui sont capables de porter en elles-mêmes davantage de conflictualité, de pluralité. A travers ces notations on comprendra que pour moi l’institution est le théâtre politique ou ecclésial par excellence, et non l’appareil gestionnaire auquel on l’a souvent réduite, qui voudrait tout maîtriser.
Le troisième est plus difficile à distinguer, car il a beaucoup à voir avec l’effacement, la disparition. Il me semble par exemple que les figures de l’incognito par lesquelles l’action du christianisme social s’est diluée dans la société au point qu’on la perde de vue sont à rattacher à ce mode là, qui est dans le même temps le plus mystique (pour continuer avec la terminologie de Troeltsch), au sens où les cercles de silence sont aussi des cercles de prière, de veilleurs. En tous cas ce sont des cercles qui acceptent de se dissoudre. Par opposition au discours militant du Réveil, cette forme de piété à la fois très individuelle mais aussi très mêlée au monde, comme perdue dans un monde tout entier aimé de Dieu, me semble porteuse de l’acceptation qu’il y a aussi un temps pour dormir. On peut décliner de manière heureuse, et d’ailleurs on peut quitter l’église non par insuccès mais par trop grand succès : on a compris, on n’en a plus besoin. Dans l’incognito, on se dévoue à autre chose que soi-même, on s’oublie.
Il me semble que nous aurions intérêt à bien rythmer les trois formes, à bien tresser les trois modes, ou en tous cas à comprendre que d’autres puissent avoir besoin d’autres modalités, qu’on n’en soit pas tous et toujours sur la même longueur d’onde. La revue Autres Temps a eu la force de mettre fin à une série qui durait depuis plus d’un siècle. Mais peut-être nous faut-il penser des apparitions et des disparitions plus modestes et plus nombreuses ! Quelque chose qui disparaît souvent existe bien autant que quelque chose qui apparaît souvent… En tous cas ce sont là quelques uns des éléments que je voulais apporter au débat.
En guise de conclusion, je propose deux travaux pratiques dans lesquels nous sommes déjà engagés et pour lesquels j’appelle les volontaires à nous rejoindre.
D’une part nous pouvons continuer à écrire et faire paraître les « cahiers du christianisme social » dans la revue « Foi et Vie », au rythme d’un numéro tous les deux ans, d’une manière plus fédérée, en réseau. Les parutions antérieures ont porté sur le Pétrole, la Prison, le Libéralisme, la Fidélité, et sur chacun de ces sujets nous avons déposé des textes qui sont autant de pierres d’attente pour un « christianisme social », aujourd’hui. A vous tous, en fonction de vos actions et de vos expériences, de proposer et de prendre en main les questions qui vous tiennent à cœur.
D’autre part il nous faut poursuivre la numérisation des « revues du Christianisme social », en lien avec le projet Persée du Ministère de la recherche qui a accepté de le faire pour nous, à condition que nous leur apportions des collections complètes, et que nous validions leur travail. Depuis T.Fallot et Ch.Gide jusqu’à Casalis et Ricœur, c’est un trésor de plus de 100 ans de revue qui sera ainsi à la disposition de tous. Merci de nous aider à faire ce travail.
Olivier Abel