Le oui de Paul Ricœur

Le oui de Paul Ricœur

 

Entouré de ses livres et de ses souvenirs, le philosophe Paul Ricoeur veille. Toute sa vie, il a parcouru le monde pour questionner les penseurs de son temps. Mais son double, sous les traits d’une chouette, vient se poser sur son épaule, et l’invite au plus grand des voyages : prendre le chemin du consentement, et se dire enfin oui à lui-même.

Ce texte est à lire avec les illustrations de Eunhwa Lee.

 

  1. Le soir tombe sur Châtenay-Malabry, non loin de Paris. Au rez de chaussée d’une grande maison, à la porte d’un beau parc, les lumières du salon sont éclairées, un philosophe veille.
  2. Il s’appelle Paul Ricœur. Il a traversé plusieurs époques, avec leurs horreurs et leurs joies, que les générations suivantes ne comprennent pas toujours très bien. Il a enseigné dans des langues, des universités, des pays différents. Il a sillonné le monde. Mais aujourd’hui il est vieux, bien vieux.
  3. Sa vie durant, il a questionné les penseurs de son temps. Il a accueilli des centaines de visiteurs, d’étudiants, de collégiens. Chacun d’entre eux s’est senti approuvé d’exister, encouragé à penser par lui-même. Maintenant c’est le soir, et Paul Ricœur est seul parmi ses livres. Le roi Lear a glissé à terre, où il a rejoint Le Parménide, Antigone, la Critique de la faculté de juger, et une vieille Bible bien lue, bien usée, elle aussi. Ricœur est un grand lecteur, il n’a cessé de lire et de relire. Il ferme les yeux.
  4. Au mur du salon est suspendu un tableau de Rembrandt, et sur les meubles, partout, il y a des livres, ainsi que des figurines de chouettes rapportées du monde entier. Paul Ricœur regarde parfois ces variations sur le thème de la chouette. Elle est le symbole d’Athéna, la déesse de la sagesse, un animal philosophe qui prend son envol au soir, à la fin du jour, et comme en retard, après coup. Mais si ces  figurines ont en commun d’être des chouettes, elles varient par leur taille, leurs formes, leurs matières, leurs styles. Il y a tant de façons d’être chouette !
  5. Par les portes ouvertes dans la pénombre, on voit la chambre à coucher, le bureau, et d’autres cercles de livres, d’autres chouettes aux yeux écarquillés. Paul Ricœur ressemble lui-même à une chouette, avec ses lunettes rondes et son air toujours étonné. Lui aussi, il a toujours été en retard, ou en avance, un peu décalé, avec cette présence incertaine de ceux qui reviennent de longs voyages. Serait-ce pourquoi toute sa vie, il a fait dialoguer les absents, les grands absents des temps passés ?
  6. Paul Ricœur commence à s’assoupir quand soudain, une chouette se pose sur son épaule. Mais est-ce une chouette ? Il ferme les yeux, les rouvre, il doit avoir de la fièvre.  Mais la chouette reste là, fermant et ouvrant les yeux en même temps que lui.
  7. Et voici que le cercle des livres se transforme en cercle d’ombres. Ils sont  là, tous ceux qu’il a fait parler au long de ses livres, par dessus l’épaule des siècles : Aristote répondant à Augustin, Kant répondant à Hegel et Heidegger, Platon répondant à Sartre et Levinas, Arendt répondant à Kant et Platon, dans un carrousel infini.
  8. Parmi ces ombres, il y a celles de ses chers disparus, qui reviennent toujours. C’est son fils Olivier jeté hors de la vie, et voilà l’affreux mystère de la mort, lorsqu’une personne qu’on aime semble être morte pour rien. C’est sa fidèle épouse Simone, si dévouée, avec son brin d’ironie bienveillante, et voilà la merveilleuse énigme de l’amour. Ce sont aussi d’anciens élèves avec lesquels la conversation a été interrompue : le philosophe Derrida, d’autres encore, Levinas, Gadamer, de vieux adversaires, des amis. Pourquoi sont-ils morts avant lui ?
