« La religion et la foi »

On le voit dans l’évolution de nos radios, de nos télévisions, chaque confession se replie sur son cœur de cible, sur ses seules forces, sur son identité. Et pourtant on aurait bien besoin de cette conversation, de cette fraternelle correction mutuelle sans laquelle nos vertus mêmes deviennent démoniaques. Entre catholiques et protestants, j’ai perçu beaucoup de ces dialectiques vertueuses, par lesquelles nous avons besoin les uns des autres. Ici je voudrais examiner les rapports entre la religion et la foi.

Un des grands combats de la modernité protestante a été celui de la foi contre la religion. La Réforme de Luther et Calvin déjà, pointant la nature idolâtre des hommes qui ne cessent de se tailler des dieux à leur image, tablait sur le dépérissement progressif de la religion. Il fallait d’ailleurs purifier la foi de tous les mélanges avec la politique, la morale, la philosophie, etc et revenir au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il fallait revenir à la foi comme pure confiance en Dieu, comme pure confiance en sa Parole qui nous traverse. Prise dans le mouvement de la sécularisation et des migrations, la foi n’a cessé ainsi de se détacher de la culture, de se déterritorialiser. Elle est devenue l’objet de décisions individuelles et subjectives qui rompent avec leur tradition, mais qui risquent ainsi peu à peu de se retrouver incultes — incultes de leur propre tradition religieuse, de leur propre épaisseur de langage et d’histoire. On voit bien la vieille religion qui est dans l’œil de son adversaire, mais sans voir celle qui est dans le nôtre ! D’où l’apparition, dans un monde que je n’hésite pas à qualifier de post-chrétien, d’un fondamentalisme ou d’un « pentecôtisme » sans racine, comme tombé du ciel. D’où cette rhétorique perpétuelle de la décision, de la conversion, de la nouvelle naissance, qui n’est plus au bout du compte qu’un présentisme sans fidélité ni espérance.

De l’autre côté, après des siècles de critiques de la religion, nous avons eu une nouvelle génération de travaux qui en ont fait l’éloge. Depuis les études de René Girard sur La violence et le sacré jusqu’à ceux d’une certaine psychanalyse, nous avons découvert qu’il n’y avait pas de société sans un certain nombre de processus religieux fondateurs. C’est toute une tradition issue de la Restauration qui est ainsi réhabilitée, où il n’est pas question de foi, dans le sens de cette décision individuelle à laquelle nous l’avons réduite, mais d’appartenance à une culture. On peut très bien pratiquer la religion majoritaire d’un pays par culture, sans états de conscience et sans trop y croire : l’important est de transmettre les cadres. C’est ainsi que je rencontre de plus en plus souvent des catholiques qui, à l’instar jadis de Charles Maurras, sont des ultra-catholiques athées, dont le catholicisme est la culture. Je dis ultra-catholiques au sens où dans le contexte post-chrétien qui est le nôtre, la religion devient identitaire et intégriste, réduite à son apparat culturel, ou à des bouts de rituels sécularisés et dépourvus de toute inquiétude théologique. Les français seront alors catholiques, comme d’autres seraient juifs, les turcs sunnites, ou les américains protestants, parce que ce serait le fond inconscient de leur culture, quelque chose comme leur système immunitaire. Le préjugé le plus répandu est alors que chacun pense que sa religion n’est pas vraiment « croyable », mais qu’elle est quand même la moins mauvaise !

On comprend aisément ici où je veux en venir. La foi sans la culture est monstrueuse, et vire au fondamentalisme inculte. Mais la culture sans la foi l’est aussi, et vire à l’intégrisme identitaire. Le plus grave est que nous sommes un peu partout désormais pris en cisaille entre le Charybde d’une foi sans racine et le Scylla d’une religion morte. Un peu comme si l’on croyait à la possibilité d’une parole pure, qui surgirait sans s’appuyer sur aucune langue, ou à la possibilité d’une langue qui pourrait se poursuivre alors que plus personne ne la parle vraiment. Comme si l’une n’avait pas toujours besoin de l’autre.

Olivier Abel

Paru dans La Croix 11/3/10