  9. Le cercle des disparus se rassemble autour de Paul Ricœur, le protégeant d’une nuit trop vaste. Il ouvre les yeux, tend la main, il voudrait les toucher. Mais les ombres glissent entre ses doigts. La chouette sur son épaule chuinte : où ? où où ? Les morts n’existent pas, lui dit-elle. C’est toi, tout cela, toi qui leur as prêté vie, qui en as fait tes personnages. Mais non, proteste-t-il, ils ont existé, j’ai leurs traces dans ces livres, dans leurs lettres, dans ma mémoire. Ce n’est pas moi, c’est bien eux, c’est bien lui, c’est bien elle !
  10. Caverne que tout cela, répond vivement la chouette. Où est le vrai monde ? Tout va s’évanouir, il n’y a que toi, tu es seul, et toi aussi tu vas bientôt disparaître. Le vieux philosophe se redresse, avec un sourire espiègle : Mais si je disparais, c’est bien que j’existe ! Ce n’est pas la mort le plus grand mystère, c’est la naissance. Aussi loin que je me souvienne, je suis déjà né. Je ne peux penser sans reconnaître tout ce qui me précède, mes parents, ma langue, bref ma condition.
  11. Et puis je n’ai rien choisi. Après tout j’aurais pu être une chouette comme toi, avoir d’autres parents, un autre nom, un autre corps… Pourquoi suis-je moi ? La question n’est pas d’accepter de mourir, mais d’accepter d’être né, se dire oui à soi-même.
  12. Toi-même ! s’exclame la chouette. Mais qui es-tu, sinon tout ce que tu as emprunté ou reçu des autres ? Qu’est-ce qui vient vraiment de toi ? En plus tu n’as jamais cessé de changer durant ta vie. On ne sait pas où ? où où ? tu es vraiment. Ecoute ! tu exagères sans cesse, et d’ailleurs tu te contredis. Tout à l’heure tu prétendais qu’il n’y avait que moi, et maintenant il n’y a que les autres ! Mais pour rencontrer les autres il faut bien être soi-même quelqu’un, et réciproquement.
  13. Tu dis que la mort n’est pas la question, et pourtant tu as toujours connu le deuil, fait la chouette en grimpant sur l’épaule de Paul Ricœur. Ta mère est morte presque à ta naissance, tu as perdu ton père à la première guerre mondiale, en 1915, quand tu avais deux ans. Élevé avec ta sœur Alice par vos grands parents, tu t’es jeté sur les livres, qui te semblaient comme les traces des disparus, sortes de belles au bois dormant que la lecture seule pouvait ramener à la vie. Toute ton enfance tu as fait le pitre pour amuser les autres. Mais ta sœur est morte de la tuberculose, et tu as compris alors que rien ne justifie, ni ne mérite, ni ne compense le malheur.
  14. Étais-tu déjà avec moi, créature ailée de mes songes ? Mais alors, chouette, es-tu mon double, un démon qui me fait douter de tout, ou bien un ange venu pour éprouver ma confiance ? Tu sais, alors, que jamais je n’ai séparé l’affirmation du questionnement, la confiance du doute, l’approbation de la critique, de même que jamais je n’ai séparé la joie de la tristesse. Je ne connais pas l’un sans l’autre.
  15. C’est vrai, tu as souvent ces alternances de la gaîté et de la mélancolie, mais c’est peut-être une question d’estomac, simplement ? Plusieurs fois j’ai eu peur pour toi, mais tu as une incroyable capacité de guérison. Tu as  goûté la vie avec un étonnant appétit. D’où ? où où ? te vient alors cette mélancolie ? Les nuits trop longues ? Ton enfance solitaire ? Le temps qui passe, irréversible ? Mais ce qui irréparable, c’est la vie elle-même, avec son joyeux bourgeonnement ! C’est là le paradoxe, on ne peut pas séparer la naissance du deuil.
  16. Pourquoi toujours tout compliquer ? dit la chouette en ouvrant les ailes. Pourquoi chercher des équilibres délicats qui tiennent compte de tout ? Tu sais bien que tu n’y arriveras jamais. On dirait que tu veux être aimé du monde entier ! J’y ai bien renoncé ! Mais je croyais moi-même pouvoir tout aimer, tout approuver, tout comprendre. N’est-ce pas là le difficile chemin de l’adolescence ? N’est-ce pas ce moment extraordinaire où l’on croit pouvoir tout embrasser, sans avoir à choisir parmi les possibles ? Longtemps j’ai joué du piano, multiplié les engagements, et essayé un peu tous mes talents. Puis ma question « pourquoi suis-je comme je suis? » s’est changée en affirmation : oui, que je sois ainsi ! C’est en creusant sa propre limite qu’on touche à l’infini !
  17. J’ai cru aussi que la guerre n’aurait pas lieu, qu’il suffisait de mieux expliquer, de mieux traduire. Que la mort de mon père dans les combats sur la Marne, et tout le reste, n’était qu’un absurde et atroce malentendu. Et quand j’étais prisonnier de guerre, de 1940 à 1945, loin à l’est de l’Allemagne, je me suis efforcé de traduire  en cachette, un livre important du philosophe juif allemand Husserl. Je voulais préparer  la paix à venir sur une compréhension mutuelle.
  18. Je n’avais pas pris la mesure du désastre nazi, l’ampleur d’un mal qui n’était pas seulement moral et individuel mais collectif et politique. Bien tard j’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer de l’extérieur les violences et les mensonges. Il faut aussi s’engager en politique, soutenir les institutions légitimes, ne pas les abandonner au « méchant ».
  19. Dis donc, cela ne t’a pas réussi, ce respect des institutions ! Souviens-toi lorsque, après 1968, tu avais accepté d’être Doyen de l’Université de Nanterre, comment des étudiants t’avaient coiffé d’une poubelle ! Mais justement, je cherche désormais cette sorte de sagesse : ne plus seulement considérer les grandeurs, voir aussi ce qui est bas, ce qui est commun, et même ce qui est drôle ! Ne plus croire à une réconciliation générale des points de vue, mais accepter qu’il y aura toujours des désaccords, des décalages, des conflits. Comprendre qu’un conflit souvent en cache d’autres. C’est pour cela que je complique tout, comme tu dis.
  20. Tu compliques tout, parce que tu voudrais dire oui à tout en même temps. Mais sais-tu ce que tu veux finalement ? Vieille question ! Sais-tu que c’était le sujet de mon premier livre ? Il s’agissait de la volonté, et je me demandais si nous sommes les maîtres de notre corps, de nos émotions. Je voyais bien que pour vivre il nous faut dire oui à des choses que nous n’avons pas choisies ni décidées. Et puis, tu te rappelles, c’était juste après guerre, une époque de révolte, d’insurrection, de résistance, où il semblait que le premier mot devait toujours être le « non ». Mais pour dire non il faut pouvoir dire oui.
  21. Aux dernières pages de ce livre, je voulais dire oui à ma venue au monde, tel que je suis, parmi d’autres, alors même que ce monde me paraissait injuste, inacceptable. C’était vers Pâques 1948, j’étais professeur de philosophie au Collège Cévenol, sur les hauts plateaux entre l’Ardèche et la Haute-Loire, au Chambon sur Lignon.
  22. Te souviens-tu du vélo que tu avais emprunté ? Tu ne savais plus à qui, tu l’oubliais d’ailleurs n’importe où ! Et te souviens-tu du petit train à vapeur, de la micheline qui lançait son appel en arrivant ? Le matin c’était pour moi le signal d’aller dormir. On étudiait dans des baraques en bois, chauffées par des poêles. Les élèves arrivaient, filles et garçons, en sabots ou en galoches, et ils enfilaient des chaussons. À la belle saison,  j’enseignais dehors, sous un grand pin, les élèves assis autour. Je me souviens de chacun de ces visages penchés, comme d’autant de promesses. On sortait de la guerre, et de temps tellement sombres ! Tout était simple, presque pauvre, mais j’aurais voulu leur offrir un monde nouveau.
  23. Tu étais si absorbé tout en leur parlant que tu oubliais les sonneries et les récréations. Heureusement tu les faisais rire par tes plaisanteries et tes grimaces ! Tu me ressemblais déjà beaucoup… Au Chambon sur Lignon, on avait caché des enfants juifs pendant la guerre. Et même si quelques uns ont été pris et sont morts en déportation, près de six cent ont ainsi été sauvés. Mais ces enfants sauvés ne pouvaient nous faire oublier les millions de jeunes vies fauchées par la guerre, l’abominable méchanceté et lâcheté humaine ! Oui, les temps sombres ne sont jamais loin. Il faut habituer notre regard à leur nuit pour agir en plein jour.
  24. Le soir tu te promenais dans les chemins perdus des forêts enneigées. Tu n’avais pas peur des chouettes! Tu te voyais sur une mer sans étoiles, traversant l’océan des arguments, pour exercer ton courage face aux brouillards de la souffrance absurde !Certes ! soupire Paul Ricœur. Comment oublier que les hommes peuvent faire leur propre malheur ? Comment penser la volonté sans la culpabilité, mais aussi la responsabilité sans la faiblesse ? Les humains ont ce double visage de liberté et de fragilité, il ne faut jamais en oublier un.
  25. Et si l’on ne peut passer son temps à expliquer le mal, on doit quand même tout faire pour l’empêcher et réparer ce qui peut l’être. Restent ces malheurs qui dépassent nos possibilités de comprendre et d’agir, et face auxquels il ne nous reste que la plainte. La lumière de Pâques, la grande espérance ouverte par la Résurrection, me semblait alors si loin, comme un sommet impossible, incompréhensible…
  26. On dirait que tu es un philosophe chrétien ! Si tu le dis… Mais ce que je viens de formuler, il me semble qu’un bouddhiste pourrait le redire autrement, un juif, un athée aussi. Et pour ma part je suis d’abord un philosophe, tout court, qui s’interroge, et puis, par ailleurs, un chrétien qui parle la langue de la philosophie, comme Rembrandt que voici est un peintre, tout court, et un chrétien qui parle la langue de la peinture — car c’est son talent et son métier. Mais il m’arrive d’être perdu, incertain. Et Dieu est tantôt cet autre tellement lointain que je ne peux le comprendre, tantôt le très proche que j’aime et qui me bouleverse de l’intérieur. 
  27. Tu fais toujours pareil, tu veux tout distinguer, et ensuite tu rapproches les pensées au plus près mais sans jamais les confondre. Tu installes partout des tensions. Parole de chouette, elle n’est pas très reposante, ta philosophie, toujours à chercher on ne sait quoi.
  28. Le plus difficile à équilibrer dans la vie, c’est bien de savoir dire non et de savoir dire oui. Le non total de l’homme révolté comporte au fond un oui total. C’est trop entier, trop simple, et c’est pourquoi il faut aller plus loin dans le jeu délicat du refus et du consentement.
  29. En vérité, pour me dire oui à moi-même, pour dire oui au monde, il faudrait suivre la voie lactée, passer sur une ligne de crête lumineuse entre plusieurs vertiges, et par plusieurs mondes, ou plusieurs abîmes. Mais j’hésite aujourd’hui sur ce chemin. Je suis comme aux portes du jour et de la nuit, et je n’ai pas le courage de recommencer seul ce voyage.
  30. Alors laisse-moi te raconter ton chemin vers le oui, puisque j’étais là, s’exclame la chouette en virevoltant autour du philosophe. Je me souviens de tout, je te guiderai. Nous prendrons ensemble ce chemin du consentement, ce chemin des limites. Ce soir encore, combien allons-nous traverser de mondes !
  31. Regarde, une comète ! Elle abrite ces philosophes de tous les siècles qui disputent du sens de la vie ! Peut-être ne sont-ils simplement pas d’accord sur ce que c’est que dire non ou oui ?
  32. Et là, sur le chemin, le monde de ceux qui ne voient que le bien : comme ils ont l’air confiants! Et derrière, le monde des juges, qui s’opposent au mal et ne voient plus que lui ! Et enfin, le monde de la sagesse pratique, où l’on sort du conflit en relativisant son point de vue par rapport à celui des autres !
  33. Voici des galaxies qui interprètent de façons diverses la lutte pour la vie… Est-ce une épopée, une sorte de combat entre frères ? Est-ce une tragédie où chacun est enfoncé dans son droit et sa douleur, jusqu’à la mort ? Ou bien encore une comédie absurde ?
  34. Et qu’elle est belle, la constellation des grands textes de la Bible, avec tous ses récits, ses lois, ses prophéties, ses proverbes, ses louanges ! Il me semble que ces lignes d’étoiles sont autant de manières de nommer Dieu, mais aussi de nous déplacer et de nous comprendre nous-mêmes… Merci de m’accompagner ainsi, et est-ce la fièvre, sais-tu, je suis maintenant vraiment curieux de redécouvrir avec toi ce chemin vers le oui. Pour traverser jusqu’au bout cette longue nuit  j’ai besoin de savoir à quoi je dis non, et à quoi je consens.
  35. Nous y arrivons ! Tout commence par la tentation de se couper du monde, le refus de jouer le jeu de la vie. Mais n’est-ce pas déjà une manière de revenir vers notre terre, d’aimer la vie tout autrement ? Sur ce chemin, le premier monde que l’on rencontre est alors celui des stoïciens. C’est le monde où vivent ceux qui choisissent la voie étroite, et à chaque embranchement la plus grande difficulté. C’est bien ce que tu as appris, je crois !
  36. Ce monde est comme une planète très pure et simple, loin des petites affaires humaines. On y est un passant dans les étoiles, qui jamais ne s’attache à rien. C’est un monde où chacun prend sa vie à distance, de loin, comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre. Les formes y apparaissent claires et distinctes, glaciaires, minérales, cristallines, parfaites. C’est un monde lumineux, silencieux, à l’écart des autres, un monde de solitaires. Pour y habiter il faut le courage de se séparer, de s’affronter, d’être vraiment soi-même. Mais on s’y trouve alors isolé, crispé, refusant de céder, comme un rocher battu par les vents. Et cela peut devenir le monde de l’exil amer, du mépris pour notre terre en perpétuel changement.
  37. J’ai autrefois rencontré Marc-Aurèle et les autres stoïciens, qui habitent ici : ils méprisent les choses de notre monde, mais ils admirent l’univers dans son ensemble. Ils se savent dans le Tout. Ce que j’aime, c’est qu’ils restent des citoyens de l’univers même quand tout semble s’effondrer autour d’eux.
  38. Mais la limite des stoïciens, disais-tu, c’est de croire que l’on peut être bon tout seul. Ils ne savent pas vraiment dire oui, et ils voient notre terre de très loin. Alors, envolons-nous vers un autre monde, par ce grand abîme, où nous plongeons dans un prodigieux océan. On y arrive à l’inverse en descendant par une voie de plus en plus large, où toutes les facilités nous conduisent.
  39. C’est le monde de l’orphisme, réglé par le cycle infini du devenir où s’embrassent la mort et la vie. C’est une oeuvre majestueuse où la ruine, la perte, la souffrance semblent toujours surpassées en quelque autre être qui prend la relève. Chaque goutte de ses mers scintille de la vie entière qui peut s’y déplier. C’est déjà le Royaume de la vie éternelle.
  40. Pour habiter ce monde, il s’agit d’exister en se dévouant à d’autres que soi, de participer, de se perdre dans le flux de la vie. Ce n’est pas le meilleur des mondes possibles, mais simplement un monde incomparable, unique par la densité de tout ce qu’il contient. Il a cette bonté sans degré qui est le oui de l’être. Sa bonté, c’est qu’il soit. Tout y est bon, chaque chose dans le moindre détail, avant qu’elle ne s’efface à son tour pour laisser place aux autres. Oui, que c’est beau la vie ! « Être ici est une splendeur », comme dit le poète Rilke. Chaque vie a son heure pour applaudir, et son heure pour être applaudie d’exister. Les lumières et le chant qui viennent de la mer sont autant de promesses de bonheur.
  41. D’accord, mais tu disais que la poésie de ce monde recèle une grande tentation : celle de nous perdre nous-même dans cet océan de l’universelle métamorphose. Dans un tel monde, le oui est excessif, il ne sait plus protester ni résister à rien. Si nous nous attardons ici, pourrons-nous jamais revenir chez nous, où ? où où ?
  42. Justement, pour apprendre à dire oui, il faut chaque fois trouver le chemin entre l’exil glacé des stoïciens et le vibrant royaume de l’orphisme, comme en équilibre entre ces deux vertiges. Mais qui peut vivre entre un oui purement recueilli sur lui-même et un oui dilaté et insouciant de soi ? Entre un oui fermé qui ne dit pas assez oui, et un oui trop ouvert qui dit oui à n’importe quoi ? Qui peut échapper à la fois au mépris amer et à l’ivresse de la métamorphose? Le chemin vers le oui à notre monde semble bien incertain, et à jamais inachevé. C’est pourtant ainsi que nous la retrouvons, notre terre, et j’aperçois déjà le sommet de mon cher mont Mézenc, qui domine toujours l’horizon du Chambon sur Lignon !
  43. Tu as raison ! Nous revenons vers les confins de notre monde !
  44. Vois cette grande croix de fer au sommet. C’est pour moi un signe de l’espérance, je veux dire de la limite. C’est là que nous détournons notre regard de l’au-delà pour revenir vers notre monde ordinaire. De ce point extrême, nous approuverons le monde et accepterons d’être ce que nous sommes, mais selon l’espérance, car l’attente dure encore, il y a des choses terribles qu’on ne peut accepter, et rien n’est fini. Nous serons parmi les autres, peuple marchant dans la nuit.
  45. Oui, parole de chouette ! Mais c’est bien encore le chemin du poète Orphée après qu’il ait perdu son épouse Eurydice : descendu au séjour des morts pour la ramener à la vie, il l’a vue disparaître pour s’être trop tôt tourné vers elle et avoir voulu la prendre entre ses bras. Et pourtant, en revenant à la vie sans Eurydice, Orphée s’écrie que le monde est bon !
  46. La nuit s’achève et bleuit, l’aube approche. Si nous restions un moment à nous promener sous les arbres ? Il fait doux, cela te fera du bien de respirer, tu as encore un peu de fièvre. Tiens, ta canne est là. Quelque pas seulement alors, car tout est sombre encore. Que le monde est bon, je ne le vois pas : je l’espère dans la nuit. Peut-être cette timide espérance ne mène-t-elle à rien. Mais je crois que l’impasse fait partie du chemin, qu’elle est le point où l’on se retourne pour repartir.
  47. Vois : le peuple de tes disparus se disperse, où sont-ils ? Moi-même je m’efface, où ? où où ? suis-je ? Puis-je te laisser avec cette question ? Je crois qu’ils attendent d’être réveillés par la parole et rendus vivants par l’interprétation. Un peu comme un acteur, un musicien réveillent un vieux texte, une partition qui nous touchent encore  aujourd’hui. C’est par la parole que nous rendons présents ceux qui ne sont plus là.
  48. Ma vieille chouette, si tu m’accompagnes encore un peu, tu verras les cercles de mes bibliothèques, tout ce que j’ai lu et voulu lire, pour chacun des livres que j’ai écrit. Les auteurs passés attendent notre lecture. Je sais qu’une seconde vie m’aurait donné le temps de lire d’autres livres : de nouvelles œuvres auraient ainsi poussé en moi. Mais cela aurait-il été moi ? Tout ce que je peux, maintenant, c’est offrir aux autres mon désir de vivre, je veux dire mon désir de rendre vivant ce que j’approche, de saluer l’existence des autres.
  49. Une alouette s’élance dans le ciel de l’aurore. Paul Ricœur se rappelle une méditation du philosophe Kierkegaard sur les oiseaux du ciel, qui ne travaillent pas. Il songe en roue libre, il ne travaille plus. Il voudrait juste penser la gratitude, oui, dire simplement merci d’exister.

Olivier Abel

Publié dans la collection Les petits Platons, Paris 2010